Hier soir, on
était samedi mais j'ai préféré
rester seule. Voilà quatre jours que j'ai
quitté Olivier, quatre jours pendant lesquels
je n'ai presque pas pensé à lui
et ça m'a fait du bien. Je m'aperçois
que durant ces quatre mois et demi que nous avons
vécus ensemble, même quand on était
éloigné l'un de l'autre, il occupait
toujours une partie de mon esprit et cela me pesait.
Même loin de lui je n'étais jamais
vraiment seule. Aujourd'hui je le suis complètement
et je m'en sens soulagée.
Hier soir je suis donc restée seule. Enfin
je veux dire seule chez mes parents
ce qui
revient au même. Mon père regarde
la télé, mon petit frère
s'occupe dans sa chambre, ma mère s'occupe
elle aussi
Je sens leur présence et
je suppose qu'ils sentent la mienne, c'est bien.
J'étais donc seule dans ma chambre avec
mon chien Adonis. Lui, c'est le seul être
dont la présence ne me dérangera
jamais. On est toujours l'un à côté
de l'autre, je veille sur lui, il veille sur moi
il
ne m'a jamais adressé un seul mot et ne
m'en adressera jamais un seul, mais on se comprend
très bien quand même. C'est ça
aussi la différence entre un animal et
un être humain. Un animal tu le prends comme
il est, tu sais d'emblée que tu ne pourras
jamais le changer et que tu ne pourras rien lui
expliquer, alors tu l'acceptes tel qu'il est et
tu l'aimes. Tandis que les autres, les amis, les
membres de la famille, on aimerait parfois qu'ils
soient différents et on leur dit, on leur
fait des reproches et au bout du compte on se
fait du mal. Si on s'acceptait tous tels que nous
sommes, tout le monde s'entendrait beaucoup mieux.
Je me passais des disques, assise dans mon siège.
J'attendais le moment où j'allais accrocher
sur une chanson en particulier, où j'allais
me laisser emporter par la voix d'un chanteur.
Quand ce genre de choses arrive, plus rien d'autre
n'existe que les mots et la musique, et c'est
une des meilleures sensations que je connaisse.
Mais c'est imprévisible et incontrôlable,
et hier je n'ai pas réussi à accéder
à cet état.
Alors je me rabats sur mes livres. Je regarde
ma bibliothèque. " Guerre et paix
"
un premier tome magnifique, des princes
russes, des comtesses
une bonne dose de rêves.
Mais un deuxième tome chiant comme la pluie.
" L'herbe bleue ", journal intime d'une
jeune fille droguée de quinze ans. Chaque
fois que j'en lis un passage je me mets à
pleurer, et je n'ai vraiment pas besoin de ça
en ce moment. " Voyage au bout de la nuit
", l'histoire d'un mec qui va de malheur
en malheur, jusqu'à atteindre le point
de non-retour. Décidément c'est
pas gai tout ça. Cioran : " sur les
cimes du désespoir "
Incroyable,
que des bouquins tristes à se tirer une
balle dans la tête. Alors je me dis que
peut-être inconsciemment j'ai rangé
les livres en mettant les plus tristes au début.
Je vais donc commencer par la droite
Sim
Kessel : " Pendu à Auschwitz "
!!! Hou la la ! J'ai passé vingt minutes
à virer tous les bouquins et à les
re-ranger. Maintenant à gauche j'ai du
Marcel Pagnol, à droite San Antonio, et
au milieu le Petit Prince. C'est quand même
plus gai. Et Pendu à Auschwitz je l'ai
caché derrière les autres.
Après ça j'ai réuni tous
les papiers qui étaient avec la légion
d'honneur de mon arrière-grand-père.
Il y avait son appel au front (un papier de 1914
!), un article de journal avec sa photo, son certificat
d'obtention de la médaille, et une lettre
qu'il avait envoyée à sa femme.
J'ai rangé tout ça dans un tiroir
et je me suis dit que dans ce tiroir j'allais
y mettre tout ce que j'avais de plus cher. Je
suis allée chercher le journal intime de
ma grande-sur : six cahiers, dix ans de
vie. Tous ces cahiers sont fermés par un
cadenas dont on n'a jamais retrouvé les
clés. Une petite scie à métaux
suffirait pour les ouvrir, mais je n'ose pas.
D'abord parce que je me dis qu'il y a peut-être
dans tous ces écrits des choses qui ne
me regardent pas, et puis aussi parce que ça
me rappellerait sans doutes trop de mauvais souvenirs.
Je les lirai peut-être, mais seulement quand
j'aurai définitivement tiré une
croix sur elle, dans dix ou quinze ans
En rangeant ces cahiers je me suis rappelée
quelques bons souvenirs. Je me rappelle qu'une
fois, quand j'avais six ans, mes parents sont
partis dix jours au Maroc. Alors ma grande-sur,
mon petit-frère et moi, on a passé
tout ce temps chez mes grands-parents, sur l'île
de Ré. A l'époque, il y avait dans
leur jardin une vielle cabane qui avait autrefois
servi de poulailler, et un vieil arbuste tout
pourri dont les branches étaient sèches
et creuses. Ma sur, qui avait dix ans, m'appelle
dans la cabane. Elle avait coupé un petit
bout de branche creuse, l'avait bourré
de pelouse morte, mis une extrémité
dans sa bouche, une allumette à l'autre
bout
et elle fumait la pelouse morte ! Il
fallait la voir : toute fière, elle faisait
la grande ! Elle m'a fait essayer, j'ai aspiré
et j'ai beaucoup toussé. Mais elle n'a
pas rigolé. Ma sur ne s'est jamais
moquée de moi. Il faut dire qu'elle en
a fait des conneries
beaucoup plus que moi.
Des conneries innocentes, comme celle-ci, et puis
d'autres beaucoup moins innocentes
En repensant
à ça j'ai rigolé et je me
suis demandée si cette petite histoire
ne se trouvait pas racontée quelque part
dans ces cahiers. Sûrement que si, à
dix ans ma sur écrivait déjà
beaucoup. J'aimerais bien la lire écrite
de sa main, peut-être même qu'elle
parle de moi qui sait
Mais je ne le ferai
pas car si je voulais chercher l'endroit où
cette histoire est racontée, je tomberais
forcément sur d'autres passages beaucoup
moins gais. Alors tant pis.
J'ai glissé trois photos d'elle dans un
des cahiers et j'ai fermé le tiroir. Et
puis je me suis dit que ce tiroir il puait la
mort alors je l'ai rouvert et j'y ai ajouté
le premier collier de mon chien, du temps où
qu'il était encore un tout jeune chiot.
C'est beaucoup plus gai comme ça.
Je ne sais pas pourquoi je suis tant attachée
aux choses du passé. Je ferais peut-être
mieux de me tourner vers l'avenir. Je ne crois
pas avoir peur de la vie ni de la mort, mais je
déteste faire des projets. Je trouve plus
agréable de repenser aux bons moments passés.

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