C'est incroyable
comme tout peut changer du jour au lendemain dans
une vie. Autant on peut parfois tomber très
bas, autant parfois on remonte très haut.
Et c'est ce qui est arrivé à ce
pauvre Antoine dont je parlais l'autre jour. Mardi
matin il s'est fait démolir et humilié
par ce gros con de prof, et hier le héros
c'était lui. C'est sans doute la première
fois de sa vie, d'ailleurs, qu'il est héros
de quelque chose, lui qui passe partout complètement
inaperçu.
Autant mardi matin j'étais très
triste de ce qui était arrivé à
Antoine, autant hier soir j'étais très
heureuse pour lui. Mais tout d'abord mercredi
je me suis efforcée de faire attention
à lui comme je me l'étais promis.
Dans notre lycée, comme dans tous les lycées
je suppose, chaque classe a un cahier sur lequel
les profs écrivent, à la fin de
chaque cours, les babioles qu'ils nous ont apprises,
et y reportent le nom des absents éventuels.
Et nous les élèves on est chargé
de trimballer ce cahier de salle en salle, de
le faire signer par les profs, et cela tout au
long de l'année. Comme c'est très
ennuyeux à faire on s'en charge à
tour de rôle : chaque semaine un élève
s'en occupe. Et cette semaine c'était moi.
J'ai pas eu de bol d'ailleurs car en plus de trimballer
ce fichu cahier, le responsable de la semaine
doit aussi distribuer les circulaires, les convocations
Et
cette semaine c'était les visites médicales
alors j'ai eu tout un tas de papelards à
distribuer tous les jours.
Mais bon mercredi il y avait la convocation pour
Antoine alors je lui ai donnée. Et il m'a
dit qu'il ne savait même pas où se
trouvait l'infirmerie. Alors je lui ai expliqué
gentiment (enfin je crois) et au bout d'un moment
je me suis dit que tant que j'y étais,
j'avais qu'à l'accompagner. Alors on a
traversé tout le lycée jusqu'à
l'infirmerie, en discutant. Enfin c'est surtout
moi qui discutais car lui il avait trop de mal
à construire ses phrases. C'est incroyable
comme la timidité peut paralyser quelqu'un.
Je sentais qu'il faisait des efforts surhumains
pour répondre à mes questions, et
ça me chagrinait un peu. Mais voilà
je l'ai accompagné, et je pense que ça
lui a fait plaisir.
Mais le plus beau c'était hier. On avait
un trou dans nos cours entre 13H30 et 14H30. On
appelle ça une heure d'étude, mais
en fait on fait tout sauf étudier quand
on en a une. On se pose dans la cour et on parle,
ou parfois on sort dans le quartier. Y a rien
à faire dans ce quartier mais un peu plus
bas c'est déjà mieux, plus animé.
Et l'été on a le parc Charruyer
juste à côté. Mais hier on
s'est tous retrouvé dans la sale de musique.
Salle de musique est un bien grand mot pour ce
que c'est d'ailleurs mais bon
il y a un piano
électrique, ça fait l'affaire. C'est
rare quand on y va, souvent on n'y est pas plus
de trois ou quatre, et l'avantage c'est qu'on
y est tranquille. L'an dernier j'avais fait une
nouvelle coiffure à Noémie dans
cette salle, c'est dire si on n'y fout rien
Enfin bref hier la moitié de la classe
y était. Y a un gars qui nous jouait du
piano, rien d'extraordinaire, on l'écoutait
d'une oreille, sans plus. Et là je me suis
rappelée d'un seul coup qu'Antoine aussi
jouait du piano, ou du moins en avait déjà
joué. C'est vrai, quand il était
dans ma classe au collège, le prof lui
avait parlé de piano et je m'en rappelais.
Alors je lui ai demandé s'il voulait pas
nous jouer un morceau. Il avait l'air étonné
que je sache qu'il était musicien, et bien
sûr il ne voulait pas. Je lui ai demandé
ce qu'il jouait et il m'a bredouillé qu'il
venait d'apprendre la sonate n° 11 de Beethoven
(je dis n° 11 au pif, j'ai oublié le
titre exact). Je lui ai dit " Ah ouais je
l'adore celle-là ! Allez joue la s'il te
plaît " Je ne la connaissais même
pas cette sonate mais bon, comme ça il
avait une raison valable de jouer. Et Noémie
en a remis une couche et l'a demandée elle
aussi, et plusieurs autres aussi l'ont poussé
et il a bien fallu qu'il s'y mette, à ce
sacré piano
Et là il nous a joué sa sonate.
Et c'était terrible. Je veux dire que voilà,
il joue très bien. Je ne sais pas si c'était
un morceau difficile, j'y connais rien, mais il
tient le rythme, n'hésite pas sur ce qu'il
joue, joue modestement sans chercher à
en foutre plein la vue au public
c'est sobre,
c'est simple, c'est chouette. Bien sûr,
on sentait toujours une certaine retenue dans
ce qu'il jouait, sa timidité ne le quitte
pas
mais en même temps l'inverse aurait
été choquant. Ca a bien duré
cinq minutes, et on était tous très
attentif. Y en a qui chuchotaient car ils n'en
revenaient pas. Et à la fin on a tous applaudit.
Il est devenu tout rouge mais pour une fois c'était
dans le bon sens. Ca y allait bon train les commentaires
après
Y a un gars qui était
là et qui a, c'est vrai, tendance à
être très nerveux, qui ne tenait
plus en place et qui tournait autour du piano
en disant à Antoine " mais t'es génial
" Noémie m'a souri car je lui avais
fait part de la peine qu'Antoine me faisait à
toujours être tout seul dans son coin, et
elle voyait que j'étais contente pour lui.
Je repense à une journée au collège,
où deux gars avaient pris Antoine à
partie et appelaient les filles qui passaient
par-là vers eux et leur demandaient : "
comment tu le trouves ? " Et la plupart répondaient
: " moche ", ou " pas beau ",
ou même " à gerber ". C'était
pas vrai qu'il était pas beau, mais c'était
avant tout pour se moquer de lui. Et il n'osait
pas répondre. Ce jour là il avait
dû rentrer bien triste chez lui. Tout comme
mardi d'ailleurs. Et j'imagine, j'espère
! que hier soir il est rentré heureux chez
lui. Qui sait, peut-être même qu'il
a raconté son aventure à ses parents
(les parents quand t'as pas d'amis, c'est toujours
mieux que rien).
Plusieurs personnes ont reparlé aujourd'hui
du " concert " de la veille. C'est bien
la première fois qu'on parle d'Antoine
pour dire autre chose que des méchancetés
ou des moqueries. Quand j'y repense, je me dis
que ça fait des années qu'il joue
du piano et que personne ne le savait. Bon, jouer
du piano n'est pas une qualité, il ne faut
pas exagérer non plus. Mais cela prouve
au moins que tu as une passion dans la vie, que
tu aimes t'investir dans une activité,
et ça tout le monde ne peut pas en dire
autant. Et je me dis que d'autres personnes qui
ont plus de gueule ou la parole plus facile, impressionnent
d'avantage que ceux qui restent silencieux mais
agissent vraiment. Et c'est bien dommage.
Il ne faut pas rêver, la vie d'Antoine ne
s'est pas transformée pour autant. Je suppose
que d'ici quelques jours il sera retombé
dans l'oubli. Mais tant pis, ce qui est gagné
est gagné, et hier il a gagné un
superbe moment de bonheur. C'est chouette.
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