J'ai le cafard,
ce soir. Un cafard à couper au couteau,
comme dit l'autre. J'ai le cafard mais je ne suis
pas triste, ce sont deux choses différentes.
J'ai la nostalgie, cette nostalgie qui s'empare
de moi de temps en temps et qui ne me lâche
plus pendant plusieurs jours. Et dans ces moments-là,
je repense au passé, à mon enfance,
à mon adolescence qui se termine bientôt,
à tout ça... Des choses lointaines,
des premières années de ma vie,
et des choses plus proches. Alain par exemple,
je pense à lui et je me sens chagrine.
Tout comme quand je pense à Olivier, et
puis aux autres. Finalement je les aime tous encore,
et je voudrais être encore avec chacun d'eux.
Quand la nostalgie me prend, c'est toujours inattendu.
En général c'est un petit quelque
chose qui va de travers, une petite parole qui
me perturbe, enfin un petit rien du tout d'un
peu désagréable et voilà,
je me retrouve plongée dans le regret de
ce qui n'est plus. Alors que parfois des choses
bien plus graves ne m'atteignent même pas.
Mais le pire, c'est qu'il arrive que ces coups
de nostalgie, ce soit quelque chose de joyeux
qui les déclenchent. Et c'est le cas cette
fois-ci. C'est Noémie : elle a vu le loup
! comme dit l'autre encore une fois
"
Ma pote Noémie que j'ai connu bout de chou,
eh ben elle a vu le loup... ! " Tant pis
pour ceux qui ne comprennent pas. Mais c'est vrai,
c'est fou comme elle a changé, ma Noémie.
Je ne sas sais pas si j'ai donné la même
impression moi aussi, le jour où j'ai fait
l'amour pour la première fois. Mais aujourd'hui,
elle était bizarre... Silencieuse, calme,
posée, un peu rêveuse...
Je me faisais une joie de tout raconter ce soir,
raconter cette première fois pour elle.
Mais je ne vais pas la raconter, puisque je n'en
sais rien. Ben ouais, elle ne m'a rien dit. Je
la voyais déjà pourtant, dans mon
imagination, arriver ce matin au lycée
toute pétillante, les yeux qui brillaient,
les paroles qui s'enflammaient, et toute heureuse
elle m'aurait donné plein de détails.
Mais quand elle est arrivée ce matin et
que je lui ai demandé : " Alors ?
C'était bien ? " Ben elle m'a regardée,
m'a souri tout doucement en disant " Ouais...
" Et c'est tout. Et j'ai bien vu que je n'en
saurais pas d'avantage. Quel dommage... Je n'aurais
pas dû essayer d'imaginer comment ce serait,
les choses ne se passent jamais comme on les imagine.
Alors voilà, de la voir si distante, ça
m'a foutu le cafard, et je le traîne depuis
ce matin. Et je n'arrive plus à penser
à autre chose qu'à ce qui est passé,
ou lointain. Je les imagine tous les deux, Mathieu
et Noémie, dans la chambre de Mathieu,
cette même chambre où j'ai passé
de longues soirées pendant des années,
le soir, après l'école, pendant
que ma mère préparait son travail
à côté... Si j'avais su à
ce moment là que le petit gars que j'avais
en face de moi, eh bien un jour il ferait de ma
meilleure amie une femme, et qui plus est ici
même, dans cette chambre
Oui, une
femme, j'ai l'impression qu'elle a pris plusieurs
années en une journée, la Noémie...
Plusieurs années mais en bien, pas en mal,
enfin je m'entends... Je les imagine tous les
deux dans cette chambre, près du lit, près
de ce bureau, près de ce fameux pouf en
cuir inusable dans lequel j'ai donné tant
de coups de pied autrefois... Peut-être
même que ce pouf, ils se sont assis dessus.
Peut-être même qu'ils s'y sont embrassés,
peut-être même que c'est dessus que
l'instant fatidique s'est déroulé...
Enfin non, sur un pouf ce n'est pas très
pratique, eh eh... C'est bien, je me fais rire
toute seule. C'est con !!
Je ne savais pas étant petite, que cette
chambre je ne l'oublierais jamais, je ne savais
pas d'ailleurs que je n'oublierais jamais rien
du tout, comment aurais-je pu prévoir que
dix ans après je repenserais à tous
ces petits moments là avec tendresse...
Et bien sûr je n'imaginais pas non plus
que mon amie de toujours l'oublierait encore moins
vite que moi, cette chambre avec ce pouf. Car
Noémie n'oubliera jamais ça.
Je me passe de la musique et ça me fait
du bien. J'écoute Jim Morrisson, et je
suis dans le public, à oublier un peu tout
ça. Et j'écoute Brel, ce qui n'est
pas forcément le mieux quand on n'est pas
bien... Enfin si, au contraire. Mais j'ai du mal
à évacuer les mauvaises idées
qui me harcèlent. Et si je retournais voir
Alain ? Et si j'allais lui dire que je veux de
nouveau le rencontrer ?
Je me rappelle d'un cours d'anglais. On devait
préparer des petits sketches, en anglais
bien sûr, pendant vingt minutes, et ensuite
les jouer devant la classe. Ne croyez pas que
c'était amusant : la prof était
très sévère, ce n'était
pas du tout ludique, ces sketches. Avec Noémie,
on a commencé notre scénario. "
Do you want to go to the cinema with me ? "
Et elle : " No ! You are too young !!! "
Ah! ah! ah! Oui je sais c'est nul, mais nous on
a explosé de rire. Je précise que
c'était au collège, on devait avoir
13 ans je crois. A partir de là, on est
parti dans un fou rire à n'en plus finir.
Notre sketch partait complètement en vrille,
on disait n'importe quoi, et on était explosées.
Noémie a du se cacher la tête sous
la table pour pas que la prof la voie, et moi
j'avais les larmes aux yeux, c'était le
plus grand fou rire de ma vie, de notre vie à
toutes les deux même. Inoubliable. J'en
avais mal au ventre tellement je riais, et Noémie
pareil. Quand les autres ont commencé à
jouer leurs sketches, c'était tellement
nul qu'on en riait de plus belle. Et c'était
dur de rire sans se faire voir ! Puis ce fut à
notre tour... Notre sketch ne faisait pas plus
de quinze lignes, on savait très bien ce
qui nous attendait : l'engueulade du siècle.
On monte sur l'estrade. Moi : " Do you want
to g... g... " Et jamais je n'ai pu finir
ma phrase tellement je riais, devant tout le monde.
La prof a fait les gros yeux mais y avait rien
à faire. Finalement, j'ai pu la terminer
: " go to the cinema with me ? " Et
Noémie : " Noooo !! You are... "
et ce fut à son tour de mourir de rire.
Et de la voir rire je n'arrivais plus à
parler... ce fiasco ! Ce jour-là, la prof
qui n'avait aucun sens de l'humour nous a collé
un mot pour les parents sur notre carnet. Evidemment
je me suis faite disputer par mon père,
mais qu'est ce qu'on avait pu rigoler !
C'est fini, tout ça, maintenant. Noémie
est grande, je le suis aussi, tout est différent.
Et c'est chiant, je n'arrive pas à m'y
faire, je n'arrive pas à l'accepter.
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