journal intime
21 _ Mardi 8 octobre 2002

Mathieu et Noémie

Comme prévu, Noémie et moi avons retrouvé Mathieu devant les grilles du lycée ce midi. J'étais vraiment impatiente de voir s'ils allaient se rappeler l'un de l'autre. Ce sont mes deux meilleurs amis d'enfance, mais ils ne se sont jamais vus plus de trois ou quatre fois, et encore ça remonte à plus de sept ans. Pourtant quand Mathieu est arrivé il est venu nous faire la bise et une fois devant Noémie il lui a dit " Salut Noémie ". Ben merde alors ! J'aurais jamais cru ça possible ! Je n'en revenais pas. Mathieu s'est aperçu de mon étonnement et m'a souri du coin des lèvres, apparemment il doit le savoir qu'il a un don pour se souvenir des visages et ce n'est sûrement pas la première fois qu'il épatait quelqu'un avec ça. J'ai expliqué à Noémie de qui il s'agissait, elle a fait " Ah ? oui… peut-être… " Pas très convaincue quand même. Moi je me rappelle toujours de tous les évènements, même les plus futiles, mais mon gros défaut justement c'est la physionomie des gens. Quelqu'un que je côtoie tous les jours, si je reste un an sans le voir, je suis capable de le croiser dans la rue sans le reconnaître. C'est très souvent qu'on vient me dire bonjour et que je suis bien embarrassée car je ne reconnais pas la personne. Mais je parle, je parle, et je m'éloigne de mon sujet.
Comme on avait du temps devant nous, on est allé manger dans une brasserie dont Mathieu connaît le patron (on s'est fait offert le café à la fin, sympa). Et là c'était bizarre. Au début, Mathieu s'est posé sur sa chaise et n'a plus décroché un mot pendant dix minutes. Il n'y avait que Noémie et moi à faire la conversation alors quand même ça me gênait et j'essayais d'intéresser notre gars mais il n'y avait rien à faire. Et au bout d'un moment j'ai compris : il était concentré sur le dialogue qui animait deux filles à la table à côté. Une fois qu'elles furent parties, Mathieu a hoché la tête avec un petit sourire de dépit en disant " c'est nul… " Mais qu'est ce qui est nul ? qu'on lui a demandé. Et là le voilà parti dans un petit monologue : il n'y avait désormais plus que lui qui parlait. Ca donnait à peu près ça : " Les deux filles à côté de nous, là, c'est nul ce qu'elles disaient… La brune elle racontait qu'elle connaissait une fille qui ne savait pas se remettre en question. Que cette fille était très chiante et donc détestée de tout le monde. Et plus elle était détestée, plus elle était chiante, et plus elle en souffrait. Et la brune elle disait que, elle, par contre, elle avait réussi à se remettre en question à un instant de sa vie, qu'elle aussi elle avait senti à un moment que ses amis l'aimaient moins et la mettaient à l'écart, parce qu'elle était chiante. Mais elle s'était remise en question afin de devenir moins chiante, et peu à peu elle s'était faite de nouveau acceptée par ses amis…c'est nul… " Ben je sais pas moi. Je ne voyais pas où il voulait en venir alors je lui ai de nouveau demandé ce qu'il y avait de nul, et il a répondu " Se remettre en question c'est bien, très bien même, mais y faut pas le faire par rapport aux autres, il faut le faire par rapport à soi-même ". Eh ben, je ne savais pas que j'avais invité un philosophe ce midi… Enfin… Il s'est aperçu que s'il continuait dans sa lancée ça risquait de nous gonfler à Noémie et à moi, alors il s'est redressé, a commencé à manger et est devenu plus " classique " dans ses paroles. Mais ça n'a pas duré longtemps. Et là par contre il est devenu terrible. Il n'arrêtait pas de faire des petites réflexions sur tout qui nous faisaient bien rire. Il sortait une vanne toutes les trente secondes, et toujours avec plein de répartie et d'à propos. Moi j'ai le rire assez discret, mais Noémie riait presque aux éclats à un moment. A la fin du repas il ne s'arrêtait plus, il disait une connerie par phrase, que des conneries énormes mais super drôles. Des phrases qui n'avaient aucun sens genre " l'autre jour je voulais prendre le train mais il partait très tôt et arrivait très tôt. Pis l'autre train il partait plus tard mais il arrivait plus tard… " Ca ne voulait rien dire mais il avait la manière de raconter ça, il faisait son spectacle tout seul. Et pourtant lui il ne décrochait pas un sourire, ou presque pas. Il hochait la tête en parlant, avec un petit sourire en coin qui voulait dire " c'est fou tout ce qu'on peut voir dans ce monde… " et il nous regardait par en dessous pour voir nos réactions.
Après avoir mangé on est resté devant la grille du lycée à attendre l'heure, et c'est là que Fabrice, un gars de ma classe, est venu à nous… Il était là avec son petit agenda scolaire super bien rempli, super bien mis à jour, il le tenait comme un petit bijou entre ses mains, il s'enflammait sur les derniers cours de maths, tout content, il en était ridicule… Moi qui n'utilise plus d'agenda scolaire depuis maintenant deux ans, de voir le sien si soigné, si propre, si bien tenu, ça me laissait pensive. Une vraie bible du lycéen, son truc. Je n'avais absolument pas envie de lui répondre alors Noémie a fait dans le social. Moi je regardais Mathieu pour essayer de deviner ce qu'il pensait de ce pauvre Fabrice. Mathieu m'a regardé encore une fois avec son petit sourire en coin qui veut dire " c'est fou tout ce qu'on peut voir… " et ça m'a fait rire. J'évitais de le montrer à Fabrice, on était en train de se foutre de sa gueule et de son agenda à deux balles à un mètre de lui... Mais le bouquet final, c'est quand Damien est arrivé. Alors lui son truc c'est le café liégeois à la fin de chaque repas : une tasse de café très chaud avec plein de crème chantilly dessus. Et c'est un spectacle à voir : il commence par lécher la crème du bout de la langue avec plein de délicatesse, puis il racle les bords, puis cueille la crème avec sa cuiller, qu'il fourre dans sa bouche et retourne dans tous les sens entre ses joues en fermant presque les yeux de plaisir. A chaque fois on dirait qu'il va jouir avec son café liégeois. J'ai regardé Mathieu du coin de l'œil car j'étais certaine que ça aussi ça allait le faire rire. Comme d'habitude, Damien a tiré la langue pour lécher le sommet de la crème chantilly. Il a une manière de le faire….Pour la première fois de la journée j'ai vu Mathieu rire pour de bon. Il m'a regardée discrètement et a imité le geste de Damien avec la langue. Roooo…quand même ça ne se fait pas de se moquer de quelqu'un qui est à un mètre de soi… Pire encore, Mathieu s'est approché de moi, à quelques centimètres, il a ouvert la bouche et a fait un magnifique tirage de langue en fermant les yeux, comme s'il atteignait un orgasme. Et Damien qui était juste derrière nous… J'ai dû me mettre la tête dans les mains pour pas qu'il m'entende rire…C'était terrible !
C'était vraiment chouette. Et je suis étonnée de voir à quel point, malgré le temps qui passe, on accroche toujours sur les mêmes personnes. Ce Mathieu était un mon grand ami quand j'étais petite. En sept ans il a énormément changé et moi aussi, et pourtant on est toujours dans le même état d'esprit au fond. On s'entend toujours aussi bien…
Il a fait grande impression sur Noémie aussi, alors j'ai décidé de les inviter tous les deux demain soir. Ce sera une belle journée : j'aurai toute l'après-midi avec Alain. Mes parents ne sont pas trop d'accord pour me laisser sortir le soir en semaine. Alors pour d'autres belles nuits avec Alain je devrai attendre vendredi. Mais demain je sens que la soirée sera géniale avec mes deux comparses.

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