journal intime
3 _ Mercredi 28 août 2002

Adonis

Je ne pourrai pas dire que j'ai fini de me présenter tant que je n'aurai pas parlé d'un des êtres qui m'est le plus cher : mon chien.
C'est un berger-allemand et il s'appelle Adonis. Avoir un chien quand on habite en ville c'est pas évident, et mes parents ont résisté pendant des années avant de bien vouloir en adopter un. Mais j'ai tellement insisté qu'ils ont fini par céder. Je leur promettais que je le promènerais énormément, que je l'éduquerais et qu'il serait le plus sage des animaux. Ils ne me croyaient pas, il faut dire que j'étais une gamine à l'époque… Mais ils ont fini par comprendre que ce n'était pas un simple caprice de ma part…et puis en ce temps là j'étais un peu timide, un peu introvertie, alors ils ont consenti à me l'offrir.
Ils m'avaient auparavant proposé un poisson rouge…puis un oiseau, puis un chat, mais il n'y avait rien à faire, c'est un chien que je voulais. Ils ont cru me contenter en me proposant d'adopter un petit caniche mais moi c'est un berger-allemand que je voulais, comme la bête de mon grand-père, un bel animal auquel je m'étais liée et qui s'appelait…Gadgo !
Ce Gadgo avait eu un tel effet sur moi que lorsqu'il était mort j'avais tellement pleuré que mon grand-père en tremblait d'émotions. Il disait que jamais il n'aurait cru qu'on puisse tant pleurer sur une " bestiole ". Il faut dire que j'avais cinq ans à peine, et que je venais de perdre un ami.
Et depuis je harcelais mes parents pour que nous aussi nous adoptions un berger-allemand. Je leur affirmais que j'étais prête à aller vivre avec grand-père puisque apparemment c'est notre vie de citadins qui les retenait le plus. Un jour pourtant ils ont fini par accepter et pour mes huit ans ils m'ont offert Adonis.
Ce jour là, lorsqu'on m'a distribué les cadeaux, j'ai cru que j'allais mourir de bonheur. C'était un dimanche midi, mes grands-parents étaient là, et ils avaient tous admirablement bien gardé le secret pour me faire la surprise. Ils m'ont tendu une gosse boîte avec un petit sourire coquin, en me demandant de ne pas la secouer ni de la renverser quand je déchirerais le papier cadeau. Je ne m'attendais toujours pas à ça, étant donné que depuis plusieurs semaines mes parents étaient plus catégoriques que jamais quant à l'adoption d'une bête.
J'ai déchiré curieusement le papier cadeau et c'est là que j'ai vu deux petits yeux bleus avec un grand sourire, et une petite queue qui bougeait dans tous les sens. Avec le recul, je crois que ma première réaction a été une grande admiration, mais aussitôt j'ai détourné les yeux du chien pour regarder mes parents…qu'est ce que cela signifiait ? Pourquoi ce chien dans cette boîte puisque je n'avais pas le droit ? J'ai cru que c'était une plaisanterie, une cruelle plaisanterie, que ce chiot n'était pas pour moi, que je devrais le rendre, et déjà je souffrais de ce geste abominable. Mais ma mère m'a dit : " il te plaît ? il est à toi. " Alors là je peux vous dire que j'ai fondu en larmes de joie et que j'ai pleuré pendant au moins une heure. Je l'ai sorti de sa boîte et je l'ai porté dans mes bras, il était si heureux d'être libéré qu'il me donnait des coups de langue sur le visage et dans le cou en poussant des petits gémissements et en agitant la queue !… Je l'ai roulé sur le tapis en riant aux éclats tout en continuant de pleurer. C'était le plus beau jour de ma vie.
Je crois me rappeler que mes parents et mes grands-parents, surtout Papi, étaient eux aussi très émus. Pas pour le chiot mais pour moi, enfin je pense… En tous cas j'ai à peine regardé mes autres cadeaux, je serais bien incapable de dire ce qu'ils étaient, ce jour là je n'ai eu d'yeux que pour mon chien.
Les jours suivants aussi d'ailleurs. Il m'a autant adopté que moi, et j'aime mieux vous dire que c'est à moi qu'il obéissait et pas aux autres. J'étais une gamine de huit ans, mais c'était bel et bien moi sa maîtresse, pas mon père ou ma mère ou ma grande sœur. D'ailleurs c'est moi qui lui donnais à manger, c'est moi qui jouais avec lui…et c'est moi qui le dressais ! C'est vrai, je tenais à ce qu'il soit obéissant et respectueux, et je pense que j'y suis bien arrivée. Oh ! je ne lui demandais pas grand chose : simplement qu'il réponde à son nom et qu'il ne fasse pas de bêtises, ou pas trop… Tous les jours je consacrais une heure ou deux à son éducation. Au grand étonnement de mes parents, je m'installais dans ma chambre avec lui, moi sur le lit et lui à l'autre bout de la pièce. Je le regardais dans les yeux, j'attendais un certain temps et lui disais : " Adonis, ici ". S'il venait avant que je ne lui en aie donné l'ordre, je me mettais en colère, enfin je faisais semblant bien sûr, jamais je n'aurais pu m'énerver contre lui, il était si mignon…J'élevais aussi la voix s'il allait ailleurs que juste devant moi. Mes parents me reprochaient d'être un peu sévère avec lui, pourtant mon petit Adonis n'avait pas l'air d'avoir peur de moi le moins du monde. Ce qui troublait mes parents c'est que quand je le disputais, il pleurait un petit peu, et moi je ne faiblissais pas pour autant…C'était parfois dur, mais tant qu'il ne réussissait pas l'exercice je restais ferme et inflexible. Mais quand enfin il venait à moi sur mon ordre et qu'il se plantait à mes pieds, alors je lui faisais de gros câlins en le laissant me lécher le visage, et parfois même je lui donnais un sucre. Et là il était aux anges mon petit Adonis…
Je lui ai également appris à s'asseoir et à se coucher, et ne pas pisser n'importe-où. Je suis très fière de lui aujourd'hui : quand je vois tous ces chiens qui ignorent complètement leur maître et que lui à côté il répond à toutes mes paroles comme s'il comprenait le français, je me dis que c'est une bête bien élevée. Et je me vante aussi d'avoir réussi, à l'âge de huit ans, à le dresser impeccablement. Parfois on me demande comment je m'y suis prise…je pense qu'il n'y a pas de secret : j'aime ce chien et je le respecte, et je crois qu'il le sent, tout simplement. Quand je vois certains abrutis dans la rue hurler de rage après une bête qui n'en fait qu'à sa tête, ou pire certaines vielles sorcières qui tiennent la laisse d'une main et le martinet de l'autre, je trouve ça tout simplement répugnant.
Mes parents ont refusé - sous prétexte que c'était sale - qu'Adonis dorme avec moi dans ma chambre. Le premier soir je les ai suppliés d'accepter et mon grand-père, qui était là, m'a bien aidée dans mes supplications. Alors ils ont dit oui, mais rien que pour une nuit, et encore à condition que le lendemain je ne le demande pas à nouveau, ce que j'ai promis de ne pas faire.
Ah ! Comme j'étais heureuse ce soir là de me coucher avec mon Adonis ! J'ai joué avec lui pendant une heure, puis quand il a été bien fatigué je l'ai installé dans sa panière sur mon tapis. Il s'est endormi aussitôt et je l'ai dévoré des yeux pendant encore cinq bonnes minutes avant d'éteindre la lumière. D'habitude je rêvais dans le noir, je m'inventais des histoires, une autre vie, je m'imaginais dans un autre monde, je faisais des projets d'avenir, je concevais les plans de la maison qui abriterait un jour ma famille…Mais ce soir là je n'ai rien imaginé. A quoi bon inventer une autre vie puisque j'étais parfaitement heureuse ? J'étais couchée dans mon lit et mon chien était là, à côté de moi. De quoi aurais-je pu rêver à ce moment là ? Je me suis endormie paisiblement, beaucoup plus vite que d'habitude…
Le lendemain quand ma mère est venue me réveiller, figurez-vous qu'Adonis avait pris la place de ma tête…sur mon oreiller ! Le petit malin, il avait grimpé sur le lit, s'était collé à moi, et dans mon sommeil je lui avais abandonné mon oreiller…c'est chouette…
Le lendemain soir, je mourais d'envie d'emmener Adonis à nouveau dans ma chambre et de passer la nuit avec lui une deuxième fois. Mais j'avais promis de ne rien demander, aussi je me suis couchée résignée. Impossible de fermer l'œil ! Je voyais la lumière se glisser sous ma porte, j'entendais le ron-ron de la télé et ma mère faire des aller-retours…Et surtout je me demandais à quel endroit de la maison pouvait bien être Adonis, ce qu'il pouvait bien faire, et si je lui manquais…J'avais les yeux fixés au bas de la porte, sur la fente de lumière, et plusieurs fois j'ai vu une ombre passer, ça ne pouvait être que lui. A un moment l'ombre s'est arrêtée et là, j'ai failli craquer et l'appeler pour lui montrer que j'étais bien là, de l'autre côté de la porte. Mais non, j'avais promis de ne rien faire, et je tenais à ce que mes parents constatent que je respectais mes paroles et que je méritais qu'on me fasse confiance. Mais ce fut dur !
Quand toutes les lumières furent éteintes dans la maison, je me suis remise à rêver…mais bien vite j'ai été ramenée à la réalité par un petit bruit aigu : c'était Adonis qui pleurait ! Il gémissait d'être tout seul dans son coin, le pauvre…C'était insupportable, j'en étais malade de douleur d'entendre ses petites plaintes. Au bout d'un moment j'ai entendu la voix de mon père autoritaire : " mais tais-toi donc ! " Je n'ai rien dit mais je trouvais ça insensé : j'étais malheureuse de ne pas avoir mon chien à mes côtés, lui l'était tout autant, une simple porte nous séparait…et il nous était interdit de l'ouvrir ! ! !J'en étais malade, d'autant qu'Adonis ne cessait pas de gémir, et ce collé devant ma porte.
Et là quelle surprise ! La porte s'est entrouverte et Adonis est entré. C'est mon père qui s'était finalement levé, sans doute un peu énervé…
Depuis, je n'ai pas passé une seule nuit sans Adonis sur mon lit.
Tous les soirs avec ma mère et mon petit frère, après l'école, on allait promener Adonis dans le parc Charruyer, tout près de chez nous. Et là on le laissait courir comme un petit fou pendant une heure, plus parfois. Ma mère était très étonnée de m'entendre tant parler, moi qui avais tendance à me taire avant. Mais désormais j'avais toujours la goule ouverte, et elle en était heureuse.
Aujourd'hui Adonis a neuf ans, mais c'est un chien toujours en pleine forme, même si la vieillesse commence à se faire sentir. Je passe des heures et des heures à le promener dans les rues, le matin, l'après-midi, le soir, nous allons partout, nous traversons La Rochelle dans tous les sens. Nous continuons de nous rendre très souvent dans le parc, même si un jour un responsable m'a dit qu'il valait mieux que j'évite. Quand je vais au lycée c'est plus difficile bien sûr. Ma mère s'occupe un peu de lui à midi, mon père aussi quand il ne travaille pas, et le soir je prends la relève dès que je rentre.
Je l'emmène partout avec moi, même chez mes amies. Elles savent très bien que si je viens chez elles ce ne sera pas seule…Avec Adonis je n'ai pas peur de marcher seule dans les rues, de jour comme de nuit, ce qui n'est pas forcément recommandé pour une jeune fille…Mais avec lui je n'ai aucune crainte, car je sais qu'il donnerait sa vie si quelqu'un osait toucher à un seul de mes cheveux.
Bien, je vous ai parlé de mon chien, mon cher chien…et je vais terminer par cette jolie citation dont j'ai hélas oublié l'auteur : " Beaucoup qui ont vécu toute une vie vous en raconteront moins qu'un enfant qui a perdu son chien. "

Adonis
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