journal intime
60 _ Jeudi 5 décembre 2002

Complètement malade

Je suis malade, complètement malade. Cette phrase n'est pas de moi, mais c'est tellement vrai. Voilà bien longtemps que je ne m'étais pas sentie aussi mal. Mais ça c'est tout à fait moi : quand je me prends une claque, il me faut plusieurs jours avant de ressentir la douleur. Julie s'en va, elle retourne sur Paris, et ça je ne peux pas m'y faire.
La vie est injuste. Ca non plus ce n'est pas de moi, tout le monde le dit, c'est même un cliché. Mais de toutes façons rien n'est de moi, je ne sais faire que du copiage. Je ne sais faire que récupérer des bouts de phrases à droite à gauche dans les bouquins et les chansons, et en faire des mixages à peu près cohérents. Alors si un jour je passe à la postérité et que quelqu'un écrit de moi : " Aglaia a dit ceci, Aglaia a dit cela " et bien ce sera une erreur. Aglaia n'a jamais rien dit, elle n'a toujours fait que répéter. Aglaia ne sait pas écrire ou créer d'elle-même. Et voilà que je parle de moi à la troisième personne, maintenant…
La vie est injuste, disais-je. Comment une jeune fille aussi adorable que Julie peut-elle être aussi maltraitée par la vie ? Expliquez moi ! Je pense à elle et ça me fait mal. Depuis le début, le bon Dieu fait très mal son travail. Moi je dis qu'il faudrait le renvoyer et mettre quelqu'un d'autre à sa place : Julie par exemple. Si Dieu laissait sa place à Julie, tout serait plus doux et plus agréable. Les hommes se caresseraient plutôt que de se taper sur la tête, l'enfance durerait deux fois plus longtemps, et pis on mourirait tous avant d'être vieux et moches. Et si Julie devenait Dieu, moi je me ferais prophète. Tous les soirs je monterais auprès d'elle faire la causette, puis je redescendrais sur Terre prodiguer ses conseils. Le monde entier se connecterait sur mon site pour y lire la Bonne Parole, je recevrais des mails par milliards : des politiciens, des punks, des rois, des clochards, des vieux fous et des petits enfants. Et même des chiens, mais ça c'est Adonis qui leur répondrait car il serait mieux placé que moi.
Je sais, je fais encore dans le romanesque et le poétique, aujourd'hui. C'est la nouveauté dans les reproches que je reçois par mails : je ne suis pas spontanée, il paraît que je fais trop de style dans mon écriture, que je triche avec mes sentiments et que je ne me montre que telle que j'ai envie qu'on me voit. Plusieurs me l'ont dit. Je ne répondrai qu'une seule chose : bravo ! Je leur en donnerai, moi, des textes spontanés. Il faudra leur expliquer un jour, à ces lecteurs, que la façon la plus honnête de dire les choses c'est encore de les tourner en poésie. Et s'ils ne comprennent pas ça eh bien qu'ils cliquent ailleurs pour voir si j'y suis. Et si j'y suis qu'ils ne m'adressent surtout pas la parole !
Ca m'aurait plu, pourtant, de me mettre ce soir à mon clavier pour écrire un texte qui ne soit pas qu'un long sanglot. Mais trop de choses m'attristent. Ce soir Julie et sa mère sont venues à la maison : sa mère a craqué et s'est mise à pleurer tant et tellement que j'ai bien cru qu'elle ne pourrait jamais s'arrêter. Si bien que c'est sa fille qui devait la consoler. Voilà le monde aujourd'hui : ce sont les enfants qui consolent leurs parents. Cherchez l'erreur !
Tout le monde me quitte. Mon père navigue quelque part sur l'océan, ma meilleure amie sort avec mon meilleur ami si bien que je ne vois plus ni l'un ni l'autre, ma Julie adorée est obligée de quitter la ville… Et ma sœur, ma chère sœur, elle c'est bien pire, elle ne m'a pas quitté, elle s'est éteinte peu à peu, tellement doucement et à petit feu que je n'arrive toujours pas à croire qu'elle ne soit pas encore un tout petit peu en vie. Heureusement que j'ai mon chien. Lui il est à côté de moi, il ne dit rien, il dort en ce moment. Je le regarde et ça me fait chaud au cœur, parfois je le caresse alors il ouvre un œil et me regarde, puis se rendort. C'est beau. Le jour où il mourra je perdrai une partie de moi-même. Mais je ferai le deuil car il aura bien vécu, et je n'en garderai que du bon souvenir. Alors que ma sœur, elle ne s'est pas suicidée mais c'est tout comme. Si le bon Dieu pouvait faire son travail correctement au moins une fois dans sa vie, eh bien il ressusciterait ma sœur. Ca ne lui coûterait rien, ça ne ferait du mal à personne et du bien à beaucoup. Surtout à moi.
J'ai envie de me blottir dans un coin et de pleurer pendant des journées entières. Il y a trop de larmes dans ma tête, il faut qu'elles sortent. Peut-être qu'ensuite je me sentirai libérée de tout ce chagrin. Mais je ne peux pas, je n'ai pas le temps : demain je dois aller au lycée, comme tous les jours. Alors pour le moment ce ne sont pas des larmes qui sortent mais des mots, c'est toujours ça.
Puisque paraît-il je fais dans le romanesque il faut que je trouve une conclusion à ce texte. Quoique pour une fois je pourrais ne pas en faire, ainsi ils verraient ces lecteurs qui me reprochent de trop soigner mon écriture, ce que c'est qu'un texte spontané. Pas d'introduction, pas de conclusion, des vulgarités du début à la fin et des banalités à tout bout de champ. Ah ce serait agréable à lire ! Si j'étais spontanée, mes récits seraient tout plein d'insanités. Je traiterais par exemple le bon Dieu de salaud, la vie de grosse méchante pas gentille, j'avouerais qu'aujourd'hui j'ai fumé deux paquets de cigarettes, et que je dois être une enfant gâtée pour gaspiller ainsi mon argent. Tout cela je le dirais, si j'étais spontanée. Mais ce ne serait pas moi, ce serait juste un petit cri de rage qui me soulagerait trois minutes et rien d'autre. Alors oui je soigne mon écriture, alors oui j'essaie d'être le plus lisible possible. Excusez-moi de construire mes phrases, excusez-moi de corriger le début d'un texte une fois que je suis rendue à la fin.
Sur ce je vais me coucher, il est plus que temps.

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