Il faut être
fou pour s'imaginer qu'après l'enfance,
la vie n'a plus aucun intérêt. Et
pourtant, hier encore je le pensais. Mais le temps
passe et on découvre des choses qui chamboulent
nos petits esprits et nos pauvres curs.
Pourtant je ne l'ai pas fait exprès, et
la journée avait très mal commencé.
J'étais fatiguée, cinq heures de
sommeil c'est beaucoup trop peu pour moi, mais
hier soir on était à l'apéro
avec David. Il s'est mis une tête, moi je
n'ai rien bu, et pourtant c'est moi qui avais
la migraine ce matin. Et puis il y a des jours
où rien ne va, où tout est moche.
Pas la peine de chercher à droite, à
gauche, devant ou derrière, tout est laid
partout. En plus j'avais un devoir d'anglais à
faire, depuis une semaine je n'arrêtais
pas de le repousser parce que je n'aime pas l'anglais.
En me levant, je savais que ce fichu devoir m'attendait.
Mais la fatigue, le mal de tête, tout ça
cumulé, m'empêchait de bouger. Et
la première chose que j'ai faite en me
réveillant c'est de fumer une clope, alors
que d'habitude j'attends au moins d'avoir pris
ma douche et mon petit déjeuner. Mais ça
c'est tout moi : quand le courage me manque, il
faut que je fume.
Il était déjà neuf heures
que j'étais encore en chemise de nuit à
glander. Finalement j'ai réussi à
me secouer et à venir ici, à l'appartement.
J'adore le matin, c'est le moment de la journée
que je préfère. Mais ce matin, tout
me paraissait fade, et je me demandais où
j'allais bien pouvoir trouver la motivation nécessaire
pour mon anglais. Nouveau découragement
une fois dans ma chambre : mon bureau est garni
d'un bordel formidable. J'ai ce défaut,
je sors tout mais ne range jamais rien. Mon bureau,
c'est Beyrouth. Ou la Berezina, ou Vivendi, au
choix. Il y a des papiers qui s'empilent aux quatre
coins, une trentaine de stylos dont la moitié
n'a plus d'encre, des crayons mal taillés
parce que je n'ai pas de taille crayon et que
ça fait deux semaines que je dois en acheter
un et que j'oublie. Tant bien que mal j'ai repoussé
de mes bras le bordel, afin de me faire une petite
place libre pour poser mon anglais.
Mais rien ne sortait. Le texte était compliqué,
et j'avais la flemme de chercher les mots inconnus
dans le dictionnaire. J'avais le stylo plume baveux
dans la main droite, et la clope dans la main
gauche. Finalement je me suis levée pour
m'avaler un petit cachet contre la migraine. Mais
il n'y avait rien, pas l'ombre d'une aspirine
ou d'un doliprane. Alors j'ai craqué, j'ai
dit merde à mon devoir d'anglais, "
tant pis, je le renverrai pas, j'aurai zéro
". Tout de suite je me suis sentie mieux.
Enfin
façon de parler. J'ai décidé
de retourner chez David dans l'espoir d'y trouver
de l'aspirine. Et me revoilà partie, au
grand étonnement de mon chien, qui sait
que ce n'est pas mon genre de faire des allers
et retours d'un point à un autre.
J'arrive chez David. Je me dirige vers la pharmacie
encore pire qu'ici. Il devait y avoir un flacon
de mercurochrome et un tube de pommade qui se
battaient en duel. Et là j'ai craqué,
je me suis mise à chialer. Je sais, c'est
ridicule, mais ce matin
désolée.
J'ai pleuré comme une gamine qui fait un
caprice, parce que tout allait mal. Pas à
grosses larmes, c'était juste la pression
qui retombait
J'ai décidé de me recoucher, pour
au moins rattraper un peu de sommeil. Perdue pour
perdue, autant que la matinée serve à
quelque chose. Je me suis allongée toute
habillée sous les draps après avoir
tiré les rideaux, et j'ai fermé
les yeux. Mais le stress était toujours
là. Je repensais à ce devoir, la
tête me cognait de l'intérieur, et
le sommeil ne semblait pas vouloir venir, bien
au contraire. Je me sentais angoissée,
sans vraiment savoir pourquoi. Et c'était
de pire en pire, j'avais comme une petite boule
dans le ventre très désagréable,
mon cur battait anormalement vite, et j'étais
essoufflée. Sans avoir fait aucun effort
particulier pourtant
Et puis je crevais
de chaud, c'était insoutenable. Alors je
me suis relevée, j'ai entrouvert la fenêtre,
me suis déshabillée de la tête
aux pieds, et me suis refourrée sous les
draps, de l'autre côté du lit, là
où la place était encore toute fraîche.
L'air frais m'a fait du bien, et j'ai commencé
à me sentir un peu mieux. Le fait d'être
nue après cette bouffée de chaleur,
et le fait de n' avoir pas fumé depuis
un quart d'heure, me procuraient un peu de bien
être. Mais le sommeil n'était toujours
pas au rendez-vous, et le devoir d'anglais toujours
en face de mes yeux, dans mon esprit. Alors j'ai
craqué mentalement et je me suis dit "
Oublie ce devoir de merde. Tu as été
conne, tant pis, ce qui est fait est fait, n'en
parlons plus ". Et là, miracle, le
souci a disparu comme par enchantement ! Le devoir
s'est littéralement enfui de ma mémoire
Un peu calmée, je me suis tournée
sur le côté et j'ai replié
les genoux, pour me mettre dans cette position
qui rappelle bien des souvenirs si lointains,
ceux d'avant la vraie vie. Le devoir d'anglais
enfui, d'autres soucis arrivaient à moi
au grand galop. J'ai repensé au bazar sur
mon bureau, qui me perturbait lui aussi. Et je
me suis dit " oui, c'est le bazar sur ton
bureau, n'en parlons plus ". Et le bazar
me laissait tranquille
J'ai pensé
à tout ce que je venais de fumer, car je
sais bien que je me ruine la santé. Mais
j'ai dit " oui, tu as beaucoup fumé,
n'en parlons plus ". Et tout s'évaporait,
et peu à peu je me sentais planer, comme
sous l'effet d'une drogue bien plus forte que
le tabac. Et j'ai continué " oui à
cette lamentable matinée que tu viens de
perdre ". Et pourtant, Dieu sait que je déteste
gaspiller mon temps. D'autres problèmes
ont refait surface, un peu plus profonds, des
trucs auxquels je ne pense jamais d'habitude.
" oui à cette ville de fous ",
" oui à ta Maman qui te manque "
Je me suis même dit " oui, il n'y a
pas d'aspirine ici, n'en parlons plus ",
et mon mal de tête a presque disparu aussitôt.
Déjà, mon cur battait à
un rythme normal, et ma respiration n'était
plus si violente. J'avais la main gauche sur le
genou droit, et l'autre main posée sur
le matelas. La petite boule de stress dans mon
ventre avait disparu. A la fin je n'avais plus
aucun souci, tout était clair comme de
l'eau de roche. Je n'entendais plus qu'une seule
chose : ma respiration. Je sentais notre odeur,
à David et à moi, imprégnée
dans les draps. Mon ventre bougeait doucement
sous le flot de l'air, que je sentais pénétrer
en moi et ressortir.
Putain c'était bon
Hélas, je me suis endormie. Je dis hélas,
car j'aurais bien aimé prolonger cet état
merveilleux. Mais bizarrement, je me suis réveillée
très peu de temps après, une vingtaine
de minutes à tout casser. Mais dans une
forme olympique. J'ai pris une douche presque
froide et suis revenue ici, décidément
ce matin je n'arrêtais pas de bouger.
J'ai rangé mon bureau et fait mon devoir
d'anglais, en m'interdisant de fumer une cigarette
avant d'avoir terminé. Je m'autorisais
à les rouler pour le plaisir du geste,
mais défense de les allumer. J'ai tout
fait, ça m'a pris deux heures et demi,
et je l'ai posté tout à l'heure.
Au moins je n'aurai pas zéro.
Avec le recul, je crois que j'ai vécu un
moment inoubliable. Mais j'ai bien peur de ne
plus jamais retrouver cet état. Car ça
doit être l'instinct qui m'a procuré
tout ça. C'était magique. Il faut
être fou pour s'imaginer qu'après
l'enfance, la vie n'a plus aucun intérêt.
|