journal intime
55 _ Jeudi 28 novembre 2002

J'ai le cafard

J'ai le cafard, ce soir. Un cafard à couper au couteau, comme dit l'autre. J'ai le cafard mais je ne suis pas triste, ce sont deux choses différentes. J'ai la nostalgie, cette nostalgie qui s'empare de moi de temps en temps et qui ne me lâche plus pendant plusieurs jours. Et dans ces moments-là, je repense au passé, à mon enfance, à mon adolescence qui se termine bientôt, à tout ça... Des choses lointaines, des premières années de ma vie, et des choses plus proches. Alain par exemple, je pense à lui et je me sens chagrine. Tout comme quand je pense à Olivier, et puis aux autres. Finalement je les aime tous encore, et je voudrais être encore avec chacun d'eux.
Quand la nostalgie me prend, c'est toujours inattendu. En général c'est un petit quelque chose qui va de travers, une petite parole qui me perturbe, enfin un petit rien du tout d'un peu désagréable et voilà, je me retrouve plongée dans le regret de ce qui n'est plus. Alors que parfois des choses bien plus graves ne m'atteignent même pas. Mais le pire, c'est qu'il arrive que ces coups de nostalgie, ce soit quelque chose de joyeux qui les déclenchent. Et c'est le cas cette fois-ci. C'est Noémie : elle a vu le loup ! comme dit l'autre encore une fois… " Ma pote Noémie que j'ai connu bout de chou, eh ben elle a vu le loup... ! " Tant pis pour ceux qui ne comprennent pas. Mais c'est vrai, c'est fou comme elle a changé, ma Noémie. Je ne sas sais pas si j'ai donné la même impression moi aussi, le jour où j'ai fait l'amour pour la première fois. Mais aujourd'hui, elle était bizarre... Silencieuse, calme, posée, un peu rêveuse...
Je me faisais une joie de tout raconter ce soir, raconter cette première fois pour elle. Mais je ne vais pas la raconter, puisque je n'en sais rien. Ben ouais, elle ne m'a rien dit. Je la voyais déjà pourtant, dans mon imagination, arriver ce matin au lycée toute pétillante, les yeux qui brillaient, les paroles qui s'enflammaient, et toute heureuse elle m'aurait donné plein de détails. Mais quand elle est arrivée ce matin et que je lui ai demandé : " Alors ? C'était bien ? " Ben elle m'a regardée, m'a souri tout doucement en disant " Ouais... " Et c'est tout. Et j'ai bien vu que je n'en saurais pas d'avantage. Quel dommage... Je n'aurais pas dû essayer d'imaginer comment ce serait, les choses ne se passent jamais comme on les imagine.
Alors voilà, de la voir si distante, ça m'a foutu le cafard, et je le traîne depuis ce matin. Et je n'arrive plus à penser à autre chose qu'à ce qui est passé, ou lointain. Je les imagine tous les deux, Mathieu et Noémie, dans la chambre de Mathieu, cette même chambre où j'ai passé de longues soirées pendant des années, le soir, après l'école, pendant que ma mère préparait son travail à côté... Si j'avais su à ce moment là que le petit gars que j'avais en face de moi, eh bien un jour il ferait de ma meilleure amie une femme, et qui plus est ici même, dans cette chambre… Oui, une femme, j'ai l'impression qu'elle a pris plusieurs années en une journée, la Noémie... Plusieurs années mais en bien, pas en mal, enfin je m'entends... Je les imagine tous les deux dans cette chambre, près du lit, près de ce bureau, près de ce fameux pouf en cuir inusable dans lequel j'ai donné tant de coups de pied autrefois... Peut-être même que ce pouf, ils se sont assis dessus. Peut-être même qu'ils s'y sont embrassés, peut-être même que c'est dessus que l'instant fatidique s'est déroulé... Enfin non, sur un pouf ce n'est pas très pratique, eh eh... C'est bien, je me fais rire toute seule. C'est con !!
Je ne savais pas étant petite, que cette chambre je ne l'oublierais jamais, je ne savais pas d'ailleurs que je n'oublierais jamais rien du tout, comment aurais-je pu prévoir que dix ans après je repenserais à tous ces petits moments là avec tendresse... Et bien sûr je n'imaginais pas non plus que mon amie de toujours l'oublierait encore moins vite que moi, cette chambre avec ce pouf. Car Noémie n'oubliera jamais ça.
Je me passe de la musique et ça me fait du bien. J'écoute Jim Morrisson, et je suis dans le public, à oublier un peu tout ça. Et j'écoute Brel, ce qui n'est pas forcément le mieux quand on n'est pas bien... Enfin si, au contraire. Mais j'ai du mal à évacuer les mauvaises idées qui me harcèlent. Et si je retournais voir Alain ? Et si j'allais lui dire que je veux de nouveau le rencontrer ?
Je me rappelle d'un cours d'anglais. On devait préparer des petits sketches, en anglais bien sûr, pendant vingt minutes, et ensuite les jouer devant la classe. Ne croyez pas que c'était amusant : la prof était très sévère, ce n'était pas du tout ludique, ces sketches. Avec Noémie, on a commencé notre scénario. " Do you want to go to the cinema with me ? " Et elle : " No ! You are too young !!! " Ah! ah! ah! Oui je sais c'est nul, mais nous on a explosé de rire. Je précise que c'était au collège, on devait avoir 13 ans je crois. A partir de là, on est parti dans un fou rire à n'en plus finir. Notre sketch partait complètement en vrille, on disait n'importe quoi, et on était explosées. Noémie a du se cacher la tête sous la table pour pas que la prof la voie, et moi j'avais les larmes aux yeux, c'était le plus grand fou rire de ma vie, de notre vie à toutes les deux même. Inoubliable. J'en avais mal au ventre tellement je riais, et Noémie pareil. Quand les autres ont commencé à jouer leurs sketches, c'était tellement nul qu'on en riait de plus belle. Et c'était dur de rire sans se faire voir ! Puis ce fut à notre tour... Notre sketch ne faisait pas plus de quinze lignes, on savait très bien ce qui nous attendait : l'engueulade du siècle. On monte sur l'estrade. Moi : " Do you want to g... g... " Et jamais je n'ai pu finir ma phrase tellement je riais, devant tout le monde. La prof a fait les gros yeux mais y avait rien à faire. Finalement, j'ai pu la terminer : " go to the cinema with me ? " Et Noémie : " Noooo !! You are... " et ce fut à son tour de mourir de rire. Et de la voir rire je n'arrivais plus à parler... ce fiasco ! Ce jour-là, la prof qui n'avait aucun sens de l'humour nous a collé un mot pour les parents sur notre carnet. Evidemment je me suis faite disputer par mon père, mais qu'est ce qu'on avait pu rigoler !
C'est fini, tout ça, maintenant. Noémie est grande, je le suis aussi, tout est différent. Et c'est chiant, je n'arrive pas à m'y faire, je n'arrive pas à l'accepter.

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