journal intime
189 _ lundi 14 juillet 2003

La kermesse

Le Père Noël n'existe pas. Le jour où on me l'a appris, j'ai été abominablement déçue. C'est mon grand-père qui me l'a dit, alors j'ai couru retrouver ma grand-mère : "Bouh… Papi il est fou, il dit que le Père Noël il existe pas…" Et ma grand-mère m'a appris qu'il avait raison. Quel choc pour mon petit cœur… Et du coup tous les mythes s'écroulaient : la petite souris qui cache des cadeaux sous l'oreiller quand on perd une dent de lait, les cloches de Pâques qui distribuent des œufs dans le jardin, le marchand de sable… tout s'effondrait, le meilleur et le pire.
Faire croire au Père Noël à un enfant, c'est un mensonge, une tromperie. Ben oui, faire croire à l'existence de quelqu'un qui n'existe pas, c'est mentir. Et c'est d'autant plus grave quand on lui dit : "Si tu n'es pas sage, le Père Noël ne viendra pas", ou encore "Si tu ne dors pas, le marchand de sable va venir te mettre du sable dans les yeux".
Bien sûr c'est tout mignon, cette histoire de Père Noël. Ca amuse les grands, ça rend les petits joyeux et tout le monde y gagne. Sauf le jour où l'enfant apprend la sinistre vérité. Et pourtant, de génération en génération, les adultes continuent de mentir de la sorte. Mince, ce n'est pas parce qu'un enfant c'est mignon, naïf, gentil, qu'on peut lui faire croire tout ce qu'on veut, qu'on a le droit de lui mentir. Et ces adultes qui mentent ouvertement, s'insurgeraient et crieraient à la trahison, si c'était à eux qu'on leur faisait croire tout ça. Ils n'accepteraient pas une seule seconde d'avoir été trompés, d'avoir cru en un personnage qui au fond n'était qu'un mythe. Et pourtant…
Moi, Aglaia, je pourrais par exemple tenir un faux journal intime sur le web. Et j'aurais des dizaines de lecteurs, puis des centaines, puis des milliers. Et un jour, par exemple au bout de dix ou onze mois, je révèlerais la vérité. Je recevrais une quantité industrielle de mails. Les plus intelligents me diraient que ça ne change rien. D'autres se comporteraient comme les enfants à qui l'on apprend que le Père Noël n'existe pas : "Quoi ? Mais non c'est pas vrai ! Dis moi que tout ce que tu as écrit était vrai !" Et d'autres encore : "Je t'ai viré de mes favoris, je ne te lirai plus jamais". M'insultant au passage, oubliant que c'est tout de même moi qui ai écrit ces textes qui les ont fait rire et pleurer au fil des mois...

Hier, dimanche 13 juillet, j'ai assisté au feu d'artifice. Beaucoup de communes le fêtent un jour plus tôt. C'était le cas dans le petit village où se trouve l'école de ma mère. Une kermesse était organisée pour l'occasion. Ma mère m'avait proposé de tenir un stand, j'ai accepté à condition que ce ne soit pas la buvette. Je me suis ainsi retrouvée assignée au stand du casse-briques. Vous savez, les boîtes de conserve qu'on monte en petit château, et que les participants doivent faire tomber à l'aide de projectiles, qui le plus souvent sont de vieilles paires de chaussettes très lourdes et roulées en boule.
J'ai tenu le stand tout l'après midi. Mon chien Adonis était avec moi, il faisait si chaud encore une fois qu'il préférait rester roupiller à l'ombre, au beau milieu des récompenses. Les récompenses, c'était des pochettes de petits bonbons, des petits pots remplis de savon pour faire des bulles, des petites peluches en forme de chats ou de chiens, etc. J'avais parmi mes participants des adultes, des hommes très forts qui envoyaient les projectiles de toute leur force et dégommaient tout d'un coup. A eux, je leur offrais un petit ticket pour la buvette. Et pas de pitié : trois projectiles et pas un de plus. Avec les enfants j'étais plus gentille, je ne pouvais pas m'empêcher de les aider à gagner. Notamment une petite fille venue me voir avec sa mère. Cette dernière m'a donné un euro cinquante et le jeu a commencé. La Maman m'a demandé si elle pouvait asseoir sa fille sur la table. Je lui ai répondu oui bien sûr, petite comme elle était, la table lui arrivait à hauteur des yeux. Et j'ai installé les boîtes de façon à les poser en équilibre, prêtes à tomber au moindre choc. "Comme tu joues pour la première fois, lui ai-je dit, tu as droit à quatre projectiles au lieu de trois".
La partie a commencé. Premier tir. Hou la… pour un peu c'est mon chien qu'elle aurait dégommé. "Pas grave lui ai-je dit, ça va venir" Et effectivement c'est venu. Le coup suivant était déjà un peu meilleur, mais toujours à côté. Cette petite me faisait bien rire, elle y mettait une concentration et une attention incroyable. Et elle était chaque fois extrêmement déçue de manquer son but. Ce n'est qu'au quatrième projectile qu'elle a enfin atteint la cible. Mais rien n'est tombé, hélas. Alors elle a regardé sa mère tristement pour redescendre de la table. Je l'ai vite retenue : "Regarde ! Il te reste deux projectiles !" Je venais juste de les remettre en place… La petite n'a pas été surprise de les retrouver ici sur la table, sans doute avait-elle mal compté. Le petit manège a recommencé encore deux fois, jusqu'à ce qu'enfin l'une des boîtes se renverse. Bravo !
Elle a eu un immense sourire, surtout quand je lui ai montré tout l'étalage des récompenses et lui ai demandé ce qu'elle voulait. Elle a longuement hésité en scrutant ces cadeaux dans leurs moindres détails. Finalement elle a tendu le doigt vers Adonis en disant : "Le chien !" Eh eh… Ah ben désolée mais Adonis ne fait pas partie des récompenses. "Par contre, je peux t'offrir son petit frère. Tu veux son petit frère ?" Elle a fait oui de la tête. Je suis allée chercher l'une des peluches en chien et lui ai donnée. "Il s'appelle Max, il est très gentil. Mais il faut le caresser souvent".
Elle est partie contente, croyant fermement à mon mensonge comme quoi ce petit chien était bien vivant, et bel et bien le petit frère de mon Adonis. On leur fait croire tout ce qu'on veut, aux enfants...

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