journal intime
62 _ Mardi 10 décembre 2002

Qu'est-ce que je fous là ?

Qu'est-ce que je fous là, moi… Je devrais être au lycée à l'heure qu'il est… Je viens de relire mon texte d'hier soir. Ce n'est pas possible, ce n'est moi qui ai écrit ça ! C'est un tissu d'âneries insouciantes… C'est moi qui étais toute joyeuse hier soir ? C'est moi qui rigolais de l'histoire de cet homme peut-être un petit peu trop rêveur, qui était monté dans un train dans lequel il n'avait rien à faire ? Ca ne me fait plus rire du tout aujourd'hui. Je ne me rappelle presque plus de la soirée d'hier, c'est fou, comme dans un rêve lointain. J'ai mis deux heures à écrire mon histoire, j'alignais trois phrases, je m'écoutais une chanson, je me fumais une cigarette, je jetais un coup d'oeil à mes mails, puis j'alignais de nouveau trois phrases, insouciante, heureuse… Complètement déconnectée de la réalité. Mais aujourd'hui je suis là et bien là, et je prends la vérité de la vie en pleine tête.
Si je suis là, c'est parce que j'ai été renvoyée du cours de pour avoir oublié ma blouse, obligatoire pour les expériences. Mais moi c'est physique, je déteste porter une blouse, ça me rappelle les médecins de l'hôpital psychiatrique où ma sœur était enfermée. Et quand je dis " enfermée " j'emploie le terme exact. Pis de toutes façons c'est laid une blouse blanche, on est ridicule dedans et rien que pour ça je ne voudrais jamais faire chimiste. Et de toutes façons je n'aime pas la chimie (je fais ça dans le cadre d'une option), on passe tout notre temps à faire des mélanges pour voir la couleur que ça va prendre, je me fiche de savoir ce qui est acide et ce qui ne l'est pas, je me fiche de tout ça à un point que ce n'est même pas imaginable. Je préfère écouter Jim Morisson chanter. Lui aussi il s'en fichait de la chimie, à part peut-être celle des petites pilules qu'il ingurgitait. Un jour j'irai au cimetière où il est enterré à Paris, Jim. Il paraît qu'il y a des amoureux qui font l'amour sur sa tombe. C'est beau.
Ce matin Julie a téléphoné au moment où j'allais quitter la maison. La pauvre elle était en larmes. Son père est rentré pendant la nuit, et ils ont passé leur temps à se disputer avec sa mère. Il les a insultées toutes les deux. Julie lui avait demandé de bien s'occuper du chat et de ne pas l'abandonner. Mais quand elle lui a demandé où il était, Minou, il a éclaté de rire en répondant qu'il l'avait égorgé. C'est un mensonge bien sûr, mais en attendant on ne sait pas où il est, le chat. Je le hais, ce type. Sans l'avoir jamais rencontré je le hais. Je sais bien qu'il faut aimer son prochain même si c'est un beau salaud, mais quand même il y a des limites…
Depuis ce coup de fil je n'entends plus que la voix de Julie, sa voix cassée, au bout du rouleau. J'ai envie de crier ma haine de ce monde à la con. Pardonnez-moi d'être vulgaire, mais je ne le suis pas souvent.
J'ai envie de tout plaquer et de monter à Paris pour aller la retrouver et la convaincre de revenir ici, lui dire qu'elle serait bien au chaud dans sa chambre qui n'attend qu'elle, qu'on irait promener mon chien tous les soirs et qu'on adopterait un autre petit chat. Mais je ne vais pas le faire car je suis une poule mouillée. Oui, voilà ce que je suis, une poule mouillée. Et le pire c'est que je le reconnais et que je l'assume. Je sais très bien que si j'y allais je serais perdue, incapable de me débrouiller, que je ne saurais pas quoi faire d'autre que de me blottir dans un coin en attendant qu'une âme charitable veuille bien m'aider. Alors je ne vais rien plaquer du tout, cet après-midi je vais aller au lycée, passivement, comme tous les jours.
Comment j'ai pu écrire un texte aussi insouciant que celui d'hier soir… Comme si j'avais oublié, l'espace de quelques heures, que tout était moche ici-bas. Ce texte je vais le supprimer de mon journal, il n'a rien à y faire. C'est un texte à la con, encore une fois je suis vulgaire mais il n'y a pas d'autres mots. Ce récit on dirait le Petit Nicolas en dix fois moins bien. Si ça continue je vais me faire embaucher comme écrivain à la bibliothèque rose. D'ailleurs j'ai déjà une idée pour le titre de mon bouquin : " Les aventures de Ouioui et Aglaia ". Pas mal non ?
De toutes façons ce que j'ai écrit hier soir aurait pu tenir en deux lignes, mieux vaut en faire un petit résumé rapide :
Julie arrivée Paris - stop - gare Montparnasse - stop - habite entre canal St Martin et bvd Magenta - stop - quatre étages escalier pas pratique - fin.
Voilà qui est mieux.
Cet après-midi je vais me vautrer dans ma condition de poule mouillée, je vais aller au lycée, m'installer au fond à côté du radiateur et commencer à écrire une biographie de chanteur. C'est ma nouvelle lubie : je vais ajouter une rubrique à mon site dans laquelle je vais écrire la biographie des vingt ou trente plus grands chanteurs français de l'histoire, d'Aristide Bruant à Mano Solo, en passant par Piaf et Balavoine. Si vous avez des documents intéressants, merci de me les envoyer.
En ce moment j'écoute l'Italiano de Toto Cutunio. Ca me rappelle ma sœur. Au mariage d'un de mes cousins, elle l'avait chantée. Elle avait dix ans mais n'avait peur de rien : elle était montée sur une table et avait interprété toute la chanson en italien. Et si quelqu'un savait chanter, c'était bien ma sœur. Ca avait cloué le bec à toute l'assistance. Elle avait été ovationnée et applaudie, moi j'étais tellement fière d'être sa petite frangine que je ne l'avais plus quittée d'une semelle de toute la journée.
Ma sœur, c'était la meilleure.

Note (le 2 avril 2003) : j'ai décidé de remettre le texte supprimé en ligne. Ici.

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