journal intime
56 _ Dimanche 1er décembre 2002

Longue marche

Je ne vais pas bien du tout, moi, en ce moment. Je fais n'importe quoi et je fume cigarette sur cigarette.
Hier matin en me réveillant j'avais mal à la tête, il faut dire que j'ai fait cauchemar sur cauchemar. J'avais un accident de voiture, j'étais pleine de sang et je me peignais le corps avec mon sang. Des rêves comme ça, je voudrais en faire toutes les nuits. J'ai téléphoné à Julie : elle aussi avait des soucis, ça ne va pas bien chez elle et ça aussi ça me ruine le moral. Je n'ai pas envie d'en parler d'avantage.
Alors j'ai accroché la laisse à mon chien et je suis partie marcher dans les rues. Et j'ai marché pendant des heures, j'ai dû faire tous les quartiers de cette ville. Je ne suis même pas rentrée manger à midi, mais de toutes façons je n'avais pas faim. J'ai tellement marché qu'à la fin j'en avais mal aux jambes. Alors je suis allée m'échouer sur les marches d'un bâtiment, dans un coin excentré du centre ville. Il y avait deux filles en bas des marches. Je les connais bien, elles sont toujours à traîner dans les rues, alors avec le temps que je passe à promener mon chien je les ai croisées des centaines de fois, et en plus elles sont au lycée avec moi. A force de se croiser on a fini par se dire bonjour, je ne connais rien d'elles, et n'ai pas envie d'en connaître d'avantage, mais voilà on se dit bonjour. De toutes façons c'est physique, il y a des gens rien qu'à les voir on sait qu'on ne pourra pas s'entendre avec eux. Moi je sais que ces deux filles je ne pourrai jamais leur dire autre chose que bonjour, c'est ainsi. Elles se donnent un genre, font les rebelles à mendier de l'argent aux gens alors qu'elles sont, je le sais, pleines de pognon. Et au lycée, une amie m'a raconté que ce sont toujours les deux plus stressées à l'approche d'un devoir. C'est nul.
A un moment un type est arrivé. Lui aussi je le connais très bien. C'est un mendiant, dommage qu'il n'y ait pas d'autres mots pour qualifier ces personnes-là,... Ben oui, il mendie, mais j'imagine qu'il ne fait pas ça par plaisir. Lui aussi je l'ai croisé des centaines de fois dans les rues. De temps en temps il me demande une petite pièce, je lui donne et il me fait un grand sourire qui me fait chaud au coeur. Il s'est adressé aux deux filles : " Z'auriez pas une p'tite pièce pour moi s'il vous plait ? " Et l'autre lui répond : " Ben vous savez on a déjà du mal à trouver quelques centimes pour s'acheter des cigarettes, alors non... " Et l'homme a répondu : " Beh moi c'est pas pour fumer que je cherche de l'argent, c'est pour manger ! " Et il a rigolé... Et ça lui a cloué son bec, à la fille. Puis il a monté les marches jusqu'à moi, il s'est accroupi près de mon chien et l'a caressé : " Alors Adonis, elle te fait encore marcher ta maîtresse ? " Eh ben... il se rappelait même du nom de mon chien. Et Adonis il remuait la queue, et je peux vous dire que c'est très rare qu'il remue la queue avec quelqu'un d'autre que moi. J'étais vraiment contente, si mon chien a un bon feeling avec lui, c'est que c'est quelqu'un de bien. Je n'avais pas un sou sur moi, mais il ne m'a rien demandé de toutes façons et il est parti. Ce fut le petit rayon de soleil dans ma journée. Voilà encore un instant auquel je repenserai avec nostalgie, d'ici quelques mois, j'en suis certaine...
Après ça je suis rentrée chez moi. J'ai craqué : j'ai consulté mes mails. Beaucoup de très gentils, merci. Mais deux autres encore pires que celui de jeudi. Cette fois-ci, il parait que je n'ai aucune personnalité, et que je suis un être complètement dépassé par les évènements. Je me demande quels textes il a lus pour dire une chose pareille. Une fille m'écrit aussi que j'ai tellement parlé de Noémie cette semaine que selon elle je suis une homosexuelle refoulée... Bravo !!! Qu'est ce que je peux répondre à ça, moi... Et d'ailleurs j'enfonce le clou et j'en reparle, de Noémie. C'est bien simple : je n'ai plus aucune nouvelle d'elle depuis vendredi. Rien, c'est le silence radio.
Je ne suis pas restée longtemps chez moi. J'ai rappelé Julie mais elle ne pouvait pas me parler, j'entendais une voix crier chez elle, j'étais inquiète mais elle ne voulait absolument pas que je vienne la voir. Bon...
Alors je suis ressortie, et j'ai décidé d'aller chez Alain. Ben ouais, je n'avais rien à faire, il faut bien que je m'occupe. En chemin je me disais qu'à coup sûr quand j'allais débarquer chez lui il y aurait une femme avec lui, mais je m'en foutais, je rentrerais quand même m'incruster dans leur intimité, je m'asseoirais dans le canapé et c'est tout ! Et je me disais qu'il s'il n'était pas là je laisserais un petit mot sous la porte lui demandant de m'appeler de toute urgence, un bon petit mot bien stressant, bien inquiétant, quelque chose qui lui aurait fichu la trouille (enfin j'espère). Malheureusement, ou heureusement, non seulement il était chez lui, et en plus il était tout seul. Quand je suis entrée il a fait la gueule en voyant mon chien saloper toute sa moquette. C'est vrai qu'il ne faisait pas beau hier, et que pour une fois je n'avais pas pris la peine de lui essuyer les pattes sur le paillasson. Tant pis. J'ai fait comme chez moi, j'ai mangé un peu car depuis le matin je commençais à avoir faim, et je lui ai demandé ce qu'il faisait le soir. Rien, il a dit. Pourtant un peu après son téléphone a sonné, et il n'arrêtait pas de dire : " non ... non ça va être dur... ouais crevé, beaucoup de boulot !... " En gros, il refusait de sortir avec la personne qui l'appelait. Je ne sais pas ce qu'elle lui disait cette personne, j'ai cru comprendre qu'elle voulait l'inviter, bah de toutes façons c'était une voix de mec.
Bon ben voilà, j'ai passé la soirée chez Alain, et pis toute la nuit, on a fait l'amour et c'était chouette. Je ne vois pas pourquoi y aurait que Noémie qui aurait le droit de s'amuser un peu.
Au petit matin je me suis réveillée la première, je me suis rhabillée et suis partie sans rien dire, de toutes façons je n'avais rien à lui dire, et de toutes façons je n'ai jamais rien à dire à personne le matin. Je suis rentrée chez moi tranquille en passant par la petite plage de la Concurrence, il n'y avait encore personne si tôt le matin, j'étais bien, détendue, pendant quelques minutes j'étais heureuse...
Aujourd'hui : rien. Mais alors rien du tout. Je suis allée chez Julie : elle n'était pas là et sa mère non plus. Alors rien, que dalle. Ah si ! J'ai eu un éclair de génie devant mes exercices de maths. Comme quoi tout peut arriver. J'ai réussi à faire ce fameux exercice qui m'avait valu une heure de cours particulier mémorable. Et de là j'ai réussi à faire tous les autres. Je les enchaînais un par un, je réfléchissais un peu, je répondais, je regardais la solution : j'avais bon ! C'est certain : je suis géniale. Aucune personnalité, homosexuelle, mais géniale.

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