Jadis, je ne comprenais
pas que les gens soient si impatients d'être
en week-end. Pour moi le samedi et le dimanche
étaient deux jours comme les autres, à
part qu'on pouvait se coucher un peu plus tard
et dormir un peu plus longtemps. C'était
le bon vieux temps où je n'étais
que lycéenne. Je me levais en pleine forme
à sept heures, je travaillais cinq ou six
heures de rang et j'avais tout l'après-midi
pour moi. Et toutes les soirées. Et j'allais
promener mon chien, et je traînais sur le
Net, et je m'amusais avec mon copain, et on allait
prendre des apéros et j'en passe. Maintenant
que je travaille pour de bon, je comprends ma
douleur.
"Vivement ce soir", voilà ce
que je me dis tous les matins dès que j'arrive
au boulot. Quelle galère
Je fais
ces gestes monotones et répétitifs
plusieurs heures de rang, en pleine chaleur bien
entendu, je regarde l'horloge pour la faire tourner
plus vite
Entre midi et deux, c'est plutôt
agréable, heureusement. Je mange à
la cantine avec les autres jeunes intérimaires,
et après ça je me repose un peu
dans le hall d'entrée. C'est bon, c'est
doux, c'est climatisé, il y a des magazines
qu'on peut lire, et des gens qui sont là
qu'on peut parler avec. Certains me font rire,
volontairement ou à leur insu. Je fume
une dernière cigarette en la regardant
se consumer lentement, plus que quelques millimètres
de cendres et je devrai l'écraser, et repartir
travailler. Je monte là-haut sur la mezzanine,
j'ai dans la main ma petite bouteille d'eau bien
fraîche sortie du frigo, mais une heure
après l'eau est déjà toute
chaude et imbuvable.
Annie, ma formatrice, ce matin, me disait : "C'est
agréable de travailler avec toi parce que
tu as toujours le sourire". Ah bon ? J'étais
la première surprise par cette remarque.
Je me demandais comment je pouvais avoir le sourire
alors que je m'ennuyais au plus haut point. Mais
par la suite j'ai compris, et c'est vrai. En fait,
ces journées sont si longues et si monotones,
que le moindre petit événement qui
vient casser le traintrain me met en joie. Par
exemple quand je dis bonjour aux autres, le matin.
Je suis joyeuse car pendant quelques secondes
on va discuter, et chacun a sa façon bien
à lui de répondre. Entre ceux qui
trouvent qu'il fait trop chaud, ceux qui trouvent
qu'il fait tout de même un peu moins chaud
qu'il y a un mois, et ceux qui ne trouvent rien,
qui s'en foutent. Tout cela, c'est un peu de distraction
dans la journée. Quand Raphaël m'apporte
une caisse de petits robinets que je vais devoir
tamponner, je suis enthousiaste car je sais qu'on
va causer un petit peu, qu'il va sans doute me
sortir une bonne grosse blague de derrière
les fagots, et que même si elle n'est pas
drôle je rigolerai quand même. Et
aussi quand le chef vient faire un tour. Là
j'en mets un grand coup. Je sens qu'il est derrière
moi, et que peut-être il m'observe du coin
de l'il pour vérifier que je fais
bien mon boulot. Alors je fais semblant d'être
très concentrée et très motivée,
ça dure cinq minutes, cinq minutes qui
me sortent un peu de l'ordinaire. Ainsi, toutes
ces petites choses font passer les journées
qui du coup passent moins lentement. Et l'horloge
tourne un peu plus vite.
Et puis comme mon travail est très machinal
et répétitif, j'ai une petite place
dans mon esprit pour rêvasser un peu, pour
penser vaguement, de loin, dans le brouillard.
J'ai sur ma table tout un tas de pauvres petites
feuilles et de stylos qui ne me servent à
rien, alors je m'en sers pour noter ce qui me
passe par la tête. Ainsi hier, j'ai écrit
une dizaine de phrases que je replacerai dans
une prochaine chanson. Et bien sûr, je note
les réflexions comiques. Les bonnes réflexions
bien lourdes des ouvriers qui travaillent au-dessous,
et le soir je les répète à
mon père qui en est friand. Sur la mezzanine
il n'y a que des femmes, mais j'entends les hommes
parler au-dessous. Surtout Christian, un toulousain,
avé l'accent tout. Tout à l'heure
il était chargé de passer une couche
de peinture bleue sur les établis. A un
vieux qui passait à côté de
lui, il a dit comme ça : "Eh Maurice
! Viens donc là que je te passe la deuxième
couche ! Avec celle que tu te trimballes déjà
ça devrait aller !" Eh eh
Ou
quand il passait le balai et que ce même
Maurice se trouvait sur son passage, il lui a
sorti : "Le chef m'a dit de balayer toutes
les merdes. Alors pousse-toi de là ou tu
vas y passer".
Mais le meilleur moment de la journée,
c'est le soir. Je passe vite fait chez moi mettre
mon maillot de bain et emmener mon chien, je m'en
vais frapper chez Noémie et on va se baigner
dans l'océan. Noémie, elle, ne travaille
pas. "J'ai eu le bac, dit-elle, je ne vais
pas en plus travailler tout l'été".
Certes, mais quand on met les pieds dans l'eau,
je peux vous dire que de nous deux c'est moi qui
savoure le plus. Après ça je reste
un peu chez elle, ou elle chez moi. Hier soir
elle voulait que je vienne à une soirée.
Mais je suis déjà fatiguée
quand je ne sors pas, si en plus je commence à
faire la fête je ne vais pas faire de vieux
os.
A propos de vieux os, j'ai fait un peu plus ample
connaissance avec Alexandra. Cette fille toute
maigre et toute tristounette dont je parlais dans
mon dernier texte. Celle qui grave des robinets
à côté de moi. Elle me fait
mal au cur tant elle a l'air triste, cette
fille
Toujours avec son petit sourire plein
de chagrin sur les lèvres. Hier, alors
que j'avais terminé mes robinets et que
j'en attendais d'autres, je suis allée
lui donner un coup de main car elle est extrêmement
lente. J'ai essayé de la motiver comme
je pouvais, alors elle m'a posé une question,
la seule de la semaine je crois. Elle m'a demandé
étonnée : "Tu trouves ça
intéressant comme boulot ?" Hum
intéressant n'est pas le mot, pensais-je.
Carrément gonflant serait plus approprié.
Mais je n'allais quand même pas lui faire
baisser d'avantage le moral, alors j'ai fait semblant
d'être enthousiaste. Je lui ai dit qu'il
fallait prendre ça comme au jeu. Que le
robinet, si tu le cales mal dans la machine il
ne sera pas bien gravé. Que le but était
de le faire sortir de là flambant neuf.
Et j'ai même pris un robinet devant Alexandra
et je lui ai dit, au robinet : "Allez petit
Robinet, cale-toi bien dans la machine, je vais
te tamponner la figure". Ca a fait sourire
Alexandra, tristement mais c'est mieux que rien.
Me voilà qui parle aux robinets, maintenant
Je dois déjà être aliénée.
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