journal intime
16 _ Dimanche 29 septembre 2002

Gai et triste

Je ne sais pas si c'est que je suis trop sensible ou trop émotive, mais un rien me rend triste et un rien me rend joyeuse. Et parfois c'est les deux à la fois : je suis triste et joyeuse en même temps. Je suppose que c'est ce qu'on appelle la nostalgie, ce que Charles Aznavour définit comme " une tristesse des choses qui ne sont plus, mais une tristesse caressante... " Oui c'est bien ça, c'est une tristesse qui me caresse. Un sentiment qui a deux faces : une face gaie et une face triste. Et si la face gaie me pousse à aller de l'avant, la face triste me retient toujours dans le passé. Et c'est con.
Et je ressens très souvent ça, et ce week-end j'en ai eu une bonne dose. Mais je m'y attendais : il y avait une fête de famille : les soixante ans d'Hélène, ma marraine. Et dès le début le décor avait été choisi pour me faire revenir dans le passé : la salle où la soirée était organisée était une cantine d'école. Une vraie cantine, avec des dessins sur les murs et des petits carreaux par terre.
On a pris l'apéro à la sangria et je regardais les nouvelles têtes. C'est à dire les bébés et les très jeunes enfants, ceux dont j'avais simplement entendu parler de la naissance sans les avoir encore vus. Et là je me disais qu'il y a dix-sept ans de ça, c'est moi qui en faisais partie de ces nouvelles têtes, c'est moi qui entrais comme nouvelle dans cette communauté familiale pour toute une vie. Et que peut-être à l'époque un gars ou une fille de dix-sept ans m'avait regardé curieusement.
Quand j'étais petite j'adorais ce genre de fêtes. Il faut dire que c'étaient les seules soirées où je pouvais m'amuser jusqu'à tard dans la nuit, et puis j'aimais bien retrouver mes cousins et cousines du même age. On s'amusait comme des fous, on se mettait toujours en nage, on dansait comme des tarés sur la piste, on mangeait n'importe quoi et on buvait toutes les cochonneries de Coca et d'Oasis auxquelles on n'avait pas droit en trop forte dose d'habitude. C'était chouette. Et il y avait samedi des enfants qui à leur tour dansaient comme des fous et couraient partout.
Moi quand j'avais leur âge, parfois, je regardais les adultes et je me demandais si plus tard je serais comme eux. Est-ce que moi aussi j'aimerais passer des heures à table ? Est-ce que moi aussi j'aimerais le café ? Est-ce que moi aussi etc… Et maintenant que j'y suis et bien la réponse est oui : moi aussi je reste bêtement plusieurs heures à table, moi aussi je bois du vin (un peu), moi aussi je fume (un peu trop), moi aussi je tiens des conversations très sérieuses et je rigole de plaisanteries très subtiles…enfin elles ne sont pas sérieuses et subtiles, mais je pense qu'entendues par une oreille d'enfant elles le sont. C'est comme ça, le temps passe et nous on passe notre tour. Ce n'est plus mon tour d'être enfant, maintenant c'est mon tour d'être adolescente, et très bientôt celui d'être adulte. Et un jour ce sera mon tour d'être vielle, puis mon tour de disparaître pour faire de la place aux nouveaux.
En tous cas il y a une chose que je ne prévoyais pas quand j'étais petite, c'est à quel point mon esprit serait beaucoup plus encombré. Mais c'était difficilement prévisible…
En pensant à tout ça j'avais la nostalgie. Mais il y a des tas de choses qui respiraient le bonheur dans cette soirée, à commencer par ma marraine Hélène dont c'était la fête. Voilà quelqu'un de remarquable, quelqu'un dont on ferait bien de s'inspirer.
Je pense qu'il est difficile d'avoir eu une vie plus triste que la sienne et de finir pourtant si heureuse. C'est dingue…
Hélène avait cinq ans quand sa mère est morte de la tuberculose, chose que l'on soigne relativement facilement aujourd'hui (je crois). C'est donc son père qui l'élevait mais il était alcoolique alors l'éducation c'était moyen… Puis son père s'est marié à une femme qui avait elle aussi des enfants, et Hélène s'est retrouvée la pauvre enfant dont personne ne s'occupe. Une vraie petite Cosette. Mais heureusement mon arrière-grand-mère (que je n'ai jamais connue) a eu pitié d'elle et a réclamé sa garde, qu'elle a obtenu sans difficulté. Voilà qui est beau. Puis Hélène s'est mariée avec un homme génial : il adorait les enfants, il était gentil, assez renfermé mais gentil. Mais il avait un énorme défaut : il était jaloux. Jaloux au point d'interdire à sa femme de sortir dans la rue sans lui, jaloux au point de lui interdire d'avoir un compte en banque avec son argent à elle, jaloux au point de lui interdire de travailler, au point de lui interdire de dire bonjour aux autres hommes, de lui interdire de regarder le foot à la télé à cause des hommes en short, au point même de fermer les volets dans la journée pour que les voisins ne puissent pas la regarder. C'était quelqu'un de formidable, tout le monde l'adorait et moi la première, mais voilà, il était malade dans sa tête. Il est mort il y a sept ans, asphyxié dans un accident de travail.
Et Hélène, qui ne connaissait pour ainsi dire rien de la vie puisque son marri l'avait toujours empêché de faire quoi que ce soit, s'est retrouvée seule du jour au lendemain (ses deux enfants étaient déjà mariés)… Enfin seule physiquement, car bien sûr toute la famille l'a énormément aidée. Mais beaucoup ne s'en seraient jamais remis, surtout qu'elle, elle avait quand même eu plus que sa dose de malheur avant tout ça. Mais elle a été très forte : elle qui n'avait jamais eu le droit de prendre la moindre responsabilité de sa vie, à 53 ans elle a passé le permis de conduire, s'est mise à travailler pour la première fois de sa vie, a vendu la maison pour en acheter une plus petite… Elle a rencontré des gens, elle a voyagé (Chine, désert du Sahara), s'est mise au flamenco… Et moi j'étais impressionnée de la voir rencontrer d'autres hommes, de sortir et de s'amuser comme une gamine, elle que j'avais toujours connue comme une femme bouffée par son marri, si malheureuse…
Et samedi soir on était quarante à lui fêter son anniversaire et à la couvrir de cadeaux, et elle en pleurait. Son fils qui était autrefois un garçon extrêmement turbulent, il était là à animer la soirée pour elle. Son petit-fils de seize ans (mon cousin) lui avait fabriqué une statuette en laiton, inox et cuivre… C'est dingue. Et elle nous a fait une démonstration de flamenco, et je peux vous dire que si on me propose d'avoir à soixante ans la santé et la grâce qu'elle a, je prends tout de suite. Et elle riait.
Pourtant elle a dû en verser des larmes. Elle a souffert dans la vie. Et au bout du compte elle est heureuse, peut-être plus heureuse que la majorité des gens qui étaient là samedi, peut-être plus heureuse que moi-même…C'est beau.
Quand elle dansait tout le monde riait et applaudissait, mais moi j'étais si émue de la voir ainsi que j'avais les yeux mouillés. Mon petit frère m'a vue et a cru que j'étais triste. Mais non, que je lui ai dit. Je pleure mais je ne suis pas triste. Je sais pas s'il a compris…j'aurais dû lui sortir ma citation d'Aznavour sur la nostalgie…

Antoine au pianotexte précédent texte suivant Mon moniteur