journal intime
59 _ Mercredi 4 décembre 2002

Les cartons

Cette nuit, un bruit m'a réveillée. Et quand je suis réveillée j'ai beaucoup de mal à me rendormir. Alors autant se lever carrément et se changer les idées. J'ai allumé la lumière et suis descendue dans le salon. Et c'est là que j'ai vu Julie, toute couverte comme pour un long voyage dans le froid, prête à quitter la maison. Elle était sur le point de repartir chez elle, et écrivait un petit mot pour nous prévenir. Sur le moment j'ai eu peur ! Elle ne va pas très bien, en ce moment, et d'un seul coup j'ai pensé " ça y est elle va faire une bêtise ". Mais non, elle avait simplement décidé de regagner son appartement là-bas, à Mireuil. En me voyant débarquer, elle a eu un soupir de déception, comme si elle avait manqué son coup. Elle voulait partir parce qu'elle s'en voulait d'être restée dormir ici, alors que sa mère avait besoin d'elle en ce moment. Mais je ne pouvais pas la laisser sortir ainsi, c'est beaucoup trop dangereux, pour une jeune fille, de traverser tous ces vilains quartiers seule et en pleine nuit. Car c'est dans un vilain quartier qu'elle habite, il faut bien le reconnaître. Je lui ai dit et elle a répliqué qu'elle s'en voulait trop d'avoir quitté sa mère, ne serait-ce que pour une nuit, et que de toutes façons si elle restait chez moi elle ne pourrait pas se rendormir. " Très bien, alors je t'accompagne " que je lui ai dit. Ben ouais, au moins on serait deux, et puis avec mon chien on ne risque pas grand chose. Quand je lui ai dit ça elle est redevenue toute triste, toute perturbée, comme si moi, son amie, je venais bouleverser tous ses plans. Et ça m'a fait mal de voir que je lui causais tant de soucis. Mais je n'aurais pas pu la laisser sortir toute seule, non, vraiment... Je me suis assise à côté d'elle et j'ai essayé d'attirer son regard car elle avait les yeux baissés, pensive. Je lui ai pris la main et lui ai dit que si elle voulait, on se lèverait plus tôt le matin et on passerait voir sa mère avant d'aller au lycée. Elle m'a juste répondu que sa mère elle était bien malheureuse, en ce moment. Alors pour changer de sujet je lui ai demandé si par hasard elle n'avait pas un petit peu faim, elle a fait oui sans m'avoir écouté alors je suis partie à la cuisine chercher deux pains au chocolat. Et on les a mangés en silence, dans le salon, sur le canapé. Et d'un seul coup, j'ai réalisé à quel point on devait avoir l'air drôles toutes les deux comme ça : à manger un pain au chocolat à quatre heures du matin, en silence, elle toute couverte de son gros manteau, et moi à côté en chemise de nuit ! En pensant à ça j'ai souri et Julie l'a vu. Elle m'a demandé pourquoi je riais et je lui ai expliqué. Et elle aussi s'est mise à sourire... et a retiré son gros manteau... ouf ! Puis elle a dit " bon ben je vais rester... " Elle l'a dit d'un air résigné, mais j'ai senti qu'il n'y avait plus de chagrin dans ses paroles. On a fini nos pains au chocolat et on est remontées . En passant devant ma porte, elle m'a demandé " je peux dormir avec toi ? " Ah la la... Elle était toute gênée, comme si elle avait honte de me demander ça... " Mais bien sûr que tu peux ! " Alors on s'est couchées et cinq minutes après elle dormait déjà. Mais moi quand je suis réveillée j'ai beaucoup de mal à me rendormir, alors je me suis tournée les pouces pendant vingt bonnes minutes avant de fermer l'oeil. J'aurais été seule je me serais relevée, mais je l'entendais dormir à côté de moi et je ne voulais pas risquer de la réveiller.
Ce midi après le lycée on est allées chez elle. Effectivement, sa mère ne va pas bien du tout. Elle était sur les nerfs et très agressive, c'est à peine si elle nous a dit bonjour. Je me demande même si elle a rendu la bise que Julie lui a faite, je ne sais plus... Il y avait plein de cartons, le départ est proche. Elles vont quitter l'appartement dans les jours qui viennent, certainement que lundi elles ne seront plus là, c'est désespérant. Alors sa mère remballe les affaires. Elle parlait toute seule, toute coléreuse. Elle a dit à Julie : " faut que tes affaires soient emballées ce soir ! " Alors Julie a demandé pourquoi et sa mère a répondu " beh qu'est ce que tu crois, qu'on n'a que ça à faire ! Tout doit partir demain, et tes cartons ils vont pas se faire tout seul. " Je n'en revenais pas de la voir si autoritaire et j'avais de la peine pour Julie, qui évitait de répondre. Et sa mère a rajouté : " et cette nuit tu restes ici ! " Là c'était trop. Elle oblige sa fille à quitter la ville avec elle parce qu'elle n'a pas le courage de dire non à son mari, et elle la traite comme une moins que rien ? Je bouillais en moi-même. Et elle continuait : " je me suis faite insulter au téléphone ce matin ! La proprio a appelé et elle m'a fait comprendre que quitter un appartement au bout d'un mois c'était irresponsable " etc... etc... Franchement la proprio, qu'est ce qu'on en a à faire...
Il y avait un carton qui gênait alors elle a donné un coup de pied dedans : on a entendu de la porcelaine se casser. Elle a levé les yeux au ciel l'air de dire " mais qu'est ce que j'ai fait pour mériter ça ? Je ferais mieux de me jeter par la fenêtre tiens… " C'en était trop, avec Julie on a quitté la pièce pour aller dans sa chambre. Je n'en revenais pas. Elle m'a raconté que vendredi soir elle avait véritablement explosé. Et dans sa colère elle a appris à Julie des choses qu'elle lui cachait depuis plus d'un an. En fait pendant tout ce temps, son père leur envoyait beaucoup de lettres, une par semaine à peu près. Il était toujours méchant et agressif dans son courrier, alors sa mère le déchirait. C'est pour cela qu'elles sont venues s'installer à La Rochelle : pour être définitivement à l'abri du père. Mais il les a retrouvées et il est désormais plus méchant que jamais, plus menaçant.
Puis on a décidé de sortir. Au moment où on franchissait le seuil, la mère de Julie a dit " et tes cartons ? " mais la porte a claqué, pas besoin de répondre...
A l'heure qu'il est je suis encore révoltée de ce que j'ai vu. Voir Mireille traiter sa fille de la sorte, alors qu'elle exige tant d'elle... Et Julie, je pense à elle et j'aimerais qu'elle soit ici, en ce moment. J'espère qu'elle ne se sent pas trop seule.

Julie va partirtexte précédent texte suivant Complètement malade