journal intime
162 _ jeudi 22 mai 2003

Petite parenthèse

L'autre jour, je disais que ce journal me servait à prendre ma vie en photos. Mais en ce moment, il me sert surtout à éponger mes pleurs. Sans ce journal-éponge, le sol à mes pieds ne serait qu'une flaque de larmes. Mais aujourd'hui je vais faire une petite parenthèse, histoire de parler un peu d'autre chose que de mes déboires, ça me fera le plus grand bien. Et puis les gens qui me lisent pourront se dire "Tiens ! Pour une fois qu'elle est pas en train de chialer celle-là !"
J'ai l'impression que certaines histoires se reproduisent infiniment, d'une façon ou d'une autre, à court ou à long terme. Chacun les a vécues, et chacun les vivra encore. Ainsi il y a un peu plus de deux ans, un soir, j'avais décidé d'emprunter un bus au hasard, vers un point non défini, pour le simple plaisir de me laisser bercer par le ronron du moteur. J'étais assise tranquillement au fond, sans mon chien Adonis puisque c'est interdit, nous étions en plein hiver. Un peu plus tard je suis descendue et j'en ai pris un autre, toujours au hasard. Je ne regardais pas trop le trajet, "je connais tout par cœur, pensais-je, je ne peux pas me perdre". Et pour changer, je me suis mise à rêvasser à autre chose, à me déconnecter de la réalité. Le soir est vite tombé et j'étais toujours assise dans le fond du bus. Il faisait noir dehors, j'ai regardé le paysage à travers le reflet de mon visage dans la vitre. Je ne connaissais pas cet endroit : des arbres et des champs. On était rendu à la campagne ! Je sais que La Rochelle n'est une ville gigantesque, mais tout de même je n'avais rien vu passer. Je me suis précipitée sur le bouton Stop pour descendre. Une fois dehors j'ai traversé la chaussée pour gagner l'arrêt de bus opposé. J'ai regardé les horaires : le suivant passait cinquante minutes plus tard…
J'étais seule sur cette route de campagne, sans mon chien, dans le noir et le froid. Et pour couronner le tout il mouillassait légèrement. Je me suis dit que j'aurais plus vite fait de faire le chemin à pied plutôt que d'attendre le bus. J'ai commencé mon retour sous la flotte, un peu stressée quand même. Certains auraient fait de l'auto-stop, mais j'avais entendu bien trop d'histoires horribles sur les auto-stoppeuses pour m'y risquer. Bien au contraire, je rasais les arbres de l'autre côté du fossé et je me faisais toute discrète quand une voiture passait. Je ne sais pas combien de temps j'ai marché, je n'avais pas de montre, mais la ville était plus loin que je ne me l'étais imaginée.
J'ai fini par entendre un bruit au loin derrière moi. Je me suis retournée : c'était le bus, lumineux, imposant et beau, mon sauveur ! Evidemment je n'étais pas à un arrêt de bus, mais il ne pouvait pas faire autrement que de me prendre : j'étais trempée de la tête au pied, seule dans le noir sur cette pauvre route. J'ai enjambé le fossé et quand il s'est approché j'ai fait signe au conducteur. Celui-ci m'a regardée et m'a fait non de la tête, en faisant semblant d'être désolé. Tout ça parce que je ne me trouvais pas à un arrêt… Je l'ai regardée passer devant moi, j'en étais bouche bée. Il me laissait plantée là sur cette route… Je l'ai vu s'éloigner au loin, tout vilain.
Des histoires comme ça, il en arrive souvent. Qui n'a jamais tendu les bras en vain ? Espérant trouver un peu de réconfort ? Ca arrive sans arrêt. Que ce soit anecdotique comme ici, ou bien que ce soit au long des années. Heureusement, l'inverse se produit parfois et le secours vient au moment le plus inattendu, comme je l'ai par exemple raconté ce jour-là. Mais c'est si rare…
Quand j'étais au collège, je traînais assez souvent avec une fille que l'on va nommer Sans-nom, car elle ne mérite pas que je fasse l'effort de lui en chercher un, de nom. A l'époque elle avait des soucis de famille, ses parents divorçaient et elle le vivait assez mal. C'est fou le nombre d'heures qu'on a pu passer à en discuter elle et moi. J'essayais de la consoler, de passer du temps avec elle, de la conseiller comme je le pouvais… et je pense que ça l'a un peu aidée, ne serait-ce qu'un tout petit peu… Et puis nous nous sommes perdues de vue comme bien souvent, les mois ont passé, normalement.
Un an plus tard, ma sœur se faisait intégrer à l'hôpital psychiatrique, à Nantes. A ce moment-là j'étais un peu au bout du rouleau, j'ai toujours des petits frissons quand je repense à cette période. Quelques jour après je me suis retrouvée à l'infirmerie du collège, pour un bobo quelconque physique ou mental. Et là, par hasard, j'ai recroisé cette fille, Sans-nom. Elle m'a demandé si ça allait. Au lieu de répondre oui comme d'habitude, j'ai fait "mouais… moyen… ma sœur est à l'hôpital". Parler de ma sœur ne m'arrivait pour ainsi dire jamais, je gardais tout pour moi. Mais de revoir cette fille, de repenser à nos longues discussions, je me suis dit que peut-être j'allais pouvoir me libérer un peu. Elle m'a regardée avec un petit sourire en posant sa main sur mon épaule et m'a dit : " Bon courage ". Et elle est partie… J'en étais bouche bée. Bon courage ? C'est tout ce qu'elle a à me dire ? Elle ne me demande même pas pourquoi ma sœur est à l'hôpital, ni rien du tout ? Après toutes ces conversations qu'on a eues sur ces problèmes familiaux à elle ? Pfff… Jamais le mot "niais" n'a aussi bien habillé quelqu'un que cette fille. La niaiserie à l'état pur, la niaiserie vingt-quatre carats.
Le pire c'est que plus tard, un peu après le décès de ma sœur, j'ai croisé Sans-nom et elle m'a dit comme ça "Je suis désolée pour ta sœur… " J'avais envie de lui demander si elle se foutait de ma gueule. J'ai simplement répondu : "Ouais c'est ça" et je me suis cassée. Je ne sais pas si elle a compris pourquoi j'avais réagi ainsi. Non, sûrement pas, puisque c'était une niaise.
Bon… moi qui voulais faire une parenthèse sur mes soucis, je m'aperçois que j'en remets une couche. Quelle misère… Les gens qui me lisent vont se dire "Ah non elle a pas arrêté de chialer..."
Ce soir c'est décidé, je vais parler à David. Lui dire que lui et moi, c'est terminé. Bizarrement, je me sens bien, pas stressée. Un jour mon cousin m'a dit : "Ca c'est les filles : quand elles veulent plus de leur mec, au lieu de lui dire en face, elles font tout pour l'emmerder jusqu'à ce que soit le mec qui casse". Eh bien non, pas moi. Je m'en voudrais de me montrer insupportable avec David au point de l'obliger à me quitter. Mieux vaut casser d'un coup net, au moins les choses sont claires. Ca doit être à cause de mon père militaire que je raisonne ainsi.

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