journal intime
188 _ vendredi 11 juillet 2003

En week-end

Jadis, je ne comprenais pas que les gens soient si impatients d'être en week-end. Pour moi le samedi et le dimanche étaient deux jours comme les autres, à part qu'on pouvait se coucher un peu plus tard et dormir un peu plus longtemps. C'était le bon vieux temps où je n'étais que lycéenne. Je me levais en pleine forme à sept heures, je travaillais cinq ou six heures de rang et j'avais tout l'après-midi pour moi. Et toutes les soirées. Et j'allais promener mon chien, et je traînais sur le Net, et je m'amusais avec mon copain, et on allait prendre des apéros et j'en passe. Maintenant que je travaille pour de bon, je comprends ma douleur.
"Vivement ce soir", voilà ce que je me dis tous les matins dès que j'arrive au boulot. Quelle galère… Je fais ces gestes monotones et répétitifs plusieurs heures de rang, en pleine chaleur bien entendu, je regarde l'horloge pour la faire tourner plus vite… Entre midi et deux, c'est plutôt agréable, heureusement. Je mange à la cantine avec les autres jeunes intérimaires, et après ça je me repose un peu dans le hall d'entrée. C'est bon, c'est doux, c'est climatisé, il y a des magazines qu'on peut lire, et des gens qui sont là qu'on peut parler avec. Certains me font rire, volontairement ou à leur insu. Je fume une dernière cigarette en la regardant se consumer lentement, plus que quelques millimètres de cendres et je devrai l'écraser, et repartir travailler. Je monte là-haut sur la mezzanine, j'ai dans la main ma petite bouteille d'eau bien fraîche sortie du frigo, mais une heure après l'eau est déjà toute chaude et imbuvable.
Annie, ma formatrice, ce matin, me disait : "C'est agréable de travailler avec toi parce que tu as toujours le sourire". Ah bon ? J'étais la première surprise par cette remarque. Je me demandais comment je pouvais avoir le sourire alors que je m'ennuyais au plus haut point. Mais par la suite j'ai compris, et c'est vrai. En fait, ces journées sont si longues et si monotones, que le moindre petit événement qui vient casser le traintrain me met en joie. Par exemple quand je dis bonjour aux autres, le matin. Je suis joyeuse car pendant quelques secondes on va discuter, et chacun a sa façon bien à lui de répondre. Entre ceux qui trouvent qu'il fait trop chaud, ceux qui trouvent qu'il fait tout de même un peu moins chaud qu'il y a un mois, et ceux qui ne trouvent rien, qui s'en foutent. Tout cela, c'est un peu de distraction dans la journée. Quand Raphaël m'apporte une caisse de petits robinets que je vais devoir tamponner, je suis enthousiaste car je sais qu'on va causer un petit peu, qu'il va sans doute me sortir une bonne grosse blague de derrière les fagots, et que même si elle n'est pas drôle je rigolerai quand même. Et aussi quand le chef vient faire un tour. Là j'en mets un grand coup. Je sens qu'il est derrière moi, et que peut-être il m'observe du coin de l'œil pour vérifier que je fais bien mon boulot. Alors je fais semblant d'être très concentrée et très motivée, ça dure cinq minutes, cinq minutes qui me sortent un peu de l'ordinaire. Ainsi, toutes ces petites choses font passer les journées qui du coup passent moins lentement. Et l'horloge tourne un peu plus vite.
Et puis comme mon travail est très machinal et répétitif, j'ai une petite place dans mon esprit pour rêvasser un peu, pour penser vaguement, de loin, dans le brouillard. J'ai sur ma table tout un tas de pauvres petites feuilles et de stylos qui ne me servent à rien, alors je m'en sers pour noter ce qui me passe par la tête. Ainsi hier, j'ai écrit une dizaine de phrases que je replacerai dans une prochaine chanson. Et bien sûr, je note les réflexions comiques. Les bonnes réflexions bien lourdes des ouvriers qui travaillent au-dessous, et le soir je les répète à mon père qui en est friand. Sur la mezzanine il n'y a que des femmes, mais j'entends les hommes parler au-dessous. Surtout Christian, un toulousain, avé l'accent tout. Tout à l'heure il était chargé de passer une couche de peinture bleue sur les établis. A un vieux qui passait à côté de lui, il a dit comme ça : "Eh Maurice ! Viens donc là que je te passe la deuxième couche ! Avec celle que tu te trimballes déjà ça devrait aller !" Eh eh… Ou quand il passait le balai et que ce même Maurice se trouvait sur son passage, il lui a sorti : "Le chef m'a dit de balayer toutes les merdes. Alors pousse-toi de là ou tu vas y passer".
Mais le meilleur moment de la journée, c'est le soir. Je passe vite fait chez moi mettre mon maillot de bain et emmener mon chien, je m'en vais frapper chez Noémie et on va se baigner dans l'océan. Noémie, elle, ne travaille pas. "J'ai eu le bac, dit-elle, je ne vais pas en plus travailler tout l'été". Certes, mais quand on met les pieds dans l'eau, je peux vous dire que de nous deux c'est moi qui savoure le plus. Après ça je reste un peu chez elle, ou elle chez moi. Hier soir elle voulait que je vienne à une soirée. Mais je suis déjà fatiguée quand je ne sors pas, si en plus je commence à faire la fête je ne vais pas faire de vieux os.
A propos de vieux os, j'ai fait un peu plus ample connaissance avec Alexandra. Cette fille toute maigre et toute tristounette dont je parlais dans mon dernier texte. Celle qui grave des robinets à côté de moi. Elle me fait mal au cœur tant elle a l'air triste, cette fille… Toujours avec son petit sourire plein de chagrin sur les lèvres. Hier, alors que j'avais terminé mes robinets et que j'en attendais d'autres, je suis allée lui donner un coup de main car elle est extrêmement lente. J'ai essayé de la motiver comme je pouvais, alors elle m'a posé une question, la seule de la semaine je crois. Elle m'a demandé étonnée : "Tu trouves ça intéressant comme boulot ?" Hum… intéressant n'est pas le mot, pensais-je. Carrément gonflant serait plus approprié. Mais je n'allais quand même pas lui faire baisser d'avantage le moral, alors j'ai fait semblant d'être enthousiaste. Je lui ai dit qu'il fallait prendre ça comme au jeu. Que le robinet, si tu le cales mal dans la machine il ne sera pas bien gravé. Que le but était de le faire sortir de là flambant neuf. Et j'ai même pris un robinet devant Alexandra et je lui ai dit, au robinet : "Allez petit Robinet, cale-toi bien dans la machine, je vais te tamponner la figure". Ca a fait sourire Alexandra, tristement mais c'est mieux que rien.
Me voilà qui parle aux robinets, maintenant… Je dois déjà être aliénée.

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