Le proverbe dit
que le malheur des uns fait le bonheur des autres.
Eh bien non, souvent, et c'est mon cas, le malheur
des uns fait aussi le malheur des autres. Mon
amie Julie retourne sur Paris en ce moment, c'est
un malheur pour elle, un malheur pour moi, et
un malheur pour tout le monde.
C'est vraiment désolant d'avoir du chagrin
après une si jolie journée. Car
nous avons vraiment profité de nos derniers
instants ensemble, en oubliant qu'à partir
de ce soir tout serait fini. Hier, on a décoré
le sapin de Noël. Si ça ne tenait
qu'à moi je ne pense pas que je l'aurais
fait, car à vrai dire je n'ai pas goût
à grand chose en ce moment. Mais c'est
ma mère qui a insisté et je crois
qu'elle a eu raison. C'est vrai, c'est important
de respecter certaines traditions, certains moments
marquants de l'année. Comme tous les ans,
j'ai accroché la petite botte rouge à
une branche. Cette botte rouge c'est la mienne,
c'est toujours moi qui l'accroche. Mon petit frère
lui c'est un chapeau du père Noël,
et ma soeur c'était une jolie boule nacrée
et brillante. Quand j'étais petite c'était
une fête de décorer le sapin. Et
on ne s'arrêtait pas au sapin : on accrochait
également des guirlandes partoutdans la
maison, je faisais des petits dessins colorés
que je placardais sur les murs de ma chambre,
et avec ma mère on collait des peintures
sur les vitres de la cuisine. Mais aujourd'hui,
ça ne m'intéresse plus du tout de
voir la tête du père Noël dans
la cuisine. Je m'en fous complètement.
J'ai perdu goût à tout cela, c'est
terminé. Peut-être que ça
reviendra, qui sait, le jour où à
mon tour j'aurai un petit gosse que ça
amusera de peindre les vitres avec des fées
et des lutins. Peut-être que ce jour là
je redeviendrai un peu enfant... ce serait chouette.
La maison est plus gaie avec le sapin. Je l'aime
bien, moi, cette maison. C'est un endroit qui
ne ressemble pas à la Louisiane, ni à
l'Italie, il n'y a pas plein de linge étendu
sur la terrasse mais c'est joli quand même.
Il y a un chien qui dort, un p'tit mec qui est
mon frère et qui joue au foot, et pis moi
au milieu de tout ça. De temps en temps
j'ouvre la fenêtre de ma chambre pour fumer
une cigarette, je laisse entrer l'air froid et
je regarde décembre à ma fenêtre.
Je m'improvise des petits poèmes en prose,
un peu comme je le fais en ce moment à
mon clavier. Des poèmes et des chansons,
parce que la vie c'est plus marrant, c'est moins
désespérant, en chantant !
Heureusement qu'il y a les chansons, d'ailleurs.
Parce que quand je me sens mal je suis nerveuse,
stressée, mais rien ne sort. Alors dans
ces moments-la je me passe des petites musiques
et je pleure en écoutant. Rien de tel qu'une
chanson bien angoissante, bien inquiétante,
pour chialer un bon coup. Ensuite je me sens libérée,
plus légère et plus détendue.
Mais ce n'est que partie remise, tôt ou
tard les angoisses reviennent. Le stock de larmes
ne sera jamais épuisé. Parfois il
est fortement diminué, mais un nouveau
camion vient toujours le rapprovisionner.
Il n'y a pourtant pas de quoi se tirer une balle
dans la tête avec ce qui m'arrive en ce
moment. Mais c'est tout ce que ça représente
qui me fait de la peine. Encore une fois je réalise
que la vie est dure et sans pitié. Jamais
elle ne se lasse de nous envoyer des claques.
Bah je m'en remettrai, je le sais bien... Mais
en attendant c'est dur. Et il ne faudrait pas
qu'un autre pépin se présente. Car
un jour je finirai par ne plus pouvoir supporter
tout ça. Je sais, il faut être fort,
je sais, il faut être un battant, un winer,
ou une wineuse plutôt. Mais je me moque
d'être une wineuse. Je ne me dis jamais
" Tu seras un homme ma fille ! " Je
m'en fiche de tout ça. Il ne faut pas désespérer,
il y en a des plus à plaindre que moi.
Je ne suis pas un cas à part, au contraire,
la plupart des gens ont eux aussi leurs soucis,
entre les vieux qui sont malades, les parents
qui ne comprennent pas leurs enfants adolescents,
les travailleurs qui n'ont pas de travail... la
vie nous offre toute une gamme de soucis et chacun
d'entre nous récolte son lot. Mais certains
les accumulent. Ils reçoivent coup sur
coup et un jour, aussi forts soient-ils, eh bien
ils finissent par baisser les bras, effondrés.
Ils sont bien malheureux ces gens là. J'en
connais, et même de mon age. Dix-sept ans,
c'est largement suffisant pour goûter à
tout ce que la vie a de mauvais. Autour d'eux
les autres leur disent de se secouer, de prendre
les choses en main, mais ce n'est pas facile.
Pourtant c'était une belle journée,
hier. En fin d'après-midi je suis allée
chez Julie. Mais elle n'était pas là
et c'est sa mère qui m'a accueillie. Eh
oui ! Je le savais, pourtant, qu'hier Julie s'occupait
d'une activité pour le Téléthon,
elle me l'avait dit. Mais en ce moment j'oublie
tout. Ce qu'on me dit rentre par une oreille et
ressort par l'autre. Il faudrait que je me décide,
un jour, à faire le ménage dans
ma mémoire pour évacuer mes souvenirs
d'enfance inutiles et laisser de la place pour
les petites choses de tous les jours. Sa mère
m'a accueillie très gentiment, j'étais
contente, elle était beaucoup plus aimable
que mercredi où elle m'avait à peine
adressé la parole. Non, là elle
m'a servi le café et on a causé
ainsi pendant une heure. Elle m'a posé
plein de questions sur le lycée, si tout
se passait bien, elle a vraiment été
très gentille. Je regrette d'avoir été
un peu dure avec elle dans mon texte de l'autre
soir. Finalement elle est comme tout le monde
: elle subit. Et parfois elle craque. C'est ainsi.
Elle a dit quelque chose qui m'a beaucoup touchée
: elle m'a remerciée pour tout ce que j'avais
fait pour sa fille depuis plus d'un mois. Elle
me remerciait d'avoir été si attentionnée
pour elle, de lui avoir donné des repères
dans la ville et de l'avoir aidée à
s'intégrer. Et elle m'a aussi confié
qu'elle s'en voulait de l'obliger à déménager
encore une fois. Et dire que je croyais qu'elle
s'en moquait... je m'étais bien trompée.
Chez elle il n'y avait plus rien, juste de quoi
manger et deux duvets, le reste est déjà
parti. Juste de quoi passer la dernière
nuit.
Ensuite je suis allée retrouver Julie dans
le centre ville, au stand où elle travaillait
pour le Téléthon. Il y avait là
énormément de monde, la musique
à fond, j'ai eu beaucoup de mal à
la trouver ! Elle était à une table,
je ne sais pas trop ce qu'elle faisait, elle triait
des cadeaux je crois. Elle a mis un moment avant
de me voir car elle avait le dos tourné
et il était impossible de crier dans tout
ce boucan. Enfin si c'était possible mais
je n'aime pas crier, et puis ma voix n'aurait
pas été assez forte. Alors j'ai
attendu qu'elle se retourne. Elle était
surprise bien entendu ! On a parlé un peu
mais pas beaucoup car elle avait pas mal de choses
à faire. Alors on s'est donné rendez-vous
pour deux heures plus tard et en attendant j'ai
pris un billet de loterie. Je n'ai rien gagné,
c'est une honte !
Et aujourd'hui elles sont parties, en train. Je
n'arrive toujours pas à croire que c'est
terminé. Sur le quai de la gare je voulais
la garder contre moi, ou au pire monter avec elle,
mais pas la laisser partir ainsi ! Elle était
triste elle aussi, il faut dire qu'elle a encore
plus de raisons que moi de l'être... Je
crois même qu'elle a versé une petite
larme. Sa mère aussi m'a serrée
contre elle en me disant quelque chose qui m'a
encore beaucoup touchée : " Tu es
formidable, ne change pas. " Eh ben... je
retire définitivement tout ce que j'ai
écrit sur elle. Je ne peux pas l'effacer
de mon journal, ce ne serait pas du jeu. Mais
je regrette. Elle m'a chuchoté cette phrase
très gentille à l'oreille mais Julie
l'a entendue, alors elle m'a regardée avec
un grand sourire, et ce sourire je l'ai encore
devant les yeux.
Voilà, encore une page de tournée.
Mais j'en ai marre de tourner des pages.
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