journal intime
45 _ Vendredi 15 novembre 2002

Cours particulier

J'ai pris un cours particulier de maths hier soir…c'était grandiose ! Epique ! Je ne suis pas très forte en maths, c'est vraiment la matière qui me pose le plus de problèmes cette année. Dans ma catégorie ce n'est pas la matière la plus importante donc ce n'est pas trop grave, mais tout de même j'aimerais avoir la moyenne. En plus, pour ne pas arranger les choses, j'ai une prof très motivée et il n'y a rien de pire que les profs motivés : ce sont ceux qui vous donnent le plus de travail, ceux qui ne vous laissent pas faire une petite pause quand vous avez deux heures de cours d'affilée, et pire que tout, ce sont ceux qui ne comprennent pas qu'on puisse ne pas être intéressés par leur matière. Et c'est une prof de ce genre-là que j'ai en maths.
Sur les propositions de ma mère, j'ai décidé de prendre des cours particuliers. J'ouvre donc le journal à la rubrique Annonces et je téléphone au premier numéro de la liste des professeurs. C'est une voix de jeune femme qui me répond alors que le nom écrit dans le journal était celui d'un homme. " Bonjour, j'appelle pour les cours de maths, que je lui dis. Ah oui ! répond-elle, Monsieur Untel n'est pas là mais vous êtes disponibles quand ? " J'ai supposé que Monsieur Untel était son frère, en fait je me trompais. Enfin bref le rendez-vous fut fixé pour hier soir à 7H00.
Hier je me rends donc à l'adresse indiquée et là surprise : c'était un institut. Un institut de quoi, je ne sais plus, mais un institut. Je me suis dit que j'avais dû mal retenir l'adresse, que ça ne pouvait pas être là, et pourtant après vérification il se trouvait que c'était bien ici. Je rentre. C'était une grande salle avec des bureaux à droite et plusieurs enfants qui jouaient. Une femme vient me voir (sans doute celle que j'avais eue au téléphone) et me dit qu'elle va chercher Monsieur Untel. Pendant que je patientais, il y a deux des enfants qui ont commencé à hurler en se tapant sauvagement dessus. Un homme a débarqué à toute vitesse, les a séparés en criant et les a renvoyés dans leur chambre. C'est là que j'ai compris que j'étais dans un centre pour enfants difficiles. Eh ben ! Ca commençait bien !
Et c'est là que mon professeur est arrivé… hou la ! Il aurait pu être mon grand-père ! Je pensais que j'aurais affaire à un étudiant et je me retrouve avec un sexagénaire… Il s'approche avec un grand sourire amical, me pose gentiment la main sur l'épaule et m'invite à le suivre dans son bureau. " Vous voulez travailler quel sujet ? me demande-t-il en me guidant dans le couloir. Les primitives, lui dis-je. Ah oui ! Très intéressant ça les primitives ! " me fait-il tout heureux. Intéressant, intéressant…c'est vite dit !
On entre dans son bureau : c'était une vielle pièce, avec des vieux meubles, une vielle odeur, et surtout des vieux bouquins par centaines dans la bibliothèque. Le plus récent de ces ouvrages devait avoir au moins trente ans. Mais bon je me suis dit que les maths d'il y a trente ans étaient les mêmes que les maths d'aujourd'hui et que donc je n'avais pas à m'inquiéter. Je m'installe, je sors mes affaires et je lui expose le problème : " j'ai cet exercice à faire, il est assez difficile mais si je le comprends je comprendrai tous les autres " Il prend la feuille et lit le sujet à haute voix après m'avoir dit : " j'ai un conseil pour vous. Il faut toujours lire les énoncés à haute voix, vous verrez que ça vous permettra de mieux les intégrer " Génial ! J'espère quand même qu'il va m'en donner d'autres, des conseils, parce que bon celui-là je doute qu'il me permette d'avoir la moyenne au bac. Après cinq minutes de concentration je le vois se diriger vers sa bibliothèque et regarder les bouquins attentivement. " Voilà ! " s'écrie-t-il au bout d'un moment, tout content d'avoir trouvé ce qu'il cherchait. Il pose le manuscrit sur la table, les pages étaient épaisses et jaunes, d'ailleurs il en manquait au moins la moitié. Il le met grand ouvert sur la table devant moi en m'exposant ce qu'il appelait les " clés du problème ". Et le voilà parti dans un long discours qui n'avait pas grand chose à voir avec mon exercice. Ca partait dans tous les sens, tous les grands mathématiciens de l'histoire y sont passés, de Pythagore à Thalès, il a même parlé de Rocard (le père de l'homme politique), qui était physisicien et avait étudié entre autres l'effet des vibrations sur les infrastructures, moi je me demandais bien ce que le père de Michel Rocard venait faire entre Pythagore et Thalès, et je me demandais aussi quel rapport ça avait avec mes primitives et mon exercice, et surtout je me demandais ce que je foutais là ! Une demi-heure qu'on avait commencé et je n'avais encore rien appris, si ce n'est qu'il faut lire un énoncé à haute voix. J'ai enfin réussi à le ramener sur mon problème et il a commencé à réfléchir concrètement. Je pense même qu'il aurait pu répondre à la première question mais hélas je lui ai demandé une petite précision de vocabulaire. Erreur ! Il a levé les yeux vers sa bibliothèque, a observé les livres de loin, et il est parti en chercher un autre encore plus vieux. Et il s'est de nouveau envolé dans ses délires. Alors là j'ai décidé de m'en aller. Normalement le cours aurait dû durer deux heures, mais ça ne servait à rien que je reste. Ca me gênait beaucoup de partir au bout d'une heure, mais quand même je n'allais pas rester juste pour lui faire plaisir. Non seulement je n'apprenais rien, mais en plus je perdais mon temps. J'ai rangé mes affaires et il ne s'en est même pas aperçu. Il a réagi au moment où j'ai posé le chèque de ma mère sur la table. Ca l'a coupé net et il m'a regardée d'un air interrogateur. Je lui ai dit " on va arrêter là je crois… " Il a demandé pourquoi tout tristement alors je lui ai dit " vous ne savez pas le faire, l'exercice… " Il s'est mis à bredouiller tout tristement " si si… si si… " Et il s'est mis à pleurer ! J'étais gênée ! J'ai essayé de détourner la conversation : " vous étiez professeur avant ? " Il m'a répondu " oui ! j'ai même écrit un livre avec le Professeur M., un chercheur à Paris " Il disait ça comme pour me prouver qu'il avait été autrefois très fort, ce qui est certainement vrai. Bon… je me suis levée et il m'a raccompagnée. Mais il avait perdu toute son énergie et en me quittant il m'a tendu le chèque en me disant " gardez-le ", j'ai refusé mais il a insisté, alors j'ai dû le reprendre. Ah la la le pauvre… Je m'en voulais de lui faire ça, mais je m'en serais aussi voulu si j'étais restée. Finalement je suis partie en évitant de me retourner, très émue.

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