journal intime
33 _ Lundi 28 octobre 2002

Promenade

Bien remises de notre fameuse partie de pêche, Julie et moi on est allé se balader tout l'après-midi dans les rues de la ville, qu'elle connaît encore très peu.
Ce qui est bien avec cette fille, c'est que la conversation fonctionne à double sens. C'est vrai, la plupart des gens parlent mais n'écoutent pas ce qu'on leur répond, ou alors n'entendent que ce qui les arrange. Julie prend toujours la peine de faire attention aux paroles des autres, et quand quelque chose lui échappe elle demande des détails. Ainsi avec elle je suis souvent obligée de préciser mes pensées, et tant qu'elle n'est pas sûre d'avoir parfaitement compris ce que je voulais lui dire, elle continue de me questionner. De son côté elle parle peu, mais ce qu'elle dit est toujours intéressant et plein de bon sens. Je n'aurais pas cru pouvoir m'entendre aussi bien avec une fille âgée de deux ans de moins que moi. Je suis vraiment très heureuse de l'avoir rencontrée.
On s'est donc baladé tout l'après-midi dans les rues. A un moment on était devant la bibliothèque, on voulait juste y faire un petit saut car je cherchais une petite info pour une dissertation d'histoire que j'ai à faire pour la rentrée. Elle devait m'attendre dehors avec mon chien, donc c'était vraiment l'affaire de quelques minutes. Pendant que je finissais ma cigarette avant de rentrer, il y a un petit monsieur qui est arrivé, il avait le bassin retourné à demi, les jambes complètement droites et figées, et il se déplaçait difficilement à l'aide de béquilles. Il avait l'air de souffrir, le pauvre… Je l'ai déjà croisé plusieurs fois dans la ville, et ça me fait toujours un petit pincement au cœur. Il a fallu qu'il monte les quelques marches devant la bibliothèque. En haut des marches il y avait un jeune homme qui fumait sa clope devant la porte. Quand le petit monsieur à béquilles est arrivé à sa hauteur, le jeune a jeté sa clope et est parti. C'était énorme ça ! Enorme parce que la porte de la bibliothèque était fermée et qu'il était évident que le pauvre monsieur serait incapable de l'ouvrir et de la franchir tout seul. Quand le jeune homme est parti, le monsieur l'a regardé passer en essayant d'attirer son attention d'un geste désespéré de la tête qui voulait dire " eh ! eh ! S'il vous plaît ! ! ! " Mais le jeune homme n'a rien vu… Julie s'est précipitée pour aider le monsieur, elle lui a tenu la porte et il lui a fait un immense sourire pour la remercier. Quand elle revenue vers moi elle a regardé le jeune qui s'éloignait au loin. Elle ne disait rien mais je lisais dans ses yeux qu'elle était outrée, bien plus que moi encore. Elle hochait la tête l'air de dire " c'est incroyable de faire si peu attention à ce qu'il y a autour ". Je crois qu'elle n'en revenait pas, et plusieurs minutes après elle devait encore y penser. J'insiste bien car ça m'a vraiment surprise, elle était franchement émue, elle a rougi un peu et elle semblait vraiment profondément triste de ce qu'elle venait de voir. Moi aussi bien sûr j'avais été choquée, mais elle, j'ai cru qu'elle n'allait jamais s'en remettre.
Plus tard, on s'est acheté un pain au chocolat, puis on est allé s'asseoire sur un banc près du port, et on l'a mangé face à la mer. Je lui ai dit que mon père était quelque part par-là, sur l'océan. Elle a eu l'air surprise alors je lui ai expliqué quel métier il faisait, et elle a hoché la tête pensivement. Elle m'a dit qu'elle ne savait même pas où était son père en ce moment. " A Paris, mais où à Paris exactement, je ne sais pas… " Et on a parlé de Paris, je lui ai dit que j'aimerais bien y aller un jour, que ça devait être chouette comme ville. Elle m'a dit " oui c'est sûr, c'est très beau mais bon… c'est pas toujours marrant. " Voyant que ça m'intéressait elle a continué (je déforme sans doute un peu) : " Tu vois ça fait trois jours que je suis là et j'en reviens toujours pas. Ici c'est calme, les gens se regardent et se parlent, ils ne se font pas trop la tête, ils ont l'air bien dans leur peau… Là bas ils sont repliés sur eux-mêmes. Peut-être que je me trompe et que j'ai cette impression parce que ça fait encore très peu de temps que je suis là, et que je me sens bien ici… " Je crois que c'est la première fois qu'elle me parlait vraiment de ce qu'elle ressentait.
Et après elle s'est carrément lâchée : " Ouais tu sais avant d'arriver, vendredi soir, je me disais merde où c'est que je vais débarquer encore ? Dans quelle maison ? Ma mère m'avait dit qu'on serait bien accueilli, mais bon je me méfie toujours de ce qu'elle dit car je sais qu'elle essaie surtout me rassurer. Et pis voilà tu m'as dit bonjour, tu m'as montré ma chambre, t'as été géniale, et depuis trois jours je vois que tu fais plein d'efforts pour me faire découvrir cette ville. "
Elle disait ça tout d'une traite, comme si elle voulait rattraper d'une seule tirade ce qu'elle avait gardé pour elle depuis trois jours. Je la sentais un peu émue de me dire ça, elle parlait doucement comme pour bien choisir ses mots, et elle a continué tout tendrement : " C'était génial hier à la pêche, tu peux pas imaginer comme j'étais contente d'être là-bas avec ton grand-père et toi. Et aujourd'hui on se promène, on va à ta petite bibliothèque et tout… C'est peut-être con pour toi d'aller lire un bouquin à la bibliothèque, mais pour moi c'est fou. C'est fou pour moi de me dire que cette bibliothèque c'est un peu TA bibliothèque, tu vois, c'est à celle-là que tu vas, pas à une autre. Enfin je sais pas si tu me comprends. " Non, je n'ai pas bien compris ce qu'elle voulait m'expliquer. Pourquoi MA bibliothèque ? Mais peu importe, ce qu'elle m'a dit m'a donné un grand plaisir. Et puisqu'elle m'avait avoué tout ça j'ai fait la même chose, je lui ai expliqué que moi aussi je me posais de sérieuses questions avant qu'elle n'arrive vendredi, et que j'avais vite été rassurée quand je l'ai vue sur le quai de la gare, et qu'au bout du compte j'avais fait la rencontre d'une fille géniale. Alors elle m'a regardé avec de grands yeux comme si ce que je venais de dire lui semblait incroyable, des yeux qui voulaient dire " c'est vrai ? Non tu rigoles quand tu dis que tu me trouves géniale ! " Apparemment pour elle ce n'était pas possible. J'ai eu beau lui affirmer que je le pensais, elle a du mal à me croire. Elle me regardait avec les yeux grands ouverts, toute surprise, et puis finalement elle s'est replongée dans ses pensées, et on s'est de nouveau contenté de morceaux de phrases pendant les heures qui ont suivi.
En somme c'était une belle journée. Cette petite discussion m'a vraiment fait plaisir.
A part ça, J-2 pour mon examen de conduite. Je ne stresse pas, j'ai encore eu une leçon ce soir, la monitrice m'a dit qu'elle me sentait prête. Tout devrait bien se passer.

Promenade avec Julie
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