journal intime
61 _ Dimanche 8 décembre 2002

Départ de Julie

Le proverbe dit que le malheur des uns fait le bonheur des autres. Eh bien non, souvent, et c'est mon cas, le malheur des uns fait aussi le malheur des autres. Mon amie Julie retourne sur Paris en ce moment, c'est un malheur pour elle, un malheur pour moi, et un malheur pour tout le monde.
C'est vraiment désolant d'avoir du chagrin après une si jolie journée. Car nous avons vraiment profité de nos derniers instants ensemble, en oubliant qu'à partir de ce soir tout serait fini. Hier, on a décoré le sapin de Noël. Si ça ne tenait qu'à moi je ne pense pas que je l'aurais fait, car à vrai dire je n'ai pas goût à grand chose en ce moment. Mais c'est ma mère qui a insisté et je crois qu'elle a eu raison. C'est vrai, c'est important de respecter certaines traditions, certains moments marquants de l'année. Comme tous les ans, j'ai accroché la petite botte rouge à une branche. Cette botte rouge c'est la mienne, c'est toujours moi qui l'accroche. Mon petit frère lui c'est un chapeau du père Noël, et ma soeur c'était une jolie boule nacrée et brillante. Quand j'étais petite c'était une fête de décorer le sapin. Et on ne s'arrêtait pas au sapin : on accrochait également des guirlandes partoutdans la maison, je faisais des petits dessins colorés que je placardais sur les murs de ma chambre, et avec ma mère on collait des peintures sur les vitres de la cuisine. Mais aujourd'hui, ça ne m'intéresse plus du tout de voir la tête du père Noël dans la cuisine. Je m'en fous complètement. J'ai perdu goût à tout cela, c'est terminé. Peut-être que ça reviendra, qui sait, le jour où à mon tour j'aurai un petit gosse que ça amusera de peindre les vitres avec des fées et des lutins. Peut-être que ce jour là je redeviendrai un peu enfant... ce serait chouette.
La maison est plus gaie avec le sapin. Je l'aime bien, moi, cette maison. C'est un endroit qui ne ressemble pas à la Louisiane, ni à l'Italie, il n'y a pas plein de linge étendu sur la terrasse mais c'est joli quand même. Il y a un chien qui dort, un p'tit mec qui est mon frère et qui joue au foot, et pis moi au milieu de tout ça. De temps en temps j'ouvre la fenêtre de ma chambre pour fumer une cigarette, je laisse entrer l'air froid et je regarde décembre à ma fenêtre. Je m'improvise des petits poèmes en prose, un peu comme je le fais en ce moment à mon clavier. Des poèmes et des chansons, parce que la vie c'est plus marrant, c'est moins désespérant, en chantant !
Heureusement qu'il y a les chansons, d'ailleurs. Parce que quand je me sens mal je suis nerveuse, stressée, mais rien ne sort. Alors dans ces moments-la je me passe des petites musiques et je pleure en écoutant. Rien de tel qu'une chanson bien angoissante, bien inquiétante, pour chialer un bon coup. Ensuite je me sens libérée, plus légère et plus détendue. Mais ce n'est que partie remise, tôt ou tard les angoisses reviennent. Le stock de larmes ne sera jamais épuisé. Parfois il est fortement diminué, mais un nouveau camion vient toujours le rapprovisionner.
Il n'y a pourtant pas de quoi se tirer une balle dans la tête avec ce qui m'arrive en ce moment. Mais c'est tout ce que ça représente qui me fait de la peine. Encore une fois je réalise que la vie est dure et sans pitié. Jamais elle ne se lasse de nous envoyer des claques. Bah je m'en remettrai, je le sais bien... Mais en attendant c'est dur. Et il ne faudrait pas qu'un autre pépin se présente. Car un jour je finirai par ne plus pouvoir supporter tout ça. Je sais, il faut être fort, je sais, il faut être un battant, un winer, ou une wineuse plutôt. Mais je me moque d'être une wineuse. Je ne me dis jamais " Tu seras un homme ma fille ! " Je m'en fiche de tout ça. Il ne faut pas désespérer, il y en a des plus à plaindre que moi. Je ne suis pas un cas à part, au contraire, la plupart des gens ont eux aussi leurs soucis, entre les vieux qui sont malades, les parents qui ne comprennent pas leurs enfants adolescents, les travailleurs qui n'ont pas de travail... la vie nous offre toute une gamme de soucis et chacun d'entre nous récolte son lot. Mais certains les accumulent. Ils reçoivent coup sur coup et un jour, aussi forts soient-ils, eh bien ils finissent par baisser les bras, effondrés. Ils sont bien malheureux ces gens là. J'en connais, et même de mon age. Dix-sept ans, c'est largement suffisant pour goûter à tout ce que la vie a de mauvais. Autour d'eux les autres leur disent de se secouer, de prendre les choses en main, mais ce n'est pas facile. Pourtant c'était une belle journée, hier. En fin d'après-midi je suis allée chez Julie. Mais elle n'était pas là et c'est sa mère qui m'a accueillie. Eh oui ! Je le savais, pourtant, qu'hier Julie s'occupait d'une activité pour le Téléthon, elle me l'avait dit. Mais en ce moment j'oublie tout. Ce qu'on me dit rentre par une oreille et ressort par l'autre. Il faudrait que je me décide, un jour, à faire le ménage dans ma mémoire pour évacuer mes souvenirs d'enfance inutiles et laisser de la place pour les petites choses de tous les jours. Sa mère m'a accueillie très gentiment, j'étais contente, elle était beaucoup plus aimable que mercredi où elle m'avait à peine adressé la parole. Non, là elle m'a servi le café et on a causé ainsi pendant une heure. Elle m'a posé plein de questions sur le lycée, si tout se passait bien, elle a vraiment été très gentille. Je regrette d'avoir été un peu dure avec elle dans mon texte de l'autre soir. Finalement elle est comme tout le monde : elle subit. Et parfois elle craque. C'est ainsi. Elle a dit quelque chose qui m'a beaucoup touchée : elle m'a remerciée pour tout ce que j'avais fait pour sa fille depuis plus d'un mois. Elle me remerciait d'avoir été si attentionnée pour elle, de lui avoir donné des repères dans la ville et de l'avoir aidée à s'intégrer. Et elle m'a aussi confié qu'elle s'en voulait de l'obliger à déménager encore une fois. Et dire que je croyais qu'elle s'en moquait... je m'étais bien trompée. Chez elle il n'y avait plus rien, juste de quoi manger et deux duvets, le reste est déjà parti. Juste de quoi passer la dernière nuit.
Ensuite je suis allée retrouver Julie dans le centre ville, au stand où elle travaillait pour le Téléthon. Il y avait là énormément de monde, la musique à fond, j'ai eu beaucoup de mal à la trouver ! Elle était à une table, je ne sais pas trop ce qu'elle faisait, elle triait des cadeaux je crois. Elle a mis un moment avant de me voir car elle avait le dos tourné et il était impossible de crier dans tout ce boucan. Enfin si c'était possible mais je n'aime pas crier, et puis ma voix n'aurait pas été assez forte. Alors j'ai attendu qu'elle se retourne. Elle était surprise bien entendu ! On a parlé un peu mais pas beaucoup car elle avait pas mal de choses à faire. Alors on s'est donné rendez-vous pour deux heures plus tard et en attendant j'ai pris un billet de loterie. Je n'ai rien gagné, c'est une honte !
Et aujourd'hui elles sont parties, en train. Je n'arrive toujours pas à croire que c'est terminé. Sur le quai de la gare je voulais la garder contre moi, ou au pire monter avec elle, mais pas la laisser partir ainsi ! Elle était triste elle aussi, il faut dire qu'elle a encore plus de raisons que moi de l'être... Je crois même qu'elle a versé une petite larme. Sa mère aussi m'a serrée contre elle en me disant quelque chose qui m'a encore beaucoup touchée : " Tu es formidable, ne change pas. " Eh ben... je retire définitivement tout ce que j'ai écrit sur elle. Je ne peux pas l'effacer de mon journal, ce ne serait pas du jeu. Mais je regrette. Elle m'a chuchoté cette phrase très gentille à l'oreille mais Julie l'a entendue, alors elle m'a regardée avec un grand sourire, et ce sourire je l'ai encore devant les yeux.
Voilà, encore une page de tournée. Mais j'en ai marre de tourner des pages.

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