journal intime
26 _ Mercredi 16 octobre 2002

Mon moniteur (encore)

Quand je lisais Les Misérables de Victor Hugo, je souriais gentiment de voir à quel point Marius et Cosette étaient amoureux l'un de l'autre, et je me disais que c'était exagéré, que tout ça c'était du romantisme poussé à l'extrême. Et pourtant en ce moment je suis pareille. Quand je suis sur le point de retrouver Alain, j'ai le cœur qui bat plus vite, je suis toute contente, toute joyeuse, impatiente, je me regarde mille fois dans la glace pour vérifier que mes cheveux ne sont pas trop en vrac et mes vêtements pas trop débraillés.
Mais la différence c'est que dans le bouquin, quand les deux héros sont séparés, ils sont malheureux. Moi aussi je suis triste quand Alain n'est pas là, mais j'ai l'impression que ce n'est pas pour la même raison. Eux sont tristes car leur amour leur manque, moi je suis triste parce que si j'aime Alain, je ne suis pas du tout sûre que ce soit réciproque, et tout cela me perturbe l'esprit.
Quand on s'est embrassé la première fois, je n'avais pas idée de toutes les questions que ça entraînerait de sortir avec un homme de trente-huit ans, et de tout ce qu'il ne serait pas possible de faire. Tant de choses nous séparent, dans le fond…
Hier soir j'ai passé plusieurs heures avec lui et on a réussi à parler sérieusement de certains sujets pour la première fois. Il m'a semblé plus sincère et plus honnête que d'habitude, et moins désintéressé de ce que je lui racontais. J'avais enfin le sentiment qu'il m'écoutait vraiment. Mais tout de même il m'a dit des choses incroyables, que j'ai encore du mal à comprendre aujourd'hui. On marchait dans la rue, ma main dans la sienne, je sentais toute sa présence à ma gauche, et je tenais la laisse de mon chien dans ma main droite. L'ambiance était douce, c'était le soir, la nuit tombait, tout dans la rue était encore allumé, et il faisait un peu froid. J'aime cette atmosphère. Je lui ai posé plein de questions sur sa vie, et il m'a répondu très patiemment à chaque fois. Il a bien vu que j'étais inquiète quant à notre avenir, d'ailleurs il doit le voir depuis le début. Alors il m'a parlé très sérieusement et ça m'a fait bizarre. Ce qu'il m'a dit d'une part, et sa manière de me le dire d'autre part. En effet, il s'est arrêté de marcher, m'a posé les mains sur les épaules et m'a regardé droit dans les yeux. C'est fou, c'est exactement comme ça que me parle mon père quand il veut me dire quelque chose d'important. Exactement comme ça, les mains sur mes épaules, le regard fixe et grave, il me parle et après me serre contre lui. Maintenant je réalise vraiment qu'Alain pourrait être mon père. Quand je suis née il avait vingt et un ans, quatre ans de plus que ce que j'ai actuellement…
Et il m'a dit (je déforme sans doute un peu) : " Ecoute, tu es une jeune fille formidable, je t'adore, je t'aime, crois moi. Mais tu sais moi je ne m'attache jamais à rien ni à personne, je t'aime aujourd'hui mais ça peut s'arrêter du jour au lendemain. Sois pas triste, je suis comme ça, mais tu peux être sûre que tant que je suis avec toi c'est que je t'aime. Je te mentirai jamais. " Hou la la ça m'a fait drôle quand même, surtout de la part de quelqu'un qui dit si peu ce qu'il a sur le cœur d'habitude. Mais ça m'a fait mal, quand même, qu'il me dise comme ça qu'il ne s'attacherait pas à moi, et que tout pouvait s'arrêter du jour au lendemain. Alors j'ai pleuré un peu et quand il a vu ça il m'a serrée contre lui.
Après ça tout était joyeux, on a continué de se promener, j'ai arrêté de penser à tout ça et il m'a fait rire. Tout fut parfait ensuite. Il n'y a qu'après que j'ai repensé à ce qu'il m'avait dit.
Je suis moins inquiète qu'avant, beaucoup moins. Je sais désormais qu'Alain est quelqu'un d'honnête, qu'il ne me trompera pas, qu'il ne se moquera pas de moi, et ça c'est déjà énorme. Mais je sais aussi qu'il n'a à priori pas l'intention de passer trop de temps avec moi. Mais bon, maintenant au moins, je sais que je dois juste me contenter de vivre au jour le jour, je lui fais entièrement confiance, quand notre histoire s'arrêtera eh bien elle s'arrêtera, c'est tout. Evidemment ce n'est pas la grande joie, mais c'est toujours mieux qu'avant. Avant c'étaient des questions qui me perturbaient l'esprit, maintenant ce sont des sentiments qui me remuent le cœur. Et je trouve cela préférable.
Hier soir, j'ai parlé de tout ça à mes parents. Pas de ce que m'avait Alain bien sûr, je les ai juste informés que je sortais avec un homme de trente-huit ans, qui était mon moniteur d'auto-école. Je ne leur cache jamais rien à mes parents, je ne leur mens jamais. Je sais qu'à défaut de me comprendre, au moins ils m'écoutent et ne me jugent pas. Il faut dire qu'avec tout ce que leur a montré ma sœur avant moi, je ne vois pas ce qui pourrait les troubler aujourd'hui. Ils m'ont posé tout un tas de questions auxquelles j'ai répondu, et voilà, c'est tout. A la fin mon père a posé ses mains sur mes épaules (décidément ça n'arrêtait pas) pour me dire qu'à son avis je ne tirerais pas grande satisfaction de cette histoire, mais que bon c'était mon choix. Mes parents étaient assez déçus quand j'ai quitté Olivier car ils l'aimaient bien, alors de savoir que je l'ai remplacé par Alain ne les pas beaucoup enthousiasmés. Je crois qu'ils ont l'impression que j'ai laissé tomber une serviette pour choisir un torchon. Pour moi c'est plutôt l'inverse, j'ai laissé tomber un torchon pour une serviette, mais peut-être que cette serviette est trop belle pour moi.
Parfois je me dis que j'aurais bien aimé connaître Alain quand il avait mon âge. Est-ce que j'aurais été amoureuse de lui ? Et si moi j'avais son âge, est-ce qu'il m'intéresserait autant ? Bah ce sont des questions sans intérêt tout ça…
Très belle journée, aujourd'hui. Mathieu nous a invités chez lui, Noémie et moi. Mais je raconterai ça plus tard.

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