journal intime
13 _ Mardi 24 septembre 2002

Humiliation

Ce matin, il s'est passé quelque chose qui m'a vraiment blessée. Il y a dans ma classe un garçon qui s'appelle Antoine et qui est très timide, très renfermé, il parle peu et n'a pour ainsi dire aucun ami. Je l'ai toujours connu comme étant le souffre-douleur de tous les autres.
Ce matin on avait un devoir d'anglais. On était deux classes mélangées dans la même salle : les feuilles bleues pour nous (terminale ES) et les feuilles jaunes pour les autres (terminale S). Et on était surveillé par un prof que je ne connaissais pas et qui s'est avéré être un gros con. Antoine, qui est un peu distrait, s'est trompé et en a pris une jaune. Le prof s'est approché de lui, à haussé les épaules d'un air méprisant, et lui a dit bien fort (pour que tout le monde entende) : " Mais non c'est bleu pour toi ! Décidément, c'est pas parce qu'on est en terminale qu'on est intelligent… " Il a dit ça d'une manière cassante, limite vicieuse. C'était un peu le bazar en classe car on entrait juste, mais en entendant ça tout le monde s'est arrêté de parler, outré… On en a connu des profs sévères et idiots, mais jamais on n'avait entendu une réflexion aussi méchante et aussi humiliante. Tous les regards se sont tournés vers Antoine. Il a regardé le prof, est devenu tout rouge…puis il a baissé les yeux. L'événement a été suivi d'une vague de murmures dans la salle pendant une bonne minute. Je connais des gars qui auraient mis leur poing dans la figure du prof pour moins que ça. Sa réflexion était pire qu'une insulte…
Le pauvre Antoine, il n'a pourtant pas besoin de ça…il est déjà bien assez malheureux. Ca fait pas mal d'années que je le connais, au collège déjà il était dans ma classe. Et déjà il était le souffre-douleur de tout le monde, je suppose qu'il l'a toujours été et qu'il le sera, hélas, tout le temps. Au collège c'est pire, les jeunes sont encore plus méchants les uns envers les autres. Je me rappelle que pendant un cours, Antoine était à une table et derrière lui il y avait deux gars qui mâchaient des chewing-gums. Et de temps en temps ils enlevaient le chewing-gum de leur bouche, en découpaient un bout, et le jetaient dans les cheveux d'Antoine. Le pauvre ne disait rien, il laissait faire. En moi-même je lui criais " putain mais réagis ! fais quelque chose ! " Mais non. C'est quelqu'un de faible.
La faiblesse est un défaut, c'est sûr. Mais c'est un défaut d'autant plus terrible qu'il masque toutes les autres qualités que la personne peut avoir. Quelqu'un de faible n'ose pas montrer ce qu'il a en lui. Et pourtant tout n'est pas moche en lui. Quelle misère !
Il y a beaucoup de jeunes de notre âge qui se suicident. Et après on se dit " ah ben ça alors ! il était pas toujours joyeux, mais quand même on n'aurait pas cru qu'il était triste au point d'en arriver à se tuer ! " Les gens ne se rendent pas tous compte que les plus malheureux, en général, gardent tout leur malheur pour eux. Et ils accumulent. Chaque parole blessante est une goutte d'eau supplémentaire dans le vase de leur angoisse. Et un jour ça déborde. Et peut-être que la réflexion si blessante de ce matin aurait pu faire déborder le vase chez Antoine. En tous cas elle n'a pas arrangé les choses. Et on ne se rend pas compte non plus que parfois, une toute petite parole peut apporter beaucoup de joie. Je le sais car je l'ai vécu. Un petit sourire au bon moment peut tout changer. Je suis sûre que des centaines de vies auraient pu être sauvées par un simple petit sourire.
Il y a deux ans je suis partie en colonie de vacances avec des jeunes de mon âge, et d'autres plus âgés. Il y avait juste un mois que ma sœur était décédée, et j'y pensais toute la journée et toute la nuit. Alors je me suis forcée à partir en colonie pour me changer les idées. Mais il n'y avait rien à faire, je ne faisais que ressasser mes idées noires, et je restais seule dans mon coin avec mes souvenirs. Alors au bout de trois jours j'ai craqué et j'ai pris la décision d'appeler ma mère le lendemain pour qu'elle vienne me chercher, et quitter ce séjour. Ce soir là j'ai décidé d'aller vers les autres une dernière fois avant de rentrer chez moi. J'ai entendu de l'ambiance dans une caravane (on était dans un camping) alors j'y suis entrée. Il y avait là une fille qui devait avoir dix-huit ans et qui mettait l'ambiance à elle toute seule. Au bout de trois minutes je l'adorais : elle était drôle, sympa, gentille…je me disais en moi-même que j'aurais aimé l'avoir comme amie, malgré les trois ans d'âge qui nous séparaient. Puis mes idées noires m'ont reprise, j'ai eu envie de pleurer alors je suis sortie pour aller m'isoler dans ma tente. J'ai fait un détour et en arrivant à ma tente j'ai entendu des pas derrière moi et une voix féminine : " qui est là ? " (il faisait noir, on ne voyait rien). Et j'ai reconnu la voix de la fille que je venais juste d'admirer dans la caravane. J'ai attendu qu'elle arrive à ma hauteur et me suis présentée et elle aussi : son prénom était Marina. On a parlé un peu et c'était un plaisir. Elle allait chercher une bouteille dans sa caravane alors je l'ai accompagnée. On ouvre la porte et on entre dans la caravane dans le noir. Et elle se met à chercher sa bouteille en faisant tomber plein de trucs par terre (on ne voyait rien !) et elle disait " Mais qu'est ce que c'est que tout ce bordel ici ? ! " Et là, la lumière s'est allumée : il y avait dans la caravane trois garçons qui dormaient : dans la nuit on s'était trompé de caravane et on était entré chez eux foutre le bordel ! ! On est vite sorti, on s'est éloigné et on a éclaté de rire. On en pouvait plus de rire en repensant à la tête des gars sortis de leur sommeil. Je n'avais pas ri comme ça depuis très longtemps…moi qui cinq minutes avant avais envie de m'enfermer pour pleurer.
Sans s'en rendre compte, cette fille m'a procuré un bonheur immense. Toute ma vie je me rappellerai d'elle comme quelqu'un qui m'a retiré une énorme épingle du cœur. Rien que de repenser à elle, à la caravane, au fou rire et tout le reste, ça me fait chaud au cœur.
Et ça me fait penser à la Chanson pour l'Auvergnat de Brassens. Quand j'écoute cette chanson j'imagine le type qui, à la fin de sa vie, au plus profond de sa solitude et de sa tristesse, après toute une vie de malheurs et d'humiliations, repense aux deux ou trois personnes qui lui ont fait du bien, le temps d'un geste ou d'un sourire. Et ce type leur souhaite à ces deux ou trois personnes de rejoindre le " Père éternel "après leur mort. Moi aussi, j'estime que ce qu'a fait Marina ce jour là, rien que pour ça, et bien elle mérite le bonheur éternel. Je l'ai vraiment au fond de mon cœur.
J'ai décidé, dans les jours qui viennent, de me montrer au moins une fois attentionnée avec Antoine. Je sais pas, peut-être que je lui dirai bonjour demain matin, ou peut-être que si j'ai besoin d'un renseignement c'est à lui que je le demanderai. Mais je me promets de faire un petit geste qui lui fera peut-être plaisir. Histoire qu'il voit qu'autour de lui, il n'y a pas que des gens méchants et insensibles.

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