journal intime
38 _ Dimanche 3 novembre 2002

Tourner la tête

Il y a un proverbe africain qui dit " si tu ne sais pas où tu vas, tourne la tête et regarde d'où tu viens ". Ainsi moi j'ai toujours pensé que la meilleure façon de connaître quelqu'un, c'est de savoir par où il est passé. C'est pour ça que je passe beaucoup de temps à fouiller dans les journaux intimes sur le web, et peut-être aussi pour ça que j'écris le mien… Et j'étais donc très curieuse sur la vie de Julie, surtout que du peu que je la connaissais, je la savais assez mouvementée, et pas très " marrante ". Mais qui a une vie marrante ?
Je n'osais pas trop la questionner à ce sujet, car dans ces cas-là on peut vite faire des gaffes et amener la conversation sur des points douloureux. Alors j'attendais qu'elle m'en parle d'elle-même, et depuis aujourd'hui j'en sais un peu plus, beaucoup plus, même… Tout d'abord, ses parents ne sont pas ses " vrais " parents, je veux dire ceux qui l'ont " fabriquée " biologiquement. Mais elle a été adoptée alors qu'elle n'avait pas deux mois, elle n'en a donc pas de souvenirs conscients (mais il paraît qu'on a toujours des souvenirs physiques des premiers mois de la vie, voire d'avant). Ce n'est que beaucoup plus tard que sa mère lui a appris la vérité, et Julie l'a très bien prise, pour elle ça n'a strictement rien changé. Elle m'a dit qu'elle ne se considérait pas du tout comme orpheline, qu'elle avait eu une mère et un père, comme beaucoup d'autres, c'est tout.
Sa mère est rochelaise, et c'est une amie d'enfance de la mienne. Elle a rencontré son mari très jeune, et il se sont mariés rapidement (elle avait juste dix-huit ans, et lui vingt-trois). Ah la la, administrateur judiciaire, qu'il est devenu, le monsieur. Je ne sais pas ce que c'est mais apparemment ça gagne des fortunes. Ils vivaient dans un immense appartement à Paris et tout était parfait, si ce n'est qu'ils ne pouvaient avoir d'enfant. C'est là qu'ils ont adopté Julie et la vie a continué, normale. Mais un jour, la boîte du père a commencé à couler et les choses ont mal tourné. Quand Julie a eu quatre ans, ils ont été obligés de déménager pour un appartement beaucoup plus modeste, et finalement la situation serait restée la même si son père l'avait acceptée. Mais lui il refusait cette nouvelle vie, il était hors de question pour lui de ne pas retrouver un travail au moins aussi bien que le premier, alors il a tout fait pour se refaire… sans réussite. Ils ont encore déménagé, et son père s'est finalement résigné, dans la tristesse. Puis il a commencé à jouer toutes ses cartes dans des affaires douteuses et ça ne lui a apporté que des ennuis. Cette fois-ci c'était bon, il était définitivement ruiné.
Pendant deux ans il n'a strictement rien fait, il sortait se promener deux ou trois minutes par-ci par là, ou bien il ne rentrait pas de la nuit, et le jour il restait à dormir. Sa femme et lui se disputaient à longueur de journée, il faut dire que c'est elle qui faisait tout à la maison, et qui se tuait au travail dans des ménages à droite à gauche. Puis ils se sont séparés, Julie et sa mère d'un côté, le père de l'autre. Voilà un an qu'elle ne l'a pas vu, un an qu'elle ignore tout de lui. Tout ce qu'elle en sait ce sont des rumeurs qui n'ont rien de très agréable, et qui ne donnent pas envie d'en apprendre d'avantage.
Ma mère, en tant qu'amie de Mireille, n'a rien raté de tout cela et depuis des années elle lui propose de venir s'installer à La Rochelle. Mireille refusait toujours, jusqu'à ces derniers temps où la situation a commencé à devenir critique. Et voilà maintenant une semaine qu'elle est là, avec Julie, chez nous.
Mais passons à autre chose ! Aujourd'hui, le hasard a fait que Julie et moi sommes allées sur la tombe de ma sœur. C'est le pur hasard, quand je promène mon chien je me dirige dans les rues sans réfléchir, je marche toujours pendant une bonne heure jusqu'au moment où je me dis " tiens je vais peut-être rentrer maintenant… " Et puis la tombe de ma sœur je n'y vais jamais, pour moi elle n'est plus de ce monde, que son corps ait été déposé ici ou ailleurs ça ne change pas grand chose.
C'est une tombe comme toutes les autres, mais admirablement fleurie. Ma mère vient ici très souvent. Elle ne me le dit jamais, parfois je le devine quand elle rentre un peu plus tard, ou quand elle sort alors qu'elle n'a rien à faire. Mais les plus anciennes de ses fleurs n'avaient pas une semaine, et les plus récentes devaient être là depuis avant-hier au pire. Eh oui… je suppose que ça lui fait du bien de venir ici, je me demande à quoi elle peut bien penser quand elle dépose les fleurs. Moi quand j'y vais ça ne me rend ni malheureuse ni heureuse, je vois sa pierre comme j'en verrais une autre. Je ne fais pas vraiment le lien entre ce roc et ma sœur. En tous cas je pense que si je venais ici tous les deux jours ce serait différent, et franchement je n'ai pas envie d'essayer…
Julie sait ce qui est arrivé à ma sœur. Elle ne connaît pas tous les détails, bien sûr… et elle est certainement très loin de les imaginer, mais elle sait l'essentiel. Elle a dû remarquer que même deux ans après, j'en avais encore du chagrin…
Tout compte fait un cimetière n'est pas un endroit vilain, si on oublie qu'il y a des restes de corps sous les pierres. C'est propre, c'est fleuri, l'herbe est bien tondue, les gens sont calmes… Je ne dirai pas que c'est agréable de s'y promener, surtout si on lit les petits mots déposés sur les tombes genre " à ma mère " ou " à ma fille ", mais bon… c'est très supportable.
Je viens de me relire et je m'aperçois que je ne raconte que des choses tristes aujourd'hui. La vie ratée du père de Julie, la tombe de ma sœur… bouh ! ! ! Pourtant ce n'était pas une mauvaise journée aujourd'hui… très belle même ! Par contre les vacances se terminent, et demain lever à 7H00, quelle horreur… Enfin ce n'est rien, Julie a plus de raisons que moi de regretter cela, elle va rentrer demain dans un nouveau lycée, entourée de gens inconnus… Mais je lui ai promis qu'on allait se voir très souvent et elle est rassurée.
Je raconterai cette rentrée demain soir, à priori il n'y aura rien de déprimant dans mon texte, du moins espérons-le !

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