journal intime
120 _ jeudi 13 mars 2003

Tout accepter

Il faut être fou pour s'imaginer qu'après l'enfance, la vie n'a plus aucun intérêt. Et pourtant, hier encore je le pensais. Mais le temps passe et on découvre des choses qui chamboulent nos petits esprits et nos pauvres cœurs.
Pourtant je ne l'ai pas fait exprès, et la journée avait très mal commencé. J'étais fatiguée, cinq heures de sommeil c'est beaucoup trop peu pour moi, mais hier soir on était à l'apéro avec David. Il s'est mis une tête, moi je n'ai rien bu, et pourtant c'est moi qui avais la migraine ce matin. Et puis il y a des jours où rien ne va, où tout est moche. Pas la peine de chercher à droite, à gauche, devant ou derrière, tout est laid partout. En plus j'avais un devoir d'anglais à faire, depuis une semaine je n'arrêtais pas de le repousser parce que je n'aime pas l'anglais. En me levant, je savais que ce fichu devoir m'attendait. Mais la fatigue, le mal de tête, tout ça cumulé, m'empêchait de bouger. Et la première chose que j'ai faite en me réveillant c'est de fumer une clope, alors que d'habitude j'attends au moins d'avoir pris ma douche et mon petit déjeuner. Mais ça c'est tout moi : quand le courage me manque, il faut que je fume.
Il était déjà neuf heures que j'étais encore en chemise de nuit à glander. Finalement j'ai réussi à me secouer et à venir ici, à l'appartement. J'adore le matin, c'est le moment de la journée que je préfère. Mais ce matin, tout me paraissait fade, et je me demandais où j'allais bien pouvoir trouver la motivation nécessaire pour mon anglais. Nouveau découragement une fois dans ma chambre : mon bureau est garni d'un bordel formidable. J'ai ce défaut, je sors tout mais ne range jamais rien. Mon bureau, c'est Beyrouth. Ou la Berezina, ou Vivendi, au choix. Il y a des papiers qui s'empilent aux quatre coins, une trentaine de stylos dont la moitié n'a plus d'encre, des crayons mal taillés parce que je n'ai pas de taille crayon et que ça fait deux semaines que je dois en acheter un et que j'oublie. Tant bien que mal j'ai repoussé de mes bras le bordel, afin de me faire une petite place libre pour poser mon anglais.
Mais rien ne sortait. Le texte était compliqué, et j'avais la flemme de chercher les mots inconnus dans le dictionnaire. J'avais le stylo plume baveux dans la main droite, et la clope dans la main gauche. Finalement je me suis levée pour m'avaler un petit cachet contre la migraine. Mais il n'y avait rien, pas l'ombre d'une aspirine ou d'un doliprane. Alors j'ai craqué, j'ai dit merde à mon devoir d'anglais, " tant pis, je le renverrai pas, j'aurai zéro ". Tout de suite je me suis sentie mieux. Enfin… façon de parler. J'ai décidé de retourner chez David dans l'espoir d'y trouver de l'aspirine. Et me revoilà partie, au grand étonnement de mon chien, qui sait que ce n'est pas mon genre de faire des allers et retours d'un point à un autre.
J'arrive chez David. Je me dirige vers la pharmacie… encore pire qu'ici. Il devait y avoir un flacon de mercurochrome et un tube de pommade qui se battaient en duel. Et là j'ai craqué, je me suis mise à chialer. Je sais, c'est ridicule, mais ce matin… désolée. J'ai pleuré comme une gamine qui fait un caprice, parce que tout allait mal. Pas à grosses larmes, c'était juste la pression qui retombait…
J'ai décidé de me recoucher, pour au moins rattraper un peu de sommeil. Perdue pour perdue, autant que la matinée serve à quelque chose. Je me suis allongée toute habillée sous les draps après avoir tiré les rideaux, et j'ai fermé les yeux. Mais le stress était toujours là. Je repensais à ce devoir, la tête me cognait de l'intérieur, et le sommeil ne semblait pas vouloir venir, bien au contraire. Je me sentais angoissée, sans vraiment savoir pourquoi. Et c'était de pire en pire, j'avais comme une petite boule dans le ventre très désagréable, mon cœur battait anormalement vite, et j'étais essoufflée. Sans avoir fait aucun effort particulier pourtant… Et puis je crevais de chaud, c'était insoutenable. Alors je me suis relevée, j'ai entrouvert la fenêtre, me suis déshabillée de la tête aux pieds, et me suis refourrée sous les draps, de l'autre côté du lit, là où la place était encore toute fraîche. L'air frais m'a fait du bien, et j'ai commencé à me sentir un peu mieux. Le fait d'être nue après cette bouffée de chaleur, et le fait de n' avoir pas fumé depuis un quart d'heure, me procuraient un peu de bien être. Mais le sommeil n'était toujours pas au rendez-vous, et le devoir d'anglais toujours en face de mes yeux, dans mon esprit. Alors j'ai craqué mentalement et je me suis dit " Oublie ce devoir de merde. Tu as été conne, tant pis, ce qui est fait est fait, n'en parlons plus ". Et là, miracle, le souci a disparu comme par enchantement ! Le devoir s'est littéralement enfui de ma mémoire…
Un peu calmée, je me suis tournée sur le côté et j'ai replié les genoux, pour me mettre dans cette position qui rappelle bien des souvenirs si lointains, ceux d'avant la vraie vie. Le devoir d'anglais enfui, d'autres soucis arrivaient à moi au grand galop. J'ai repensé au bazar sur mon bureau, qui me perturbait lui aussi. Et je me suis dit " oui, c'est le bazar sur ton bureau, n'en parlons plus ". Et le bazar me laissait tranquille… J'ai pensé à tout ce que je venais de fumer, car je sais bien que je me ruine la santé. Mais j'ai dit " oui, tu as beaucoup fumé, n'en parlons plus ". Et tout s'évaporait, et peu à peu je me sentais planer, comme sous l'effet d'une drogue bien plus forte que le tabac. Et j'ai continué " oui à cette lamentable matinée que tu viens de perdre ". Et pourtant, Dieu sait que je déteste gaspiller mon temps. D'autres problèmes ont refait surface, un peu plus profonds, des trucs auxquels je ne pense jamais d'habitude. " oui à cette ville de fous ", " oui à ta Maman qui te manque "… Je me suis même dit " oui, il n'y a pas d'aspirine ici, n'en parlons plus ", et mon mal de tête a presque disparu aussitôt. Déjà, mon cœur battait à un rythme normal, et ma respiration n'était plus si violente. J'avais la main gauche sur le genou droit, et l'autre main posée sur le matelas. La petite boule de stress dans mon ventre avait disparu. A la fin je n'avais plus aucun souci, tout était clair comme de l'eau de roche. Je n'entendais plus qu'une seule chose : ma respiration. Je sentais notre odeur, à David et à moi, imprégnée dans les draps. Mon ventre bougeait doucement sous le flot de l'air, que je sentais pénétrer en moi et ressortir.
Putain c'était bon…
Hélas, je me suis endormie. Je dis hélas, car j'aurais bien aimé prolonger cet état merveilleux. Mais bizarrement, je me suis réveillée très peu de temps après, une vingtaine de minutes à tout casser. Mais dans une forme olympique. J'ai pris une douche presque froide et suis revenue ici, décidément ce matin je n'arrêtais pas de bouger.
J'ai rangé mon bureau et fait mon devoir d'anglais, en m'interdisant de fumer une cigarette avant d'avoir terminé. Je m'autorisais à les rouler pour le plaisir du geste, mais défense de les allumer. J'ai tout fait, ça m'a pris deux heures et demi, et je l'ai posté tout à l'heure. Au moins je n'aurai pas zéro.
Avec le recul, je crois que j'ai vécu un moment inoubliable. Mais j'ai bien peur de ne plus jamais retrouver cet état. Car ça doit être l'instinct qui m'a procuré tout ça. C'était magique. Il faut être fou pour s'imaginer qu'après l'enfance, la vie n'a plus aucun intérêt.

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