journal intime
187 _ mardi 8 juillet 2003

L'entreprise

Voilà deux jours que je travaille, et je suis déjà totalement immergée dans la vie active. Et même submergée, j'ai carrément pris la tasse. Si bien qu'hier soir je n'en menais pas large, j'étais fatiguée et déboussolée. Pourtant je ne fais pas un travail fatigant, puisque je suis assise les trois quarts du temps, mais c'est le fait d'entendre le ronron des machines au loin, de voir cet éternel va-et-vient devant moi, d'être en pleine chaleur sur une mezzanine, qui m'a cassée en deux. Alors en rentrant hier soir je suis montée directement dans ma chambre, je me suis allongée sur mon lit et je suis partie en moins de deux minutes dans un sommeil très lointain. En me réveillant une heure plus tard je ne comprenais plus rien, je ne savais absolument pas quelle heure il était ni pourquoi j'étais toute habillée endormie sur mon lit. Dur dur… Ce soir ça va un peu mieux, on s'habitue vite.
Hier matin j'étais dans le bureau du chef. On a papoté cinq minutes mais pas plus car les chefs sont toujours très pressés. Cinq minutes dont deux à rien faire : il était au téléphone. A ce moment-là deux jeunes gars sont passés dans le couloir, comme je n'avais rien à faire j'ai écouté leur conversation. L'un des deux avait l'air tout nouveau comme moi car il demandait à l'autre : "Il y a des filles au moins ici ?" Et l'autre a répondu : "Ouais ça va y en a quelques-unes de baisables" J'étais outrée. Est-ce une manière de parler ? Tout de suite j'avais moins envie d'y aller, dans le dépôt, commencer ce nouveau boulot.
Et pourtant j'ai suivi le chef qui m'a fait une visite guidée très rapide et très succinte. L'entreprise est énorme, un très grand et très gros bâtiment, un personnel de deux cents personnes, des hommes, des femmes, des vieux, des jeunes, des comiques et des tristes. On a visité tout ça en moins de dix minutes, le chef marchait très vite devant moi j'avais envie de lui dire "Eh calmos !" En marchant il m'expliquait un peu le pourquoi et le comment. On y vend de tout là-dedans. De la quincaillerie, pourrait-on résumer. Mais ça va bien au-delà de la quincaillerie, du râteau de jardin à l'ampoule, de l'arrosoir au décapsuleur de canettes… 32 milles produits en tout, rangés dans d'immenses rayons sur trois étages de hauteur. Trois étages et une mezzanine, c'est l'endroit le plus haut du bâtiment, la mezzanine, et c'est justement celui où je travaille. C'est ce que le chef m'a expliqué, je lui ai donc répondu "Ah c'est bien j'arrive à peine et je suis déjà au sommet de l'entreprise !" Il a rigolé de ma blague, et c'était un rire sincère je pense, tant mieux, car des blagues j'en fais peu alors autant qu'elles soient bonnes.
Après un escalier raide comme une échelle nous nous trouvions donc sur la mezzanine, où le chef m'a rapidement présentée à Annie, ma formatrice, avant de se sauver vers des taches sans doute plus importantes. Annie, ma formatrice, est très gentille quoique un peu sèche parfois. Elle a cinquante-trois ans mais en fait dix de moins, voire quinze, j'étais impressionnée quand elle m'a dit son âge. Quelle forme ! En plus elle a un regard plein de douceur, j'avais l'impression de voir ma mère quand j'étais petite, c'était étrange… Elle m'a expliqué mon boulot qui n'est pas bien compliqué, mais il faut réfléchir un petit peu. Je suis assise à une table devant une machine bizarre. Un gars m'apporte de temps en temps une caisse de petits robinets, et moi je dois passer ces robinets dans la machine, bien ajuster, fermer la boîte, appuyer sur la pédale et attendre une minute. Le robinet en ressort gravé. Mais attention, il y a une cinquantaine de types de robinets, et à chacun correspond un gravage bien précis que je dois programmer. Il me faut donc tout d'abord chercher dans le catalogue quel gravage je dois activer. C'est à peu près tout ce que j'ai à faire, c'est limite du travail à la chaîne, mais quand même pas, je peux faire ça à mon rythme.
D'ailleurs le gars qui me les apporte, ces robinets, c'est Raphaël, celui qui disait qu'il y avait quelques filles baisables ici. Enfin je crois, il me semble que c'est sa voix que j'avais entendue. Nous avons rapidement fait connaissance, avec un à-priori négatif de ma part à cause de cette phrase qu'il avait lâchée auparavant. Eh bien lui qui m'avait paru si rustre à ce moment-là, en fait je l'ai trouvé assez aimable et poli avec moi. Il était tout gentil, peut-être parce que je suis jeune et nouvelle. Car il envoyé promener Annie. Alors qu'elle lui répondait il n'écoutait déjà plus, il desendait les marches de la mezzanine. A la fin il était en bas, Annie était en haut à lui répondre, il lui a juste dit "Reste pas là je vois ta culotte"
Mes trois collègues, là-haut, sont deux femmes et une jeune fille comme moi, vingt ans son âge, Alexandra son prénom. Elle est toute tristounette, cette fille… Elle me fait mal au cœur… Elle ne décroche presque pas un mot de la journée, quand on lui parle elle répond tout timidement avec un petit sourire plein de chagrin… Peut-être est-elle mal dans sa peau, mais peut-être n'est-ce que passager. Peut-être pas le bon moment pour faire sa connaissance. N'empêche elle a de la chance, elle est là pour tout l'été, elle… Alors que moi seulement deux semaines. Je regrette vraiment de ne pas m'être prise plus tôt dans la recherche d'un travail saisonnier. Alexandra est toute tristounette… et toute maigrichonne. Oui, elle est bien plus maigre que la moyenne, je suis un peu inquiète pour elle, j'espère qu'elle n'est pas anorexique, ça me rappelle ma sœur. Pour être aussi maigre il faut manger bien peu. Pour le savoir il faudrait que je déjeune avec elle, mais à midi elle rentre tandis que moi je reste à la cantine. Si au repas elle mange trois fois moins que la normale, que des choses allégées, qu'elle préfère piquer vite fait dans le plat plutôt que de se servir, qu'elle préfère ne pas boire de café plutôt que d'en boire un sucré, c'est mauvais signe… Si en plus elle va systématiquement aux toilettes après le repas, là c'est carrément inquiétant. Enfin je ne vais quand même pas me tracasser pour elle. Mais tout de même, elle me chagrine un peu…
D'ailleurs le chef m'a parlé d'elle. Il m'a dit "C'est bien, vous êtes efficace vous… Ca fait un jour que vous êtes là et vous êtes déjà plus rapide que l'autre, là… " en parlant d'Alexandra. Je n'ai pas du tout apprécié cette réflexion. Je n'aime pas être comparée à quelqu'un, même si je sors gagnante. Je n'aime pas les comparaisons de personnes, ni les compétitions ni les concours ni rien de tout cela. J'espère de tout mon cœur qu'Alexandra prouvera à cet imbécile de chef qu'elle est pleine de qualités.
Quant à moi… ben demain matin c'est reparti… comme tous les jours de la semaine. Dur dur !

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