journal intime
12 _ Dimanche 22 septembre 2002

Dans mon tiroir

Hier soir, on était samedi mais j'ai préféré rester seule. Voilà quatre jours que j'ai quitté Olivier, quatre jours pendant lesquels je n'ai presque pas pensé à lui et ça m'a fait du bien. Je m'aperçois que durant ces quatre mois et demi que nous avons vécus ensemble, même quand on était éloigné l'un de l'autre, il occupait toujours une partie de mon esprit et cela me pesait. Même loin de lui je n'étais jamais vraiment seule. Aujourd'hui je le suis complètement et je m'en sens soulagée.
Hier soir je suis donc restée seule. Enfin je veux dire seule chez mes parents…ce qui revient au même. Mon père regarde la télé, mon petit frère s'occupe dans sa chambre, ma mère s'occupe elle aussi…Je sens leur présence et je suppose qu'ils sentent la mienne, c'est bien. J'étais donc seule dans ma chambre avec mon chien Adonis. Lui, c'est le seul être dont la présence ne me dérangera jamais. On est toujours l'un à côté de l'autre, je veille sur lui, il veille sur moi…il ne m'a jamais adressé un seul mot et ne m'en adressera jamais un seul, mais on se comprend très bien quand même. C'est ça aussi la différence entre un animal et un être humain. Un animal tu le prends comme il est, tu sais d'emblée que tu ne pourras jamais le changer et que tu ne pourras rien lui expliquer, alors tu l'acceptes tel qu'il est et tu l'aimes. Tandis que les autres, les amis, les membres de la famille, on aimerait parfois qu'ils soient différents et on leur dit, on leur fait des reproches et au bout du compte on se fait du mal. Si on s'acceptait tous tels que nous sommes, tout le monde s'entendrait beaucoup mieux.
Je me passais des disques, assise dans mon siège. J'attendais le moment où j'allais accrocher sur une chanson en particulier, où j'allais me laisser emporter par la voix d'un chanteur. Quand ce genre de choses arrive, plus rien d'autre n'existe que les mots et la musique, et c'est une des meilleures sensations que je connaisse. Mais c'est imprévisible et incontrôlable, et hier je n'ai pas réussi à accéder à cet état.
Alors je me rabats sur mes livres. Je regarde ma bibliothèque. " Guerre et paix "…un premier tome magnifique, des princes russes, des comtesses…une bonne dose de rêves. Mais un deuxième tome chiant comme la pluie. " L'herbe bleue ", journal intime d'une jeune fille droguée de quinze ans. Chaque fois que j'en lis un passage je me mets à pleurer, et je n'ai vraiment pas besoin de ça en ce moment. " Voyage au bout de la nuit ", l'histoire d'un mec qui va de malheur en malheur, jusqu'à atteindre le point de non-retour. Décidément c'est pas gai tout ça. Cioran : " sur les cimes du désespoir "… Incroyable, que des bouquins tristes à se tirer une balle dans la tête. Alors je me dis que peut-être inconsciemment j'ai rangé les livres en mettant les plus tristes au début. Je vais donc commencer par la droite…Sim Kessel : " Pendu à Auschwitz " !!! Hou la la ! J'ai passé vingt minutes à virer tous les bouquins et à les re-ranger. Maintenant à gauche j'ai du Marcel Pagnol, à droite San Antonio, et au milieu le Petit Prince. C'est quand même plus gai. Et Pendu à Auschwitz je l'ai caché derrière les autres.
Après ça j'ai réuni tous les papiers qui étaient avec la légion d'honneur de mon arrière-grand-père. Il y avait son appel au front (un papier de 1914 !), un article de journal avec sa photo, son certificat d'obtention de la médaille, et une lettre qu'il avait envoyée à sa femme. J'ai rangé tout ça dans un tiroir et je me suis dit que dans ce tiroir j'allais y mettre tout ce que j'avais de plus cher. Je suis allée chercher le journal intime de ma grande-sœur : six cahiers, dix ans de vie. Tous ces cahiers sont fermés par un cadenas dont on n'a jamais retrouvé les clés. Une petite scie à métaux suffirait pour les ouvrir, mais je n'ose pas. D'abord parce que je me dis qu'il y a peut-être dans tous ces écrits des choses qui ne me regardent pas, et puis aussi parce que ça me rappellerait sans doutes trop de mauvais souvenirs. Je les lirai peut-être, mais seulement quand j'aurai définitivement tiré une croix sur elle, dans dix ou quinze ans…
En rangeant ces cahiers je me suis rappelée quelques bons souvenirs. Je me rappelle qu'une fois, quand j'avais six ans, mes parents sont partis dix jours au Maroc. Alors ma grande-sœur, mon petit-frère et moi, on a passé tout ce temps chez mes grands-parents, sur l'île de Ré. A l'époque, il y avait dans leur jardin une vielle cabane qui avait autrefois servi de poulailler, et un vieil arbuste tout pourri dont les branches étaient sèches et creuses. Ma sœur, qui avait dix ans, m'appelle dans la cabane. Elle avait coupé un petit bout de branche creuse, l'avait bourré de pelouse morte, mis une extrémité dans sa bouche, une allumette à l'autre bout…et elle fumait la pelouse morte ! Il fallait la voir : toute fière, elle faisait la grande ! Elle m'a fait essayer, j'ai aspiré et j'ai beaucoup toussé. Mais elle n'a pas rigolé. Ma sœur ne s'est jamais moquée de moi. Il faut dire qu'elle en a fait des conneries…beaucoup plus que moi. Des conneries innocentes, comme celle-ci, et puis d'autres beaucoup moins innocentes… En repensant à ça j'ai rigolé et je me suis demandée si cette petite histoire ne se trouvait pas racontée quelque part dans ces cahiers. Sûrement que si, à dix ans ma sœur écrivait déjà beaucoup. J'aimerais bien la lire écrite de sa main, peut-être même qu'elle parle de moi qui sait…Mais je ne le ferai pas car si je voulais chercher l'endroit où cette histoire est racontée, je tomberais forcément sur d'autres passages beaucoup moins gais. Alors tant pis.
J'ai glissé trois photos d'elle dans un des cahiers et j'ai fermé le tiroir. Et puis je me suis dit que ce tiroir il puait la mort alors je l'ai rouvert et j'y ai ajouté le premier collier de mon chien, du temps où qu'il était encore un tout jeune chiot. C'est beaucoup plus gai comme ça.
Je ne sais pas pourquoi je suis tant attachée aux choses du passé. Je ferais peut-être mieux de me tourner vers l'avenir. Je ne crois pas avoir peur de la vie ni de la mort, mais je déteste faire des projets. Je trouve plus agréable de repenser aux bons moments passés.

Mon chien
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