L'autre jour,
je disais que ce journal me servait à prendre
ma vie en photos. Mais en ce moment, il me sert
surtout à éponger mes pleurs. Sans
ce journal-éponge, le sol à mes
pieds ne serait qu'une flaque de larmes. Mais
aujourd'hui je vais faire une petite parenthèse,
histoire de parler un peu d'autre chose que de
mes déboires, ça me fera le plus
grand bien. Et puis les gens qui me lisent pourront
se dire "Tiens ! Pour une fois qu'elle est
pas en train de chialer celle-là !"
J'ai l'impression que certaines histoires se reproduisent
infiniment, d'une façon ou d'une autre,
à court ou à long terme. Chacun
les a vécues, et chacun les vivra encore.
Ainsi il y a un peu plus de deux ans, un soir,
j'avais décidé d'emprunter un bus
au hasard, vers un point non défini, pour
le simple plaisir de me laisser bercer par le
ronron du moteur. J'étais assise tranquillement
au fond, sans mon chien Adonis puisque c'est interdit,
nous étions en plein hiver. Un peu plus
tard je suis descendue et j'en ai pris un autre,
toujours au hasard. Je ne regardais pas trop le
trajet, "je connais tout par cur, pensais-je,
je ne peux pas me perdre". Et pour changer,
je me suis mise à rêvasser à
autre chose, à me déconnecter de
la réalité. Le soir est vite tombé
et j'étais toujours assise dans le fond
du bus. Il faisait noir dehors, j'ai regardé
le paysage à travers le reflet de mon visage
dans la vitre. Je ne connaissais pas cet endroit
: des arbres et des champs. On était rendu
à la campagne ! Je sais que La Rochelle
n'est une ville gigantesque, mais tout de même
je n'avais rien vu passer. Je me suis précipitée
sur le bouton Stop pour descendre. Une fois dehors
j'ai traversé la chaussée pour gagner
l'arrêt de bus opposé. J'ai regardé
les horaires : le suivant passait cinquante minutes
plus tard
J'étais seule sur cette route de campagne,
sans mon chien, dans le noir et le froid. Et pour
couronner le tout il mouillassait légèrement.
Je me suis dit que j'aurais plus vite fait de
faire le chemin à pied plutôt que
d'attendre le bus. J'ai commencé mon retour
sous la flotte, un peu stressée quand même.
Certains auraient fait de l'auto-stop, mais j'avais
entendu bien trop d'histoires horribles sur les
auto-stoppeuses pour m'y risquer. Bien au contraire,
je rasais les arbres de l'autre côté
du fossé et je me faisais toute discrète
quand une voiture passait. Je ne sais pas combien
de temps j'ai marché, je n'avais pas de
montre, mais la ville était plus loin que
je ne me l'étais imaginée.
J'ai fini par entendre un bruit au loin derrière
moi. Je me suis retournée : c'était
le bus, lumineux, imposant et beau, mon sauveur
! Evidemment je n'étais pas à un
arrêt de bus, mais il ne pouvait pas faire
autrement que de me prendre : j'étais trempée
de la tête au pied, seule dans le noir sur
cette pauvre route. J'ai enjambé le fossé
et quand il s'est approché j'ai fait signe
au conducteur. Celui-ci m'a regardée et
m'a fait non de la tête, en faisant semblant
d'être désolé. Tout ça
parce que je ne me trouvais pas à un arrêt
Je l'ai regardée passer devant moi, j'en
étais bouche bée. Il me laissait
plantée là sur cette route
Je l'ai vu s'éloigner au loin, tout vilain.
Des histoires comme ça, il en arrive souvent.
Qui n'a jamais tendu les bras en vain ? Espérant
trouver un peu de réconfort ? Ca arrive
sans arrêt. Que ce soit anecdotique comme
ici, ou bien que ce soit au long des années.
Heureusement, l'inverse se produit parfois et
le secours vient au moment le plus inattendu,
comme je l'ai par exemple raconté ce
jour-là. Mais c'est si rare
Quand j'étais au collège, je traînais
assez souvent avec une fille que l'on va nommer
Sans-nom, car elle ne mérite pas que je
fasse l'effort de lui en chercher un, de nom.
A l'époque elle avait des soucis de famille,
ses parents divorçaient et elle le vivait
assez mal. C'est fou le nombre d'heures qu'on
a pu passer à en discuter elle et moi.
J'essayais de la consoler, de passer du temps
avec elle, de la conseiller comme je le pouvais
et je pense que ça l'a un peu aidée,
ne serait-ce qu'un tout petit peu
Et puis
nous nous sommes perdues de vue comme bien souvent,
les mois ont passé, normalement.
Un an plus tard, ma sur se faisait intégrer
à l'hôpital psychiatrique, à
Nantes. A ce moment-là j'étais un
peu au bout du rouleau, j'ai toujours des petits
frissons quand je repense à cette période.
Quelques jour après je me suis retrouvée
à l'infirmerie du collège, pour
un bobo quelconque physique ou mental. Et là,
par hasard, j'ai recroisé cette fille,
Sans-nom. Elle m'a demandé si ça
allait. Au lieu de répondre oui comme d'habitude,
j'ai fait "mouais
moyen
ma sur
est à l'hôpital". Parler de
ma sur ne m'arrivait pour ainsi dire jamais,
je gardais tout pour moi. Mais de revoir cette
fille, de repenser à nos longues discussions,
je me suis dit que peut-être j'allais pouvoir
me libérer un peu. Elle m'a regardée
avec un petit sourire en posant sa main sur mon
épaule et m'a dit : " Bon courage
". Et elle est partie
J'en étais
bouche bée. Bon courage ? C'est tout ce
qu'elle a à me dire ? Elle ne me demande
même pas pourquoi ma sur est à
l'hôpital, ni rien du tout ? Après
toutes ces conversations qu'on a eues sur ces
problèmes familiaux à elle ? Pfff
Jamais le mot "niais" n'a aussi bien
habillé quelqu'un que cette fille. La niaiserie
à l'état pur, la niaiserie vingt-quatre
carats.
Le pire c'est que plus tard, un peu après
le décès de ma sur, j'ai croisé
Sans-nom et elle m'a dit comme ça "Je
suis désolée pour ta sur
" J'avais envie de lui demander si elle se
foutait de ma gueule. J'ai simplement répondu
: "Ouais c'est ça" et je me suis
cassée. Je ne sais pas si elle a compris
pourquoi j'avais réagi ainsi. Non, sûrement
pas, puisque c'était une niaise.
Bon
moi qui voulais faire une parenthèse
sur mes soucis, je m'aperçois que j'en
remets une couche. Quelle misère
Les gens qui me lisent vont se dire "Ah non
elle a pas arrêté de chialer..."
Ce soir c'est décidé, je vais parler
à David. Lui dire que lui et moi, c'est
terminé. Bizarrement, je me sens bien,
pas stressée. Un jour mon cousin m'a dit
: "Ca c'est les filles : quand elles veulent
plus de leur mec, au lieu de lui dire en face,
elles font tout pour l'emmerder jusqu'à
ce que soit le mec qui casse". Eh bien non,
pas moi. Je m'en voudrais de me montrer insupportable
avec David au point de l'obliger à me quitter.
Mieux vaut casser d'un coup net, au moins les
choses sont claires. Ca doit être à
cause de mon père militaire que je raisonne
ainsi.
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