Je ne sais pas
si c'est que je suis trop sensible ou trop émotive,
mais un rien me rend triste et un rien me rend
joyeuse. Et parfois c'est les deux à la
fois : je suis triste et joyeuse en même
temps. Je suppose que c'est ce qu'on appelle la
nostalgie, ce que Charles Aznavour définit
comme " une tristesse des choses qui ne sont
plus, mais une tristesse caressante... "
Oui c'est bien ça, c'est une tristesse
qui me caresse. Un sentiment qui a deux faces
: une face gaie et une face triste. Et si la face
gaie me pousse à aller de l'avant, la face
triste me retient toujours dans le passé.
Et c'est con.
Et je ressens très souvent ça, et
ce week-end j'en ai eu une bonne dose. Mais je
m'y attendais : il y avait une fête de famille
: les soixante ans d'Hélène, ma
marraine. Et dès le début le décor
avait été choisi pour me faire revenir
dans le passé : la salle où la soirée
était organisée était une
cantine d'école. Une vraie cantine, avec
des dessins sur les murs et des petits carreaux
par terre.
On a pris l'apéro à la sangria et
je regardais les nouvelles têtes. C'est
à dire les bébés et les très
jeunes enfants, ceux dont j'avais simplement entendu
parler de la naissance sans les avoir encore vus.
Et là je me disais qu'il y a dix-sept ans
de ça, c'est moi qui en faisais partie
de ces nouvelles têtes, c'est moi qui entrais
comme nouvelle dans cette communauté familiale
pour toute une vie. Et que peut-être à
l'époque un gars ou une fille de dix-sept
ans m'avait regardé curieusement.
Quand j'étais petite j'adorais ce genre
de fêtes. Il faut dire que c'étaient
les seules soirées où je pouvais
m'amuser jusqu'à tard dans la nuit, et
puis j'aimais bien retrouver mes cousins et cousines
du même age. On s'amusait comme des fous,
on se mettait toujours en nage, on dansait comme
des tarés sur la piste, on mangeait n'importe
quoi et on buvait toutes les cochonneries de Coca
et d'Oasis auxquelles on n'avait pas droit en
trop forte dose d'habitude. C'était chouette.
Et il y avait samedi des enfants qui à
leur tour dansaient comme des fous et couraient
partout.
Moi quand j'avais leur âge, parfois, je
regardais les adultes et je me demandais si plus
tard je serais comme eux. Est-ce que moi aussi
j'aimerais passer des heures à table ?
Est-ce que moi aussi j'aimerais le café
? Est-ce que moi aussi etc
Et maintenant
que j'y suis et bien la réponse est oui
: moi aussi je reste bêtement plusieurs
heures à table, moi aussi je bois du vin
(un peu), moi aussi je fume (un peu trop), moi
aussi je tiens des conversations très sérieuses
et je rigole de plaisanteries très subtiles
enfin
elles ne sont pas sérieuses et subtiles,
mais je pense qu'entendues par une oreille d'enfant
elles le sont. C'est comme ça, le temps
passe et nous on passe notre tour. Ce n'est plus
mon tour d'être enfant, maintenant c'est
mon tour d'être adolescente, et très
bientôt celui d'être adulte. Et un
jour ce sera mon tour d'être vielle, puis
mon tour de disparaître pour faire de la
place aux nouveaux.
En tous cas il y a une chose que je ne prévoyais
pas quand j'étais petite, c'est à
quel point mon esprit serait beaucoup plus encombré.
Mais c'était difficilement prévisible
En pensant à tout ça j'avais la
nostalgie. Mais il y a des tas de choses qui respiraient
le bonheur dans cette soirée, à
commencer par ma marraine Hélène
dont c'était la fête. Voilà
quelqu'un de remarquable, quelqu'un dont on ferait
bien de s'inspirer.
Je pense qu'il est difficile d'avoir eu une vie
plus triste que la sienne et de finir pourtant
si heureuse. C'est dingue
Hélène avait cinq ans quand sa mère
est morte de la tuberculose, chose que l'on soigne
relativement facilement aujourd'hui (je crois).
C'est donc son père qui l'élevait
mais il était alcoolique alors l'éducation
c'était moyen
Puis son père
s'est marié à une femme qui avait
elle aussi des enfants, et Hélène
s'est retrouvée la pauvre enfant dont personne
ne s'occupe. Une vraie petite Cosette. Mais heureusement
mon arrière-grand-mère (que je n'ai
jamais connue) a eu pitié d'elle et a réclamé
sa garde, qu'elle a obtenu sans difficulté.
Voilà qui est beau. Puis Hélène
s'est mariée avec un homme génial
: il adorait les enfants, il était gentil,
assez renfermé mais gentil. Mais il avait
un énorme défaut : il était
jaloux. Jaloux au point d'interdire à sa
femme de sortir dans la rue sans lui, jaloux au
point de lui interdire d'avoir un compte en banque
avec son argent à elle, jaloux au point
de lui interdire de travailler, au point de lui
interdire de dire bonjour aux autres hommes, de
lui interdire de regarder le foot à la
télé à cause des hommes en
short, au point même de fermer les volets
dans la journée pour que les voisins ne
puissent pas la regarder. C'était quelqu'un
de formidable, tout le monde l'adorait et moi
la première, mais voilà, il était
malade dans sa tête. Il est mort il y a
sept ans, asphyxié dans un accident de
travail.
Et Hélène, qui ne connaissait pour
ainsi dire rien de la vie puisque son marri l'avait
toujours empêché de faire quoi que
ce soit, s'est retrouvée seule du jour
au lendemain (ses deux enfants étaient
déjà mariés)
Enfin
seule physiquement, car bien sûr toute la
famille l'a énormément aidée.
Mais beaucoup ne s'en seraient jamais remis, surtout
qu'elle, elle avait quand même eu plus que
sa dose de malheur avant tout ça. Mais
elle a été très forte : elle
qui n'avait jamais eu le droit de prendre la moindre
responsabilité de sa vie, à 53 ans
elle a passé le permis de conduire, s'est
mise à travailler pour la première
fois de sa vie, a vendu la maison pour en acheter
une plus petite
Elle a rencontré
des gens, elle a voyagé (Chine, désert
du Sahara), s'est mise au flamenco
Et moi
j'étais impressionnée de la voir
rencontrer d'autres hommes, de sortir et de s'amuser
comme une gamine, elle que j'avais toujours connue
comme une femme bouffée par son marri,
si malheureuse
Et samedi soir on était quarante à
lui fêter son anniversaire et à la
couvrir de cadeaux, et elle en pleurait. Son fils
qui était autrefois un garçon extrêmement
turbulent, il était là à
animer la soirée pour elle. Son petit-fils
de seize ans (mon cousin) lui avait fabriqué
une statuette en laiton, inox et cuivre
C'est dingue. Et elle nous a fait une démonstration
de flamenco, et je peux vous dire que si on me
propose d'avoir à soixante ans la santé
et la grâce qu'elle a, je prends tout de
suite. Et elle riait.
Pourtant elle a dû en verser des larmes.
Elle a souffert dans la vie. Et au bout du compte
elle est heureuse, peut-être plus heureuse
que la majorité des gens qui étaient
là samedi, peut-être plus heureuse
que moi-même
C'est beau.
Quand elle dansait tout le monde riait et applaudissait,
mais moi j'étais si émue de la voir
ainsi que j'avais les yeux mouillés. Mon
petit frère m'a vue et a cru que j'étais
triste. Mais non, que je lui ai dit. Je pleure
mais je ne suis pas triste. Je sais pas s'il a
compris
j'aurais dû lui sortir ma citation
d'Aznavour sur la nostalgie
|