Ce matin, mon
frère et moi sommes partis ensemble, lui
au collège et moi au lycée. A pied,
comme d'habitude.
Le collège de mon petit frère est
juste à côté de mon lycée,
alors de temps en temps, quand on est avance,
je l'accompagne jusqu'à la grille et je
continue toute seule. C'était le cas ce
matin.
Ca me rappelle qu'il y a quatre ans de ça
c'est moi qui étais à sa place et
c'est ma grande sur qui m'accompagnait.
J'aimais beaucoup ça au début puis
un jour je lui ai dit que je préférais
qu'elle me laisse terminer le chemin toute seule.
Quand j'y repense j'ai honte de moi, honte de
lui avoir dit ça. Car si je ne voulais
pas qu'elle m'accompagne jusque devant le collège,
c'est parce que je ne voulais pas qu'on me voit
avec elle. Les deux dernières années
elle était si maigre et si laide, si ravagée
physiquement par sa maladie, que j'avais peur
que les autres me demandent ce qu'elle avait et
pourquoi elle était comme ça. Je
n'aurais jamais eu le cur à leur
expliquer, d'ailleurs moi-même je ne comprenais
pas vraiment. Le mot " anorexique ",
j'étais incapable de le prononcer, et je
vous jure que c'est vrai, ce mot était
banni de mon vocabulaire, pendant toutes ces années
je n'ai jamais pu le dire.
N'empêche que j'ai dû lui faire du
mal, ce jour là. Je m'imagine à
sa place, si mon petit frère me disait
un jour " je préfère continuer
le chemin tout seul, laisse-moi là "
J'en serais extrêmement triste. Et c'est
ce que j'ai fait à ma grande sur.
Elle n'avait pourtant pas besoin de ça,
elle avait plus qu'assez de sa dose de malheurs.
Les dernières années de sa vie,
elle a reçu plus de coup qu'il n'est humainement
possible d'en supporter, et ça me fait
mal de penser que parmi tous ces coups, moi aussi
j'en ai donné quelques-uns. Je ne suis
pas la vierge Marie et je le regrette parfois,
finalement moi aussi je répands le mal
autour de moi, comme tout le monde.
Quand je lui avais dit ça ma sur
s'était mise en colère. Il faut
dire qu'elle était très nerveuse,
une vraie pile électrique, et dès
que quelque chose allait de travers elle devenait
furieuse. Mais je sais très bien que toute
cette colère n'était qu'une carapace
pour masquer toute sa douleur. Enfin c'est la
vie
Je suis arrivée au lycée et j'y
ai retrouvé toutes ces têtes dont
si peu me sont agréables. Si peu voire
aucune, à l'exception bien sûr de
Noémie. Noémie
ça fait
des semaines que j'écris ce journal pas
intime, je l'ai citée à maintes
reprises, mais je ne l'ai jamais vraiment présentée.
Puisque je n'ai rien à raconter aujourd'hui,
je vais parler d'elle.
Noémie ce n'est pas compliqué, c'est
ma meilleure amie. Ma seule amie d'ailleurs, mais
une seule c'est déjà énorme.
Enfin je compte aussi Mathieu dans mes amis, mais
il y a encore trop peu de temps qu'on s'est retrouvé
lui et moi pour vraiment parler d'amitié.
Noémie et moi on est né à
quelques jours d'intervalle, nos mères
se sont rencontrées à la maternité
de La Rochelle alors qu'elles étaient sur
le point d'accoucher. Par la suite on était
voisines : elle habitait (et habite toujours)
à cinq minutes à pied de chez moi,
dans une maison qui date de la même époque
que la mienne, dans une rue du même style
que la mienne. Toutes petites on allait jouer
au jardin d'enfants près du parc, accompagnées
par nos mères. J'en ai quelques souvenirs
Je revois une image où elle et moi nous
sommes dans un bac de balançoire, et c'est
sa mère qui nous pousse. Et Noémie
rit aux éclats. Je devais avoir deux ans
à ce moment là, c'est une des plus
vielles images que j'aie en tête, elle est
très floue, je vois du bleu, du vert, je
distingue un corps devant moi, et je sais que
ce corps c'est Noémie.
Puis on était à l'école maternelle
ensemble. Par la suite on s'est séparé
puisque moi j'ai suivi ma mère dans son
école, dans le petit village dont j'ai
parlé l'autre jour, alors que Noémie
est restée ici. Mais en tant que voisines
on se voyait tous les soirs. Je me rappelle que
quand mes parents m'ont offert mon chien, elle
était aussi contente que moi, et on allait
toujours le promener toutes les deux. D'ailleurs
elle fait partie des personnes qu'Adonis aime
le plus.
Puis on s'est retrouvé au collège,
et nous voilà en dernière année
de lycée dans la même classe. C'est
une fille joyeuse Noémie. Elle a le rire
facile et elle est très bon public quand
il s'agit de blagues. Elle a souvent le sourire
aux lèvres. Pourtant elle aussi elle a
reçu des coups, comme tout le monde, elle
n'a pas échappé aux malheurs que
la vie nous envoie parfois. Dix-sept années
de vie, c'est largement suffisant pour se rendre
compte de toute la misère qui nous entoure.
Mais voilà, elle prend toujours les choses
du bon côté. Ca me rappelle une phrase
de Richard Bach (l'auteur de Jonathan Linvingstone
le goéland), qui disait que quand les gens
vont au cinéma, ils choisissent leur film
: film comique s'ils ont envie de rire, film d'horreur
s'ils ont envie d'avoir peur
Et il disait
que pour la vie c'est pareil, les gens peuvent
la choisir : certains choisissent d'être
malheureux et le sont toute leur vie, d'autres
au contraire choisissent d'être heureux.
Je ne sais pas trop comment comprendre ça,
mais c'est vrai que d'une manière générale
il y a des gens qui sont toujours tristes et toujours
inquiets, le moindre problème se transforme
pour eux en une montagne insurmontable, alors
que d'autres gardent toujours le moral, même
les pires ennuis ne les empêchent pas de
continuer à aimer la vie. Noémie
fait plutôt partie de ces derniers. Moi
je ne sais pas trop où je me situe, entre
les deux je pense
Un rien me rend triste,
et un rien me rend joyeuse. Je passe de l'un à
l'autre en un claquement de doigt. Je suis complètement
dépendante des évènements
extérieurs
On a mangé ensemble ce midi et je lui ai
parlé d'Alain, de la nuit que j'ai passée
avec lui l'autre jour. Elle m'a donné quelques
conseils futiles et ça m'a fait du bien.
C'étaient des conseils sans intérêt,
mais voilà, c'est Noémie, c'est
mon amie, et elle peut me dire les choses les
plus banales, ça me fera toujours du bien.
Ce soir après les cours je suis allée
à l'auto-école : la patronne nous
a conduits au centre d'examen du code de la route
et ce fut un succès : seulement deux erreurs
! Je suis donc désormais diplômée
du code de la route, c'est déjà
ça de moins à faire. Il me reste
maintenant à passer l'examen de conduite
et j'aurai mon permis. Bien sûr je n'aurai
le droit de conduire qu'accompagnée de
mes parents en attendant d'avoir dix-huit ans,
mais c'est toujours mieux que rien.
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