journal intime
15 _ Vendredi 27 septembre 2002

Antoine au piano

C'est incroyable comme tout peut changer du jour au lendemain dans une vie. Autant on peut parfois tomber très bas, autant parfois on remonte très haut. Et c'est ce qui est arrivé à ce pauvre Antoine dont je parlais l'autre jour. Mardi matin il s'est fait démolir et humilié par ce gros con de prof, et hier le héros c'était lui. C'est sans doute la première fois de sa vie, d'ailleurs, qu'il est héros de quelque chose, lui qui passe partout complètement inaperçu.
Autant mardi matin j'étais très triste de ce qui était arrivé à Antoine, autant hier soir j'étais très heureuse pour lui. Mais tout d'abord mercredi je me suis efforcée de faire attention à lui comme je me l'étais promis.
Dans notre lycée, comme dans tous les lycées je suppose, chaque classe a un cahier sur lequel les profs écrivent, à la fin de chaque cours, les babioles qu'ils nous ont apprises, et y reportent le nom des absents éventuels. Et nous les élèves on est chargé de trimballer ce cahier de salle en salle, de le faire signer par les profs, et cela tout au long de l'année. Comme c'est très ennuyeux à faire on s'en charge à tour de rôle : chaque semaine un élève s'en occupe. Et cette semaine c'était moi. J'ai pas eu de bol d'ailleurs car en plus de trimballer ce fichu cahier, le responsable de la semaine doit aussi distribuer les circulaires, les convocations…Et cette semaine c'était les visites médicales alors j'ai eu tout un tas de papelards à distribuer tous les jours.
Mais bon mercredi il y avait la convocation pour Antoine alors je lui ai donnée. Et il m'a dit qu'il ne savait même pas où se trouvait l'infirmerie. Alors je lui ai expliqué gentiment (enfin je crois) et au bout d'un moment je me suis dit que tant que j'y étais, j'avais qu'à l'accompagner. Alors on a traversé tout le lycée jusqu'à l'infirmerie, en discutant. Enfin c'est surtout moi qui discutais car lui il avait trop de mal à construire ses phrases. C'est incroyable comme la timidité peut paralyser quelqu'un. Je sentais qu'il faisait des efforts surhumains pour répondre à mes questions, et ça me chagrinait un peu. Mais voilà je l'ai accompagné, et je pense que ça lui a fait plaisir.
Mais le plus beau c'était hier. On avait un trou dans nos cours entre 13H30 et 14H30. On appelle ça une heure d'étude, mais en fait on fait tout sauf étudier quand on en a une. On se pose dans la cour et on parle, ou parfois on sort dans le quartier. Y a rien à faire dans ce quartier mais un peu plus bas c'est déjà mieux, plus animé. Et l'été on a le parc Charruyer juste à côté. Mais hier on s'est tous retrouvé dans la sale de musique. Salle de musique est un bien grand mot pour ce que c'est d'ailleurs mais bon…il y a un piano électrique, ça fait l'affaire. C'est rare quand on y va, souvent on n'y est pas plus de trois ou quatre, et l'avantage c'est qu'on y est tranquille. L'an dernier j'avais fait une nouvelle coiffure à Noémie dans cette salle, c'est dire si on n'y fout rien… Enfin bref hier la moitié de la classe y était. Y a un gars qui nous jouait du piano, rien d'extraordinaire, on l'écoutait d'une oreille, sans plus. Et là je me suis rappelée d'un seul coup qu'Antoine aussi jouait du piano, ou du moins en avait déjà joué. C'est vrai, quand il était dans ma classe au collège, le prof lui avait parlé de piano et je m'en rappelais. Alors je lui ai demandé s'il voulait pas nous jouer un morceau. Il avait l'air étonné que je sache qu'il était musicien, et bien sûr il ne voulait pas. Je lui ai demandé ce qu'il jouait et il m'a bredouillé qu'il venait d'apprendre la sonate n° 11 de Beethoven (je dis n° 11 au pif, j'ai oublié le titre exact). Je lui ai dit " Ah ouais je l'adore celle-là ! Allez joue la s'il te plaît " Je ne la connaissais même pas cette sonate mais bon, comme ça il avait une raison valable de jouer. Et Noémie en a remis une couche et l'a demandée elle aussi, et plusieurs autres aussi l'ont poussé et il a bien fallu qu'il s'y mette, à ce sacré piano…
Et là il nous a joué sa sonate. Et c'était terrible. Je veux dire que voilà, il joue très bien. Je ne sais pas si c'était un morceau difficile, j'y connais rien, mais il tient le rythme, n'hésite pas sur ce qu'il joue, joue modestement sans chercher à en foutre plein la vue au public…c'est sobre, c'est simple, c'est chouette. Bien sûr, on sentait toujours une certaine retenue dans ce qu'il jouait, sa timidité ne le quitte pas…mais en même temps l'inverse aurait été choquant. Ca a bien duré cinq minutes, et on était tous très attentif. Y en a qui chuchotaient car ils n'en revenaient pas. Et à la fin on a tous applaudit. Il est devenu tout rouge mais pour une fois c'était dans le bon sens. Ca y allait bon train les commentaires après… Y a un gars qui était là et qui a, c'est vrai, tendance à être très nerveux, qui ne tenait plus en place et qui tournait autour du piano en disant à Antoine " mais t'es génial " Noémie m'a souri car je lui avais fait part de la peine qu'Antoine me faisait à toujours être tout seul dans son coin, et elle voyait que j'étais contente pour lui.
Je repense à une journée au collège, où deux gars avaient pris Antoine à partie et appelaient les filles qui passaient par-là vers eux et leur demandaient : " comment tu le trouves ? " Et la plupart répondaient : " moche ", ou " pas beau ", ou même " à gerber ". C'était pas vrai qu'il était pas beau, mais c'était avant tout pour se moquer de lui. Et il n'osait pas répondre. Ce jour là il avait dû rentrer bien triste chez lui. Tout comme mardi d'ailleurs. Et j'imagine, j'espère ! que hier soir il est rentré heureux chez lui. Qui sait, peut-être même qu'il a raconté son aventure à ses parents (les parents quand t'as pas d'amis, c'est toujours mieux que rien).
Plusieurs personnes ont reparlé aujourd'hui du " concert " de la veille. C'est bien la première fois qu'on parle d'Antoine pour dire autre chose que des méchancetés ou des moqueries. Quand j'y repense, je me dis que ça fait des années qu'il joue du piano et que personne ne le savait. Bon, jouer du piano n'est pas une qualité, il ne faut pas exagérer non plus. Mais cela prouve au moins que tu as une passion dans la vie, que tu aimes t'investir dans une activité, et ça tout le monde ne peut pas en dire autant. Et je me dis que d'autres personnes qui ont plus de gueule ou la parole plus facile, impressionnent d'avantage que ceux qui restent silencieux mais agissent vraiment. Et c'est bien dommage.
Il ne faut pas rêver, la vie d'Antoine ne s'est pas transformée pour autant. Je suppose que d'ici quelques jours il sera retombé dans l'oubli. Mais tant pis, ce qui est gagné est gagné, et hier il a gagné un superbe moment de bonheur. C'est chouette.

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