journal intime
10 _Mardi 17 septembre 2002

La légion d'honneur

Hier soir, c'était l'anniversaire de mon père. Je n'aurais à priori aucune raison d'en parler ici s'il n'avait pas reçu un cadeau magnifique qui m'a mis la larme à l'œil.
C'est un colis qu'il a reçu par la poste de la part de ma grand-mère maternelle. Au début il n'a pas compris ce que c'était mais moi j'ai tout de suite vu de quoi il s'agissait : c'était la légion d'honneur de mon arrière-grand-père Eugène.
Eugène, mon arrière-grand-père maternel, était un héros, le seul véritable héros que j'aie connu dans cette vie, bien qu'il soit mort quand j'avais six ans. Héros de guerre bien sûr (celle de 1914, la première guerre mondiale), mais surtout héros de la vie, quelqu'un d'honnête, de sincère, de simple, de courageux, qui n'aurait jamais trahi personne et en qui tu pouvais accorder toute ta confiance. Et surtout quelqu'un qui aimait la vie plus que tout. Il était l'idole de ma mère, et il aurait certainement été la mienne si je l'avais connu plus longtemps.
Etant né en 1896, il avait 18 ans en 1914, c'est à dire l'âge qu'il ne fallait surtout pas avoir si tu avais envie de vivre. En effet cette année-là, tous les jeunes hommes en âge de se battre ont été appelés au combat, et Dieu sait si nombre d'entre eux y sont restés. Ce fut la guerre la plus meurtrière que la France ait connue, une grande boucherie de quatre années. Aujourd'hui, tu peux aller dans le plus petit village du pays, le plus perdu au milieu de la montagne, tu trouveras dans ce village un monument avec la liste des jeunes hommes morts durant cette guerre. Même un village de cinquante habitants aura une dizaine de noms sur son monument. Il m'arrive souvent de lire ces noms quand je traîne dans une petite ville et ça me laisse pensive…tous ces hommes qui sont morts au même endroit, d'une balle de fusil, d'un obus, d'un coup de baïonnette… Parfois il y a des noms identiques, sans doutes des frères…
Beaucoup d'anciens combattants ont tendance à se vanter de leurs exploits tout le reste de leur vie. Ce n'était pas le cas de mon arrière-grand-père. Lui, il ne parlait jamais d'autre chose que du moment présent, du temps qu'il faisait, ou des poissons (il était pêcheur de métier). Avec la vie qu'il avait eue, il aurait pourtant pu passer des jours à raconter ses aventures. Mais il n'en faisait rien. Il n'a parlé de cette fameuse guerre qu'une seule fois dans sa vie, cinquante ans après, à sa femme…
Il avait été blessé là-bas : un éclat d'obus lui avait transpercé le bras, et les doigts de sa main gauche sont restés tremblotants toute sa vie. C'est dans cette guerre que pour la première fois des avions survolaient les troupes ennemies pour y lâcher du gaz lacrymogène à très forte concentration. Si tu ne mettais pas ton masque à gaz aussitôt, tu étais mort ou, au mieux, aveugle. Il avait dû tarder à le mettre une fois et il avait respiré. Tout le reste de sa vie il a " craché ses poumons " par de grosses crises d'asthme. Mais à la limite, ça ce sont les blessures physiques, un jour ou l'autre tu finis par ne plus y penser. Mais les blessures morales, elles, elles restent. Il avait fait Verdun… Là bas, a-t-il raconté, il voyait " un homme tomber toutes les secondes " autour de lui. Et puis le chemin des Dames… ils étaient 256 hommes dans son régiment au départ, à la fin il n'y avait plus que quatre survivants… Si ça ce n'est pas de la chance, expliquez-moi ce que c'est. Les quatre survivants n'étaient pas les plus courageux ni les plus forts, c'étaient simplement les plus chanceux.
Après ces quatre années, il est revenu dans sa Vendée natale faire pêcheur. Il n'a pas eu droit au moindre remerciement, au moindre honneur. Il a repris la vie comme un pauvre de con de travailleur. Ce n'est que cinquante ans après que sa femme a constitué un dossier pour qu'il obtienne une décoration : la légion d'honneur.
Et lui au moins, il l'a méritée cette médaille. Quand je pense qu'aujourd'hui ils la donnent à n'importe qui…ça me dégoûte. Dire qu'ils l'ont donnée aux footballeurs de l'équipe de France après qu'ils aient gagné la coupe du monde…C'est plus que du mépris que j'éprouve envers ça, c'est presque de la haine. Je ne supporte pas l'injustice.
Du peu que je me rappelle de lui, mon arrière-grand-père était quelqu'un de génial. Il m'emmenait souvent sur son bateau pêcher en mer. A quatre-vingts dix ans, il était dans une forme incroyable. Il chantait toute la journée, ou bien il sifflait, il aimait rire et s'amuser. Et puis un jour une crise d'asthme un peu plus violente l'a emporté. C'est la première fois que quelqu'un mourait dans ma famille, et j'ai mis plusieurs jours à comprendre ce que ça signifiait.
La légion d'honneur se transmet en principe de père en fils, mais ma mère n'ayant pas eu de frères, et comme elle était l'aînée, la médaille lui appartient désormais. Et un jour elle sera à moi. Je ne suis pas du genre à garder les vieux machins du passé, ni à honorer le culte de mes aïeux, mais je tiens à ce que cette médaille ne soit jamais perdue.
Quelqu'un qui a fait la guerre, surtout dans ces conditions, doit relativiser les choses après, dans sa vie… Et nous encore on l'a gagnée, les Allemands eux l'ont perdue… Pourtant on ne la méritait pas plus qu'eux, on n'était pas plus courageux ou plus habiles. Cette défaite (et ses conséquences) ils ne l'ont jamais encaissée, et ce fut entre autres l'origine de la seconde guerre mondiale. Si c'est nous qui l'avions perdue, peut-être que les nazis auraient été français, vingt ans plus tard… Il devait bien se cacher un petit Hitler dans notre pays à nous aussi.
C'était il y a moins de cent ans. Avec le recul, on pourrait analyser les choses et expliquer pour quelles raisons les combats se sont déroulés de telle sorte. Pourquoi tel général a fait ceci, pourquoi tel commandant n'aurait jamais dû faire cela… C'est ce qu'on nous apprend à l'école. Mais quand tu entends les témoignages des soldats, tu te dis que tout ça c'est n'importe quoi. Que Pétain il a eu de la chance à Verdun, que les Allemands n'en ont pas eu, et que tous les héros de guerre de tous les temps n'ont dans le fond aucun mérite. On parle souvent du patriotisme russe, du sens héroïque des américains, de la barbarie des nazis, du fanatisme des japonais. Mais à mon avis tout ça ce n'est valable que les premiers jours. Après plusieurs semaines de combat, quand il y a des milliers de morts de chaque côté, quand chaque combattant a vu l'un de ses amis mourir ou bien perdre un bras ou une jambe, il n'y a plus que de la haine de tous les côtés. De la haine et de la folie, et il n'y a plus que le hasard qui guide les choses.
La légion d'honneur est désormais dans ma chambre, car mes parents savent que j'y tiens énormément. Je l'ai sous les yeux, en ce moment… au-dessus il y un petit rond avec la photo en noir et blanc de mon arrière-grand-père, et derrière une photo de sa femme. Ils ont vingt ans, ils sont beaux, ils sont jeunes, c'était le jour de leur mariage. C'est fou tout ça.

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