Ce matin, il s'est
passé quelque chose qui m'a vraiment blessée.
Il y a dans ma classe un garçon qui s'appelle
Antoine et qui est très timide, très
renfermé, il parle peu et n'a pour ainsi
dire aucun ami. Je l'ai toujours connu comme étant
le souffre-douleur de tous les autres.
Ce matin on avait un devoir d'anglais. On était
deux classes mélangées dans la même
salle : les feuilles bleues pour nous (terminale
ES) et les feuilles jaunes pour les autres (terminale
S). Et on était surveillé par un
prof que je ne connaissais pas et qui s'est avéré
être un gros con. Antoine, qui est un peu
distrait, s'est trompé et en a pris une
jaune. Le prof s'est approché de lui, à
haussé les épaules d'un air méprisant,
et lui a dit bien fort (pour que tout le monde
entende) : " Mais non c'est bleu pour toi
! Décidément, c'est pas parce qu'on
est en terminale qu'on est intelligent
"
Il a dit ça d'une manière cassante,
limite vicieuse. C'était un peu le bazar
en classe car on entrait juste, mais en entendant
ça tout le monde s'est arrêté
de parler, outré
On en a connu des
profs sévères et idiots, mais jamais
on n'avait entendu une réflexion aussi
méchante et aussi humiliante. Tous les
regards se sont tournés vers Antoine. Il
a regardé le prof, est devenu tout rouge
puis
il a baissé les yeux. L'événement
a été suivi d'une vague de murmures
dans la salle pendant une bonne minute. Je connais
des gars qui auraient mis leur poing dans la figure
du prof pour moins que ça. Sa réflexion
était pire qu'une insulte
Le pauvre Antoine, il n'a pourtant pas besoin
de ça
il est déjà bien
assez malheureux. Ca fait pas mal d'années
que je le connais, au collège déjà
il était dans ma classe. Et déjà
il était le souffre-douleur de tout le
monde, je suppose qu'il l'a toujours été
et qu'il le sera, hélas, tout le temps.
Au collège c'est pire, les jeunes sont
encore plus méchants les uns envers les
autres. Je me rappelle que pendant un cours, Antoine
était à une table et derrière
lui il y avait deux gars qui mâchaient des
chewing-gums. Et de temps en temps ils enlevaient
le chewing-gum de leur bouche, en découpaient
un bout, et le jetaient dans les cheveux d'Antoine.
Le pauvre ne disait rien, il laissait faire. En
moi-même je lui criais " putain mais
réagis ! fais quelque chose ! " Mais
non. C'est quelqu'un de faible.
La faiblesse est un défaut, c'est sûr.
Mais c'est un défaut d'autant plus terrible
qu'il masque toutes les autres qualités
que la personne peut avoir. Quelqu'un de faible
n'ose pas montrer ce qu'il a en lui. Et pourtant
tout n'est pas moche en lui. Quelle misère
!
Il y a beaucoup de jeunes de notre âge qui
se suicident. Et après on se dit "
ah ben ça alors ! il était pas toujours
joyeux, mais quand même on n'aurait pas
cru qu'il était triste au point d'en arriver
à se tuer ! " Les gens ne se rendent
pas tous compte que les plus malheureux, en général,
gardent tout leur malheur pour eux. Et ils accumulent.
Chaque parole blessante est une goutte d'eau supplémentaire
dans le vase de leur angoisse. Et un jour ça
déborde. Et peut-être que la réflexion
si blessante de ce matin aurait pu faire déborder
le vase chez Antoine. En tous cas elle n'a pas
arrangé les choses. Et on ne se rend pas
compte non plus que parfois, une toute petite
parole peut apporter beaucoup de joie. Je le sais
car je l'ai vécu. Un petit sourire au bon
moment peut tout changer. Je suis sûre que
des centaines de vies auraient pu être sauvées
par un simple petit sourire.
Il y a deux ans je suis partie en colonie de vacances
avec des jeunes de mon âge, et d'autres
plus âgés. Il y avait juste un mois
que ma sur était décédée,
et j'y pensais toute la journée et toute
la nuit. Alors je me suis forcée à
partir en colonie pour me changer les idées.
Mais il n'y avait rien à faire, je ne faisais
que ressasser mes idées noires, et je restais
seule dans mon coin avec mes souvenirs. Alors
au bout de trois jours j'ai craqué et j'ai
pris la décision d'appeler ma mère
le lendemain pour qu'elle vienne me chercher,
et quitter ce séjour. Ce soir là
j'ai décidé d'aller vers les autres
une dernière fois avant de rentrer chez
moi. J'ai entendu de l'ambiance dans une caravane
(on était dans un camping) alors j'y suis
entrée. Il y avait là une fille
qui devait avoir dix-huit ans et qui mettait l'ambiance
à elle toute seule. Au bout de trois minutes
je l'adorais : elle était drôle,
sympa, gentille
je me disais en moi-même
que j'aurais aimé l'avoir comme amie, malgré
les trois ans d'âge qui nous séparaient.
Puis mes idées noires m'ont reprise, j'ai
eu envie de pleurer alors je suis sortie pour
aller m'isoler dans ma tente. J'ai fait un détour
et en arrivant à ma tente j'ai entendu
des pas derrière moi et une voix féminine
: " qui est là ? " (il faisait
noir, on ne voyait rien). Et j'ai reconnu la voix
de la fille que je venais juste d'admirer dans
la caravane. J'ai attendu qu'elle arrive à
ma hauteur et me suis présentée
et elle aussi : son prénom était
Marina. On a parlé un peu et c'était
un plaisir. Elle allait chercher une bouteille
dans sa caravane alors je l'ai accompagnée.
On ouvre la porte et on entre dans la caravane
dans le noir. Et elle se met à chercher
sa bouteille en faisant tomber plein de trucs
par terre (on ne voyait rien !) et elle disait
" Mais qu'est ce que c'est que tout ce bordel
ici ? ! " Et là, la lumière
s'est allumée : il y avait dans la caravane
trois garçons qui dormaient : dans la nuit
on s'était trompé de caravane et
on était entré chez eux foutre le
bordel ! ! On est vite sorti, on s'est éloigné
et on a éclaté de rire. On en pouvait
plus de rire en repensant à la tête
des gars sortis de leur sommeil. Je n'avais pas
ri comme ça depuis très longtemps
moi
qui cinq minutes avant avais envie de m'enfermer
pour pleurer.
Sans s'en rendre compte, cette fille m'a procuré
un bonheur immense. Toute ma vie je me rappellerai
d'elle comme quelqu'un qui m'a retiré une
énorme épingle du cur. Rien
que de repenser à elle, à la caravane,
au fou rire et tout le reste, ça me fait
chaud au cur.
Et ça me fait penser à la Chanson
pour l'Auvergnat de Brassens. Quand j'écoute
cette chanson j'imagine le type qui, à
la fin de sa vie, au plus profond de sa solitude
et de sa tristesse, après toute une vie
de malheurs et d'humiliations, repense aux deux
ou trois personnes qui lui ont fait du bien, le
temps d'un geste ou d'un sourire. Et ce type leur
souhaite à ces deux ou trois personnes
de rejoindre le " Père éternel
"après leur mort. Moi aussi, j'estime
que ce qu'a fait Marina ce jour là, rien
que pour ça, et bien elle mérite
le bonheur éternel. Je l'ai vraiment au
fond de mon cur.
J'ai décidé, dans les jours qui
viennent, de me montrer au moins une fois attentionnée
avec Antoine. Je sais pas, peut-être que
je lui dirai bonjour demain matin, ou peut-être
que si j'ai besoin d'un renseignement c'est à
lui que je le demanderai. Mais je me promets de
faire un petit geste qui lui fera peut-être
plaisir. Histoire qu'il voit qu'autour de lui,
il n'y a pas que des gens méchants et insensibles.
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