Voilà deux
jours que je travaille, et je suis déjà
totalement immergée dans la vie active.
Et même submergée, j'ai carrément
pris la tasse. Si bien qu'hier soir je n'en menais
pas large, j'étais fatiguée et déboussolée.
Pourtant je ne fais pas un travail fatigant, puisque
je suis assise les trois quarts du temps, mais
c'est le fait d'entendre le ronron des machines
au loin, de voir cet éternel va-et-vient
devant moi, d'être en pleine chaleur sur
une mezzanine, qui m'a cassée en deux.
Alors en rentrant hier soir je suis montée
directement dans ma chambre, je me suis allongée
sur mon lit et je suis partie en moins de deux
minutes dans un sommeil très lointain.
En me réveillant une heure plus tard je
ne comprenais plus rien, je ne savais absolument
pas quelle heure il était ni pourquoi j'étais
toute habillée endormie sur mon lit. Dur
dur
Ce soir ça va un peu mieux, on
s'habitue vite.
Hier matin j'étais dans le bureau du chef.
On a papoté cinq minutes mais pas plus
car les chefs sont toujours très pressés.
Cinq minutes dont deux à rien faire : il
était au téléphone. A ce
moment-là deux jeunes gars sont passés
dans le couloir, comme je n'avais rien à
faire j'ai écouté leur conversation.
L'un des deux avait l'air tout nouveau comme moi
car il demandait à l'autre : "Il y
a des filles au moins ici ?" Et l'autre a
répondu : "Ouais ça va y en
a quelques-unes de baisables" J'étais
outrée. Est-ce une manière de parler
? Tout de suite j'avais moins envie d'y aller,
dans le dépôt, commencer ce nouveau
boulot.
Et pourtant j'ai suivi le chef qui m'a fait une
visite guidée très rapide et très
succinte. L'entreprise est énorme, un très
grand et très gros bâtiment, un personnel
de deux cents personnes, des hommes, des femmes,
des vieux, des jeunes, des comiques et des tristes.
On a visité tout ça en moins de
dix minutes, le chef marchait très vite
devant moi j'avais envie de lui dire "Eh
calmos !" En marchant il m'expliquait un
peu le pourquoi et le comment. On y vend de tout
là-dedans. De la quincaillerie, pourrait-on
résumer. Mais ça va bien au-delà
de la quincaillerie, du râteau de jardin
à l'ampoule, de l'arrosoir au décapsuleur
de canettes
32 milles produits en tout,
rangés dans d'immenses rayons sur trois
étages de hauteur. Trois étages
et une mezzanine, c'est l'endroit le plus haut
du bâtiment, la mezzanine, et c'est justement
celui où je travaille. C'est ce que le
chef m'a expliqué, je lui ai donc répondu
"Ah c'est bien j'arrive à peine et
je suis déjà au sommet de l'entreprise
!" Il a rigolé de ma blague, et c'était
un rire sincère je pense, tant mieux, car
des blagues j'en fais peu alors autant qu'elles
soient bonnes.
Après un escalier raide comme une échelle
nous nous trouvions donc sur la mezzanine, où
le chef m'a rapidement présentée
à Annie, ma formatrice, avant de se sauver
vers des taches sans doute plus importantes. Annie,
ma formatrice, est très gentille quoique
un peu sèche parfois. Elle a cinquante-trois
ans mais en fait dix de moins, voire quinze, j'étais
impressionnée quand elle m'a dit son âge.
Quelle forme ! En plus elle a un regard plein
de douceur, j'avais l'impression de voir ma mère
quand j'étais petite, c'était étrange
Elle m'a expliqué mon boulot qui n'est
pas bien compliqué, mais il faut réfléchir
un petit peu. Je suis assise à une table
devant une machine bizarre. Un gars m'apporte
de temps en temps une caisse de petits robinets,
et moi je dois passer ces robinets dans la machine,
bien ajuster, fermer la boîte, appuyer sur
la pédale et attendre une minute. Le robinet
en ressort gravé. Mais attention, il y
a une cinquantaine de types de robinets, et à
chacun correspond un gravage bien précis
que je dois programmer. Il me faut donc tout d'abord
chercher dans le catalogue quel gravage je dois
activer. C'est à peu près tout ce
que j'ai à faire, c'est limite du travail
à la chaîne, mais quand même
pas, je peux faire ça à mon rythme.
D'ailleurs le gars qui me les apporte, ces robinets,
c'est Raphaël, celui qui disait qu'il y avait
quelques filles baisables ici. Enfin je crois,
il me semble que c'est sa voix que j'avais entendue.
Nous avons rapidement fait connaissance, avec
un à-priori négatif de ma part à
cause de cette phrase qu'il avait lâchée
auparavant. Eh bien lui qui m'avait paru si rustre
à ce moment-là, en fait je l'ai
trouvé assez aimable et poli avec moi.
Il était tout gentil, peut-être parce
que je suis jeune et nouvelle. Car il envoyé
promener Annie. Alors qu'elle lui répondait
il n'écoutait déjà plus,
il desendait les marches de la mezzanine. A la
fin il était en bas, Annie était
en haut à lui répondre, il lui a
juste dit "Reste pas là je vois ta
culotte"
Mes trois collègues, là-haut, sont
deux femmes et une jeune fille comme moi, vingt
ans son âge, Alexandra son prénom.
Elle est toute tristounette, cette fille
Elle me fait mal au cur
Elle ne décroche
presque pas un mot de la journée, quand
on lui parle elle répond tout timidement
avec un petit sourire plein de chagrin
Peut-être
est-elle mal dans sa peau, mais peut-être
n'est-ce que passager. Peut-être pas le
bon moment pour faire sa connaissance. N'empêche
elle a de la chance, elle est là pour tout
l'été, elle
Alors que moi
seulement deux semaines. Je regrette vraiment
de ne pas m'être prise plus tôt dans
la recherche d'un travail saisonnier. Alexandra
est toute tristounette
et toute maigrichonne.
Oui, elle est bien plus maigre que la moyenne,
je suis un peu inquiète pour elle, j'espère
qu'elle n'est pas anorexique, ça me rappelle
ma sur. Pour être aussi maigre il
faut manger bien peu. Pour le savoir il faudrait
que je déjeune avec elle, mais à
midi elle rentre tandis que moi je reste à
la cantine. Si au repas elle mange trois fois
moins que la normale, que des choses allégées,
qu'elle préfère piquer vite fait
dans le plat plutôt que de se servir, qu'elle
préfère ne pas boire de café
plutôt que d'en boire un sucré, c'est
mauvais signe
Si en plus elle va systématiquement
aux toilettes après le repas, là
c'est carrément inquiétant. Enfin
je ne vais quand même pas me tracasser pour
elle. Mais tout de même, elle me chagrine
un peu
D'ailleurs le chef m'a parlé d'elle. Il
m'a dit "C'est bien, vous êtes efficace
vous
Ca fait un jour que vous êtes
là et vous êtes déjà
plus rapide que l'autre, là
"
en parlant d'Alexandra. Je n'ai pas du tout apprécié
cette réflexion. Je n'aime pas être
comparée à quelqu'un, même
si je sors gagnante. Je n'aime pas les comparaisons
de personnes, ni les compétitions ni les
concours ni rien de tout cela. J'espère
de tout mon cur qu'Alexandra prouvera à
cet imbécile de chef qu'elle est pleine
de qualités.
Quant à moi
ben demain matin c'est
reparti
comme tous les jours de la semaine.
Dur dur !
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