journal intime
121 _ samedi 15 mars 2003

Six à table

J'ai retrouvé Caroline jeudi soir, et ça m'a fait très plaisir, après tout ce temps… Notre dernière entrevue remontait à une bonne année, c'était à La Rochelle. Mais qui est Caroline ? La fille de Serge. Mais qui est Serge ? Un copain de mon père. Mais qui est mon père ? Ben c'est mon père.
Il nous a tous invités au restaurant jeudi soir. On était six à table, ce qui fait tout un festival de personnages, et les gens qui vont lire mon journal pour la première fois ne vont rien comprendre. Tant pis, je ne vais quand même pas faire un REP (résumé des épisodes précédents). Exposons la scène en quelques lignes.
Nous étions six. Tout d'abord mon père, inutile de le présenter. Ensuite moi, inutile de me présenter également, voilà plus de six mois que je parle de moi dans ce journal presque tous les jours. Ensuite mon cousin qui, en plus d'être mon cousin, est le neveu de mon père, ce qui est bien logique. Ensuite vient David, qui est mon copain, mon amoureux, mon confident, mon julot. Celui que je suis sa gonzesse. Ensuite les choses se corsent avec Serge, le copain de mon père. C'est un collègue à lui, militaire également, petit chef derrière un bureau au ministère de la Marine, mais super sympa et super drôle. Lui et mon père se connaissent depuis leur entrée dans l'armée, ils devaient avoir seize ans, alors ça fait une foule de bons souvenirs, tout ça… Il y a quelque chose que je m'interdis de faire dans ce journal, et qui pourtant me démange beaucoup : décrire les gens. Je veux dire physiquement. Pourtant j'aimerais bien décrire David de la tête aux pieds, ou bien mon cousin, enfin tous ces gens qui m'entourent. Mais pour une fois je vais faire une exception avec Serge, car c'est la première fois que je parle de lui, et il y a de fortes chances pour que ce soit aussi la dernière.
Il est tout à l'opposé de mon père, si bien qu'on aurait du mal à croire qu'ils soient amis. Autant mon père est droit et sec, autant Serge est plutôt calme et tranquille. Pas très grand, et il rougit facilement. Mais alors il y a dans ses paroles tout un flot de blagues qui fusent, et ces blagues ne sont pas toujours très tendres. Quand il rit aux éclats, il a les yeux qui pleurent, c'est mignon…
Sa fille Caroline a dix-neuf ans et exactement la même coiffure que moi, c'est dire si elle a de beaux cheveux. Mais j'aurai l'occasion de revenir sur son cas plus tard. Nous étions donc six, mon chien n'était pas invité.
Ca y est j'ai planté le décor, créé le climat de mon récit.
Le garçon nous a apporté la carte. Garçon est un bien petit mot : c'était le patron et il a avait au moins une cinquantaine d'années. Le restaurateur parisien typique, d'ailleurs, comme on le verra ensuite.
Mon père et Serge ont beaucoup bu. Tout d'abord l'apéro, ensuite le vin rouge pour accompagner le repas, et bien sûr le digestif pour couronner le tout. Nous autres les jeunes on marquait un peu plus de retenue, on a dû boire un verre chacun à tout casser, ce qui est bien suffisant pour moi d'ailleurs.
Alors peu à peu il s'est formé deux groupes : les buveurs et les non-buveurs, autrement dit les vieux et les jeunes. David et mon cousin boivent beaucoup lors des apéros, mais ils devaient trouver que la situation ne s'y prêtait pas. Quant à moi, je ne bois jamais beaucoup, donc ça n'a pas changé grand chose.
Les deux vieux commençaient à être bien chauds, et peu à peu ils nous ont oubliés. Caroline nous a expliqué qu'elle était étudiante en fac d'économie, ce qui m'a intéressée car c'est certainement ce que je ferai l'année prochaine. Mais je ne sais pas si je le ferai à La Rochelle ou à Paris. Elle vit à Etampes, une ville de la périphérie éloignée de Paris que je ne connais pas encore. Ses parents sont divorcés, ou bien simplement séparés, je ne sais plus… Tous les matins elle fait le trajet en voiture d'Etampes jusqu'à Paris, et le soir le retour. On lui a demandé pourquoi elle ne prenait pas une chambre sur Paris, elle nous dit qu'elle aurait beaucoup de mal à vivre toute la semaine à la capitale. Et puis elle a rajouté en souriant : " et il faut bien que je m'occupe de mon père… " Eh eh. Elle a dit ça doucement en regardant son papa juste à côté, qui lui n'a rien entendu. A ce moment-là il était en train de rire aux éclats en se servant un verre de vin rouge, il avait l'air tout heureux. Comme un grand enfant. Alors la réflexion de Caroline tombait vraiment à pic !
Le repas commençait à se faire long, le service n'était pas très rapide. Alors on est sorti dehors histoire de fumer une cigarette, et les deux pères ne se sont même pas aperçus qu'on quittait la table. Arrivés sur le trottoir on s'est longuement embrassé avec David, parce que se faire du pied sous la table ça va deux minutes. Je pense que mon père a bien aimé David. De toutes façons, après mon moniteur d'auto-école, un jeune gars de 21 ans ne pouvait faire que bonne figure.
On est rentré et le repas s'est terminé doucement. Le patron est arrivé avec la liste de tous les plats et boissons commandés, et de tête il a fait le calcul de l'addition. Comme la liste était longue, Caroline lui a dit : " Vous faîtes le calcul de tête ? Eh ben ! On sent les années d'expérience ! " Le patron a répliqué comme ça : " ah ça m'aurait étonné que j'aie pas une réflexion sur mon âge… " Alors Caroline lui a dit " Oh beh z'êtes pas vieux, vous avez quel âge ? " Le patron : " quarante-trois ". Caroline : " ah ben vous les faîtes vraiment pas… " Et là le patron lui a sorti : " T'es gonflée j'en ai cinquante-trois ! " Ah ! Ah ! Ah !
Nous sommes sortis dehors pour une petite marche d'un quart d'heure, afin de rejoindre la voiture de Serge. C'est bien sûr Caroline qui est montée au volant, car son père n'était pas vraiment en état de conduire. Mon père est lui aussi monté avec eux, ils le déposeraient à l'hôtel Odessa.
Caroline m'a invitée à venir chez elle la semaine prochaine. Elle m'a proposé ça entre deux phrases, elle ne pensait pas que je dirais oui avec tant d'enthousiasme. Elle ne pouvait pas savoir que j'adore découvrir une nouvelle ville, même une qui n'est pas connue…. Maintenant, reste à savoir si elle pensera à me téléphoner. Certaines personnes disent beaucoup de choses mais en font peu. Je ne pense pas que ce soit genre, on verra bien…
David est à la fnac en ce moment, il achète des places de concert pour un groupe dont j'ai oublié le nom, assez compliqué à retenir. Je ne sais pas encore ce qu'on va faire ce soir.
Bien… j'espère que ce texte était lisible. J'ai beaucoup plus de mal à raconter les événements quand plusieurs personnes y participent. J'aime mieux parler de ma solitude, j'ai plus de mots pour la décrire.

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