Hier soir, c'était
l'anniversaire de mon père. Je n'aurais
à priori aucune raison d'en parler ici
s'il n'avait pas reçu un cadeau magnifique
qui m'a mis la larme à l'il.
C'est un colis qu'il a reçu par la poste
de la part de ma grand-mère maternelle.
Au début il n'a pas compris ce que c'était
mais moi j'ai tout de suite vu de quoi il s'agissait
: c'était la légion d'honneur de
mon arrière-grand-père Eugène.
Eugène, mon arrière-grand-père
maternel, était un héros, le seul
véritable héros que j'aie connu
dans cette vie, bien qu'il soit mort quand j'avais
six ans. Héros de guerre bien sûr
(celle de 1914, la première guerre mondiale),
mais surtout héros de la vie, quelqu'un
d'honnête, de sincère, de simple,
de courageux, qui n'aurait jamais trahi personne
et en qui tu pouvais accorder toute ta confiance.
Et surtout quelqu'un qui aimait la vie plus que
tout. Il était l'idole de ma mère,
et il aurait certainement été la
mienne si je l'avais connu plus longtemps.
Etant né en 1896, il avait 18 ans en 1914,
c'est à dire l'âge qu'il ne fallait
surtout pas avoir si tu avais envie de vivre.
En effet cette année-là, tous les
jeunes hommes en âge de se battre ont été
appelés au combat, et Dieu sait si nombre
d'entre eux y sont restés. Ce fut la guerre
la plus meurtrière que la France ait connue,
une grande boucherie de quatre années.
Aujourd'hui, tu peux aller dans le plus petit
village du pays, le plus perdu au milieu de la
montagne, tu trouveras dans ce village un monument
avec la liste des jeunes hommes morts durant cette
guerre. Même un village de cinquante habitants
aura une dizaine de noms sur son monument. Il
m'arrive souvent de lire ces noms quand je traîne
dans une petite ville et ça me laisse pensive
tous
ces hommes qui sont morts au même endroit,
d'une balle de fusil, d'un obus, d'un coup de
baïonnette
Parfois il y a des noms
identiques, sans doutes des frères
Beaucoup d'anciens combattants ont tendance à
se vanter de leurs exploits tout le reste de leur
vie. Ce n'était pas le cas de mon arrière-grand-père.
Lui, il ne parlait jamais d'autre chose que du
moment présent, du temps qu'il faisait,
ou des poissons (il était pêcheur
de métier). Avec la vie qu'il avait eue,
il aurait pourtant pu passer des jours à
raconter ses aventures. Mais il n'en faisait rien.
Il n'a parlé de cette fameuse guerre qu'une
seule fois dans sa vie, cinquante ans après,
à sa femme
Il avait été blessé là-bas
: un éclat d'obus lui avait transpercé
le bras, et les doigts de sa main gauche sont
restés tremblotants toute sa vie. C'est
dans cette guerre que pour la première
fois des avions survolaient les troupes ennemies
pour y lâcher du gaz lacrymogène
à très forte concentration. Si tu
ne mettais pas ton masque à gaz aussitôt,
tu étais mort ou, au mieux, aveugle. Il
avait dû tarder à le mettre une fois
et il avait respiré. Tout le reste de sa
vie il a " craché ses poumons "
par de grosses crises d'asthme. Mais à
la limite, ça ce sont les blessures physiques,
un jour ou l'autre tu finis par ne plus y penser.
Mais les blessures morales, elles, elles restent.
Il avait fait Verdun
Là bas, a-t-il
raconté, il voyait " un homme tomber
toutes les secondes " autour de lui. Et puis
le chemin des Dames
ils étaient 256
hommes dans son régiment au départ,
à la fin il n'y avait plus que quatre survivants
Si ça ce n'est pas de la chance, expliquez-moi
ce que c'est. Les quatre survivants n'étaient
pas les plus courageux ni les plus forts, c'étaient
simplement les plus chanceux.
Après ces quatre années, il est
revenu dans sa Vendée natale faire pêcheur.
Il n'a pas eu droit au moindre remerciement, au
moindre honneur. Il a repris la vie comme un pauvre
de con de travailleur. Ce n'est que cinquante
ans après que sa femme a constitué
un dossier pour qu'il obtienne une décoration
: la légion d'honneur.
Et lui au moins, il l'a méritée
cette médaille. Quand je pense qu'aujourd'hui
ils la donnent à n'importe qui
ça
me dégoûte. Dire qu'ils l'ont donnée
aux footballeurs de l'équipe de France
après qu'ils aient gagné la coupe
du monde
C'est plus que du mépris
que j'éprouve envers ça, c'est presque
de la haine. Je ne supporte pas l'injustice.
Du peu que je me rappelle de lui, mon arrière-grand-père
était quelqu'un de génial. Il m'emmenait
souvent sur son bateau pêcher en mer. A
quatre-vingts dix ans, il était dans une
forme incroyable. Il chantait toute la journée,
ou bien il sifflait, il aimait rire et s'amuser.
Et puis un jour une crise d'asthme un peu plus
violente l'a emporté. C'est la première
fois que quelqu'un mourait dans ma famille, et
j'ai mis plusieurs jours à comprendre ce
que ça signifiait.
La légion d'honneur se transmet en principe
de père en fils, mais ma mère n'ayant
pas eu de frères, et comme elle était
l'aînée, la médaille lui appartient
désormais. Et un jour elle sera à
moi. Je ne suis pas du genre à garder les
vieux machins du passé, ni à honorer
le culte de mes aïeux, mais je tiens à
ce que cette médaille ne soit jamais perdue.
Quelqu'un qui a fait la guerre, surtout dans ces
conditions, doit relativiser les choses après,
dans sa vie
Et nous encore on l'a gagnée,
les Allemands eux l'ont perdue
Pourtant
on ne la méritait pas plus qu'eux, on n'était
pas plus courageux ou plus habiles. Cette défaite
(et ses conséquences) ils ne l'ont jamais
encaissée, et ce fut entre autres l'origine
de la seconde guerre mondiale. Si c'est nous qui
l'avions perdue, peut-être que les nazis
auraient été français, vingt
ans plus tard
Il devait bien se cacher un
petit Hitler dans notre pays à nous aussi.
C'était il y a moins de cent ans. Avec
le recul, on pourrait analyser les choses et expliquer
pour quelles raisons les combats se sont déroulés
de telle sorte. Pourquoi tel général
a fait ceci, pourquoi tel commandant n'aurait
jamais dû faire cela
C'est ce qu'on
nous apprend à l'école. Mais quand
tu entends les témoignages des soldats,
tu te dis que tout ça c'est n'importe quoi.
Que Pétain il a eu de la chance à
Verdun, que les Allemands n'en ont pas eu, et
que tous les héros de guerre de tous les
temps n'ont dans le fond aucun mérite.
On parle souvent du patriotisme russe, du sens
héroïque des américains, de
la barbarie des nazis, du fanatisme des japonais.
Mais à mon avis tout ça ce n'est
valable que les premiers jours. Après plusieurs
semaines de combat, quand il y a des milliers
de morts de chaque côté, quand chaque
combattant a vu l'un de ses amis mourir ou bien
perdre un bras ou une jambe, il n'y a plus que
de la haine de tous les côtés. De
la haine et de la folie, et il n'y a plus que
le hasard qui guide les choses.
La légion d'honneur est désormais
dans ma chambre, car mes parents savent que j'y
tiens énormément. Je l'ai sous les
yeux, en ce moment
au-dessus il y un petit
rond avec la photo en noir et blanc de mon arrière-grand-père,
et derrière une photo de sa femme. Ils
ont vingt ans, ils sont beaux, ils sont jeunes,
c'était le jour de leur mariage. C'est
fou tout ça.
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