journal intime
25 _ Lundi 14 octobre 2002

Noémie

Ce matin, mon frère et moi sommes partis ensemble, lui au collège et moi au lycée. A pied, comme d'habitude.
Le collège de mon petit frère est juste à côté de mon lycée, alors de temps en temps, quand on est avance, je l'accompagne jusqu'à la grille et je continue toute seule. C'était le cas ce matin.
Ca me rappelle qu'il y a quatre ans de ça c'est moi qui étais à sa place et c'est ma grande sœur qui m'accompagnait. J'aimais beaucoup ça au début puis un jour je lui ai dit que je préférais qu'elle me laisse terminer le chemin toute seule. Quand j'y repense j'ai honte de moi, honte de lui avoir dit ça. Car si je ne voulais pas qu'elle m'accompagne jusque devant le collège, c'est parce que je ne voulais pas qu'on me voit avec elle. Les deux dernières années elle était si maigre et si laide, si ravagée physiquement par sa maladie, que j'avais peur que les autres me demandent ce qu'elle avait et pourquoi elle était comme ça. Je n'aurais jamais eu le cœur à leur expliquer, d'ailleurs moi-même je ne comprenais pas vraiment. Le mot " anorexique ", j'étais incapable de le prononcer, et je vous jure que c'est vrai, ce mot était banni de mon vocabulaire, pendant toutes ces années je n'ai jamais pu le dire.
N'empêche que j'ai dû lui faire du mal, ce jour là. Je m'imagine à sa place, si mon petit frère me disait un jour " je préfère continuer le chemin tout seul, laisse-moi là "… J'en serais extrêmement triste. Et c'est ce que j'ai fait à ma grande sœur. Elle n'avait pourtant pas besoin de ça, elle avait plus qu'assez de sa dose de malheurs. Les dernières années de sa vie, elle a reçu plus de coup qu'il n'est humainement possible d'en supporter, et ça me fait mal de penser que parmi tous ces coups, moi aussi j'en ai donné quelques-uns. Je ne suis pas la vierge Marie et je le regrette parfois, finalement moi aussi je répands le mal autour de moi, comme tout le monde.
Quand je lui avais dit ça ma sœur s'était mise en colère. Il faut dire qu'elle était très nerveuse, une vraie pile électrique, et dès que quelque chose allait de travers elle devenait furieuse. Mais je sais très bien que toute cette colère n'était qu'une carapace pour masquer toute sa douleur. Enfin c'est la vie…
Je suis arrivée au lycée et j'y ai retrouvé toutes ces têtes dont si peu me sont agréables. Si peu voire aucune, à l'exception bien sûr de Noémie. Noémie…ça fait des semaines que j'écris ce journal pas intime, je l'ai citée à maintes reprises, mais je ne l'ai jamais vraiment présentée. Puisque je n'ai rien à raconter aujourd'hui, je vais parler d'elle.
Noémie ce n'est pas compliqué, c'est ma meilleure amie. Ma seule amie d'ailleurs, mais une seule c'est déjà énorme. Enfin je compte aussi Mathieu dans mes amis, mais il y a encore trop peu de temps qu'on s'est retrouvé lui et moi pour vraiment parler d'amitié.
Noémie et moi on est né à quelques jours d'intervalle, nos mères se sont rencontrées à la maternité de La Rochelle alors qu'elles étaient sur le point d'accoucher. Par la suite on était voisines : elle habitait (et habite toujours) à cinq minutes à pied de chez moi, dans une maison qui date de la même époque que la mienne, dans une rue du même style que la mienne. Toutes petites on allait jouer au jardin d'enfants près du parc, accompagnées par nos mères. J'en ai quelques souvenirs… Je revois une image où elle et moi nous sommes dans un bac de balançoire, et c'est sa mère qui nous pousse. Et Noémie rit aux éclats. Je devais avoir deux ans à ce moment là, c'est une des plus vielles images que j'aie en tête, elle est très floue, je vois du bleu, du vert, je distingue un corps devant moi, et je sais que ce corps c'est Noémie.
Puis on était à l'école maternelle ensemble. Par la suite on s'est séparé puisque moi j'ai suivi ma mère dans son école, dans le petit village dont j'ai parlé l'autre jour, alors que Noémie est restée ici. Mais en tant que voisines on se voyait tous les soirs. Je me rappelle que quand mes parents m'ont offert mon chien, elle était aussi contente que moi, et on allait toujours le promener toutes les deux. D'ailleurs elle fait partie des personnes qu'Adonis aime le plus.
Puis on s'est retrouvé au collège, et nous voilà en dernière année de lycée dans la même classe. C'est une fille joyeuse Noémie. Elle a le rire facile et elle est très bon public quand il s'agit de blagues. Elle a souvent le sourire aux lèvres. Pourtant elle aussi elle a reçu des coups, comme tout le monde, elle n'a pas échappé aux malheurs que la vie nous envoie parfois. Dix-sept années de vie, c'est largement suffisant pour se rendre compte de toute la misère qui nous entoure. Mais voilà, elle prend toujours les choses du bon côté. Ca me rappelle une phrase de Richard Bach (l'auteur de Jonathan Linvingstone le goéland), qui disait que quand les gens vont au cinéma, ils choisissent leur film : film comique s'ils ont envie de rire, film d'horreur s'ils ont envie d'avoir peur… Et il disait que pour la vie c'est pareil, les gens peuvent la choisir : certains choisissent d'être malheureux et le sont toute leur vie, d'autres au contraire choisissent d'être heureux. Je ne sais pas trop comment comprendre ça, mais c'est vrai que d'une manière générale il y a des gens qui sont toujours tristes et toujours inquiets, le moindre problème se transforme pour eux en une montagne insurmontable, alors que d'autres gardent toujours le moral, même les pires ennuis ne les empêchent pas de continuer à aimer la vie. Noémie fait plutôt partie de ces derniers. Moi je ne sais pas trop où je me situe, entre les deux je pense… Un rien me rend triste, et un rien me rend joyeuse. Je passe de l'un à l'autre en un claquement de doigt. Je suis complètement dépendante des évènements extérieurs…
On a mangé ensemble ce midi et je lui ai parlé d'Alain, de la nuit que j'ai passée avec lui l'autre jour. Elle m'a donné quelques conseils futiles et ça m'a fait du bien. C'étaient des conseils sans intérêt, mais voilà, c'est Noémie, c'est mon amie, et elle peut me dire les choses les plus banales, ça me fera toujours du bien.
Ce soir après les cours je suis allée à l'auto-école : la patronne nous a conduits au centre d'examen du code de la route et ce fut un succès : seulement deux erreurs ! Je suis donc désormais diplômée du code de la route, c'est déjà ça de moins à faire. Il me reste maintenant à passer l'examen de conduite et j'aurai mon permis. Bien sûr je n'aurai le droit de conduire qu'accompagnée de mes parents en attendant d'avoir dix-huit ans, mais c'est toujours mieux que rien.

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