journal intime
112 _ Samedi 1er mars 2003

Souvenirs d'enfance

Pour sa première année au collège, ma sœur avait eu droit à un séjour en Angleterre avec sa classe pour perfectionner la langue. Je devais avoir sept ans et je me rappelle très bien du soir où, avec mes parents, on était allé l'accompagner pour le départ. Il y avait pas mal de monde, à commencer par les élèves de sa classe, mais aussi les parents, les profs, les frères et sœurs, parfois même les papis et mamies. J'ai pleuré comme une madeleine. C'est la première fois que j'allais être séparée de ma sœur pendant toute une semaine, je n'arrivais pas à m'y faire. Je revois la scène, on était sur le parking, dans le noir de la soirée, et ma sœur formait un petit attroupement avec des copines à elle. Et moi je me serrais contre elle, je l'agrippais par les vêtements en pleurant de toutes mes larmes. Je crois que ça a touché mes parents et tous les autres gens qui étaient là. Et ma sœur aussi bien sûr. Ses copines me regardaient très étonnées, surtout celle à qui son frère avait dit, au moment de la quitter " bon débarras ".
Quand j'y repense je trouve ça bizarre. Je savais très bien qu'elle allait revenir, alors pourquoi pleurer ? Alors que quand elle est décédée, je savais très bien qu'elle ne reviendrait pas, et pourtant j'ai à peine réagi. Mais c'est vrai que son décès, on l'avait senti venir durant les mois et les années qui précédaient. Mais parfois, j'ai l'impression que toute ma tristesse pour la mort de ma sœur, c'est le soir où elle est partie en Angleterre que je l'ai exprimée. Comme si j'avais pressenti l'avenir, bien qu'elle n'eût encore aucun problème de santé à cette époque. Je sais, ma théorie ne tient pas debout, j'en ai bien conscience. Oui, mais elle me plaît.
Comme un malheur ne vient jamais seul, quelques jours plus tard je me suis coincée le pouce dans la portière de la voiture. Je revenais de l'école avec ma mère, j'avais mon cartable d'une main et mon nounours de l'autre. Et là, j'ai refermé la portière alors que mon pouce était encore à l'intérieur. J'ai hurlé.
Quelques heures plus tard, j'étais assise dans le canapé et mon père me disait " oh regarde ton pouce, on voit déjà plus la marque ! " Intriguée je regarde mon pouce gauche : effectivement on ne voyait plus rien. J'étais contente ! Eh eh… oui mais c'est le pouce droit que je m'étais coincée…
Pourquoi je parle de ça ? Pour le nounours. Eh oui, comme je l'ai dit j'avais mon cartable dans une main, le nounours dans l'autre. J'ai trimballé ce nounours pendant de longues années, bien au-delà de l'âge " classique ". Des peluches, j'en avais plein, plusieurs dizaines accumulées au fil des ans, et qui ont peuplé mon enfance. Il y en avait des dizaines mais le trio de tête était constitué de Nounours, Snoopy, et Bigoudi. Et le numéro un c'était Nounours, oui je sais, ce n'est pas très original comme nom pour une peluche, mais voilà… c'est celui que j'avais choisi. Il représentait un mouton, et il trônait en roi dans mon panthéon.
Evidemment, j'étais persuadée qu'il était vivant. Je lui parlais, je faisais attention à lui… Et même un jour je l'ai nourri. C'était un samedi matin, et le samedi c'est avec mon père que je prenais le petit déjeuner. Lui il était debout à faire je ne sais quoi, tandis que moi j'étais devant mon bol de lait, à manger mes cinq boudoirs comme d'habitude, jamais un de plus, jamais un de moins. Ce jour-là, j'avais décidé que Nounours avait faim. Alors je trempais le boudoir, je le croquais, je le retrempais, je le collais sur la bouche de Nounours, et ainsi de suite. Résultat : il a eu la bouche toute noire de chocolat. Et cette tache n'est jamais partie, douze ans après elle y est encore. Quelquefois j'y repense, à ce samedi matin.
Une autre chose : j'étais persuadée qu'il ressentait la douleur. Je faisais donc toujours très attention à ne pas la le laisser traîner n'importe où, et par-dessus tout, j'évitais de lui toucher les yeux. Eh oui, l'œil était le point le plus sensible. Si par malheur je lui frottais, systématiquement, je lui faisais un bisou juste après. C'était une manière de compenser la douleur. Ne jamais toucher l'œil de mon Nounours.
Je l'ai trimballé partout avec moi pendant très longtemps, mes parents finissaient même par s'inquiéter. De même que d'autres personnes, celles qui ont toujours une opinion sur tout, qui ont la science infuse. Par exemple ma tante, la mère de Greg, qui n'hésite jamais à donner son avis, surtout si on ne lui a rien demandé. Elle disait comme ça " c'est quand même pas normal qu'elle ait encore besoin de son nounours à son âge… " Pfff moi j'entendais tout, car j'avais toujours une oreille qui traînait quand les adultes parlaient. Je suis sûre que bien des fois, ils ont parlé de choses qui ne me regardaient pas, croyant que je n'écoutais pas. Et pourtant, je ne ratais jamais une miette. Parfois même j'intervenais. Mais quand il était question de mon nounours, là je ne disais rien. Pas envie. Ca me rappelle une phrase que j'ai lue, qui disait grosso-modo que les gens qui cherchent à convaincre les autres sont des gens qui ne sont pas sûrs d'eux. Alors que le sage qui détient la vérité la garde pour lui, il n'a pas besoin de donner son avis. Ainsi quand j'entendais dire qu'à mon âge je n'aurais pas dû avoir besoin de mon nounours, eh bien je me taisais. Le monde entier aurait pu me faire la remarque, moi j'emmerdais le monde entier. C'est vrai quoi ! De quoi je me mêle, après tout…
C'est quand j'ai eu mon chien que j'ai définitivement abandonné toutes mes chères peluches, qui sont allées s'entasser dans un gros bac, dans ma chambre. Plusieurs années plus tard, ma mère m'a demandé si je voulais les garder. Ben oui ! Quelle question ! C'est une partie de ma vie… Et puis j'ai réfléchi. Ma mère me proposait, plutôt que de les garder, de les donner à l'école maternelle. J'ai réfléchi et je me suis dit que quand j'étais petite, toutes ces peluches étaient vivantes pour moi. Evidemment j'avais compris depuis longtemps qu'elles ne l'étaient pas. Mais quand même, j'ai eu un doute. Et si, finalement, elles n'étaient pas effectivement vivantes ? Qui suis-je, moi, Aglaia, pour décréter que telle chose est vivante et telle autre ne l'est pas ? Je n'en ai pas le droit. Alors dans le doute, au cas où elles seraient vivantes, je me suis dit qu'elles seraient bien mieux dans une école maternelle que dans le fond d'un bac de ma chambre. On les a donc toutes données, sauf Nounours, qui depuis ce temps-là trône sur une étagère dans ma chambre, à La Rochelle. Je ne le regarde presque jamais, mais lui ne rate pas un seul de mes gestes. De l'avoir tenu par le cou pendant des années, il a la tête qui tombe sur le côté. Et cette tête est si grosse qu'elle fait basculer tout son corps. Il est donc nécessaire, pour le faire tenir debout, de le caler contre une rangée de livres. Par ailleurs, ses yeux en plastique sont tout rayés, à cause de toutes les fois où par malheur je n'ai pas fait suffisamment attention à lui. Et ces yeux tout abîmés, quelque part, donnent une idée du nombre de bisous que j'ai pu lui donner dans mon enfance…
Je ne réponds pas à mes mails en ce moment. Désolée, mais volontairement, je préfère prendre un peu de recul à cause des événements de ces derniers jours. Alors je lis, mais je ne réponds pas. Merci.

Mon cousin lit mon journal intimetexte précédent texte suivant Retourner dans le passé