Bien remises de
notre fameuse partie de pêche, Julie et
moi on est allé se balader tout l'après-midi
dans les rues de la ville, qu'elle connaît
encore très peu.
Ce qui est bien avec cette fille, c'est que la
conversation fonctionne à double sens.
C'est vrai, la plupart des gens parlent mais n'écoutent
pas ce qu'on leur répond, ou alors n'entendent
que ce qui les arrange. Julie prend toujours la
peine de faire attention aux paroles des autres,
et quand quelque chose lui échappe elle
demande des détails. Ainsi avec elle je
suis souvent obligée de préciser
mes pensées, et tant qu'elle n'est pas
sûre d'avoir parfaitement compris ce que
je voulais lui dire, elle continue de me questionner.
De son côté elle parle peu, mais
ce qu'elle dit est toujours intéressant
et plein de bon sens. Je n'aurais pas cru pouvoir
m'entendre aussi bien avec une fille âgée
de deux ans de moins que moi. Je suis vraiment
très heureuse de l'avoir rencontrée.
On s'est donc baladé tout l'après-midi
dans les rues. A un moment on était devant
la bibliothèque, on voulait juste y faire
un petit saut car je cherchais une petite info
pour une dissertation d'histoire que j'ai à
faire pour la rentrée. Elle devait m'attendre
dehors avec mon chien, donc c'était vraiment
l'affaire de quelques minutes. Pendant que je
finissais ma cigarette avant de rentrer, il y
a un petit monsieur qui est arrivé, il
avait le bassin retourné à demi,
les jambes complètement droites et figées,
et il se déplaçait difficilement
à l'aide de béquilles. Il avait
l'air de souffrir, le pauvre
Je l'ai déjà
croisé plusieurs fois dans la ville, et
ça me fait toujours un petit pincement
au cur. Il a fallu qu'il monte les quelques
marches devant la bibliothèque. En haut
des marches il y avait un jeune homme qui fumait
sa clope devant la porte. Quand le petit monsieur
à béquilles est arrivé à
sa hauteur, le jeune a jeté sa clope et
est parti. C'était énorme ça
! Enorme parce que la porte de la bibliothèque
était fermée et qu'il était
évident que le pauvre monsieur serait incapable
de l'ouvrir et de la franchir tout seul. Quand
le jeune homme est parti, le monsieur l'a regardé
passer en essayant d'attirer son attention d'un
geste désespéré de la tête
qui voulait dire " eh ! eh ! S'il vous plaît
! ! ! " Mais le jeune homme n'a rien vu
Julie s'est précipitée pour aider
le monsieur, elle lui a tenu la porte et il lui
a fait un immense sourire pour la remercier. Quand
elle revenue vers moi elle a regardé le
jeune qui s'éloignait au loin. Elle ne
disait rien mais je lisais dans ses yeux qu'elle
était outrée, bien plus que moi
encore. Elle hochait la tête l'air de dire
" c'est incroyable de faire si peu attention
à ce qu'il y a autour ". Je crois
qu'elle n'en revenait pas, et plusieurs minutes
après elle devait encore y penser. J'insiste
bien car ça m'a vraiment surprise, elle
était franchement émue, elle a rougi
un peu et elle semblait vraiment profondément
triste de ce qu'elle venait de voir. Moi aussi
bien sûr j'avais été choquée,
mais elle, j'ai cru qu'elle n'allait jamais s'en
remettre.
Plus tard, on s'est acheté un pain au chocolat,
puis on est allé s'asseoire sur un banc
près du port, et on l'a mangé face
à la mer. Je lui ai dit que mon père
était quelque part par-là, sur l'océan.
Elle a eu l'air surprise alors je lui ai expliqué
quel métier il faisait, et elle a hoché
la tête pensivement. Elle m'a dit qu'elle
ne savait même pas où était
son père en ce moment. " A Paris,
mais où à Paris exactement, je ne
sais pas
" Et on a parlé de
Paris, je lui ai dit que j'aimerais bien y aller
un jour, que ça devait être chouette
comme ville. Elle m'a dit " oui c'est sûr,
c'est très beau mais bon
c'est pas
toujours marrant. " Voyant que ça
m'intéressait elle a continué (je
déforme sans doute un peu) : " Tu
vois ça fait trois jours que je suis là
et j'en reviens toujours pas. Ici c'est calme,
les gens se regardent et se parlent, ils ne se
font pas trop la tête, ils ont l'air bien
dans leur peau
Là bas ils sont repliés
sur eux-mêmes. Peut-être que je me
trompe et que j'ai cette impression parce que
ça fait encore très peu de temps
que je suis là, et que je me sens bien
ici
" Je crois que c'est la première
fois qu'elle me parlait vraiment de ce qu'elle
ressentait.
Et après elle s'est carrément lâchée
: " Ouais tu sais avant d'arriver, vendredi
soir, je me disais merde où c'est que je
vais débarquer encore ? Dans quelle maison
? Ma mère m'avait dit qu'on serait bien
accueilli, mais bon je me méfie toujours
de ce qu'elle dit car je sais qu'elle essaie surtout
me rassurer. Et pis voilà tu m'as dit bonjour,
tu m'as montré ma chambre, t'as été
géniale, et depuis trois jours je vois
que tu fais plein d'efforts pour me faire découvrir
cette ville. "
Elle disait ça tout d'une traite, comme
si elle voulait rattraper d'une seule tirade ce
qu'elle avait gardé pour elle depuis trois
jours. Je la sentais un peu émue de me
dire ça, elle parlait doucement comme pour
bien choisir ses mots, et elle a continué
tout tendrement : " C'était génial
hier à la pêche, tu peux pas imaginer
comme j'étais contente d'être là-bas
avec ton grand-père et toi. Et aujourd'hui
on se promène, on va à ta petite
bibliothèque et tout
C'est peut-être
con pour toi d'aller lire un bouquin à
la bibliothèque, mais pour moi c'est fou.
C'est fou pour moi de me dire que cette bibliothèque
c'est un peu TA bibliothèque, tu vois,
c'est à celle-là que tu vas, pas
à une autre. Enfin je sais pas si tu me
comprends. " Non, je n'ai pas bien compris
ce qu'elle voulait m'expliquer. Pourquoi MA bibliothèque
? Mais peu importe, ce qu'elle m'a dit m'a donné
un grand plaisir. Et puisqu'elle m'avait avoué
tout ça j'ai fait la même chose,
je lui ai expliqué que moi aussi je me
posais de sérieuses questions avant qu'elle
n'arrive vendredi, et que j'avais vite été
rassurée quand je l'ai vue sur le quai
de la gare, et qu'au bout du compte j'avais fait
la rencontre d'une fille géniale. Alors
elle m'a regardé avec de grands yeux comme
si ce que je venais de dire lui semblait incroyable,
des yeux qui voulaient dire " c'est vrai
? Non tu rigoles quand tu dis que tu me trouves
géniale ! " Apparemment pour elle
ce n'était pas possible. J'ai eu beau lui
affirmer que je le pensais, elle a du mal à
me croire. Elle me regardait avec les yeux grands
ouverts, toute surprise, et puis finalement elle
s'est replongée dans ses pensées,
et on s'est de nouveau contenté de morceaux
de phrases pendant les heures qui ont suivi.
En somme c'était une belle journée.
Cette petite discussion m'a vraiment fait plaisir.
A part ça, J-2 pour mon examen de conduite.
Je ne stresse pas, j'ai encore eu une leçon
ce soir, la monitrice m'a dit qu'elle me sentait
prête. Tout devrait bien se passer.

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