Pour sa première
année au collège, ma sur avait
eu droit à un séjour en Angleterre
avec sa classe pour perfectionner la langue. Je
devais avoir sept ans et je me rappelle très
bien du soir où, avec mes parents, on était
allé l'accompagner pour le départ.
Il y avait pas mal de monde, à commencer
par les élèves de sa classe, mais
aussi les parents, les profs, les frères
et surs, parfois même les papis et
mamies. J'ai pleuré comme une madeleine.
C'est la première fois que j'allais être
séparée de ma sur pendant
toute une semaine, je n'arrivais pas à
m'y faire. Je revois la scène, on était
sur le parking, dans le noir de la soirée,
et ma sur formait un petit attroupement
avec des copines à elle. Et moi je me serrais
contre elle, je l'agrippais par les vêtements
en pleurant de toutes mes larmes. Je crois que
ça a touché mes parents et tous
les autres gens qui étaient là.
Et ma sur aussi bien sûr. Ses copines
me regardaient très étonnées,
surtout celle à qui son frère avait
dit, au moment de la quitter " bon débarras
".
Quand j'y repense je trouve ça bizarre.
Je savais très bien qu'elle allait revenir,
alors pourquoi pleurer ? Alors que quand elle
est décédée, je savais très
bien qu'elle ne reviendrait pas, et pourtant j'ai
à peine réagi. Mais c'est vrai que
son décès, on l'avait senti venir
durant les mois et les années qui précédaient.
Mais parfois, j'ai l'impression que toute ma tristesse
pour la mort de ma sur, c'est le soir où
elle est partie en Angleterre que je l'ai exprimée.
Comme si j'avais pressenti l'avenir, bien qu'elle
n'eût encore aucun problème de santé
à cette époque. Je sais, ma théorie
ne tient pas debout, j'en ai bien conscience.
Oui, mais elle me plaît.
Comme un malheur ne vient jamais seul, quelques
jours plus tard je me suis coincée le pouce
dans la portière de la voiture. Je revenais
de l'école avec ma mère, j'avais
mon cartable d'une main et mon nounours de l'autre.
Et là, j'ai refermé la portière
alors que mon pouce était encore à
l'intérieur. J'ai hurlé.
Quelques heures plus tard, j'étais assise
dans le canapé et mon père me disait
" oh regarde ton pouce, on voit déjà
plus la marque ! " Intriguée je regarde
mon pouce gauche : effectivement on ne voyait
plus rien. J'étais contente ! Eh eh
oui mais c'est le pouce droit que je m'étais
coincée
Pourquoi je parle de ça ? Pour le nounours.
Eh oui, comme je l'ai dit j'avais mon cartable
dans une main, le nounours dans l'autre. J'ai
trimballé ce nounours pendant de longues
années, bien au-delà de l'âge
" classique ". Des peluches, j'en avais
plein, plusieurs dizaines accumulées au
fil des ans, et qui ont peuplé mon enfance.
Il y en avait des dizaines mais le trio de tête
était constitué de Nounours, Snoopy,
et Bigoudi. Et le numéro un c'était
Nounours, oui je sais, ce n'est pas très
original comme nom pour une peluche, mais voilà
c'est celui que j'avais choisi. Il représentait
un mouton, et il trônait en roi dans mon
panthéon.
Evidemment, j'étais persuadée qu'il
était vivant. Je lui parlais, je faisais
attention à lui
Et même un
jour je l'ai nourri. C'était un samedi
matin, et le samedi c'est avec mon père
que je prenais le petit déjeuner. Lui il
était debout à faire je ne sais
quoi, tandis que moi j'étais devant mon
bol de lait, à manger mes cinq boudoirs
comme d'habitude, jamais un de plus, jamais un
de moins. Ce jour-là, j'avais décidé
que Nounours avait faim. Alors je trempais le
boudoir, je le croquais, je le retrempais, je
le collais sur la bouche de Nounours, et ainsi
de suite. Résultat : il a eu la bouche
toute noire de chocolat. Et cette tache n'est
jamais partie, douze ans après elle y est
encore. Quelquefois j'y repense, à ce samedi
matin.
Une autre chose : j'étais persuadée
qu'il ressentait la douleur. Je faisais donc toujours
très attention à ne pas la le laisser
traîner n'importe où, et par-dessus
tout, j'évitais de lui toucher les yeux.
Eh oui, l'il était le point le plus
sensible. Si par malheur je lui frottais, systématiquement,
je lui faisais un bisou juste après. C'était
une manière de compenser la douleur. Ne
jamais toucher l'il de mon Nounours.
Je l'ai trimballé partout avec moi pendant
très longtemps, mes parents finissaient
même par s'inquiéter. De même
que d'autres personnes, celles qui ont toujours
une opinion sur tout, qui ont la science infuse.
Par exemple ma tante, la mère de Greg,
qui n'hésite jamais à donner son
avis, surtout si on ne lui a rien demandé.
Elle disait comme ça " c'est quand
même pas normal qu'elle ait encore besoin
de son nounours à son âge
"
Pfff moi j'entendais tout, car j'avais toujours
une oreille qui traînait quand les adultes
parlaient. Je suis sûre que bien des fois,
ils ont parlé de choses qui ne me regardaient
pas, croyant que je n'écoutais pas. Et
pourtant, je ne ratais jamais une miette. Parfois
même j'intervenais. Mais quand il était
question de mon nounours, là je ne disais
rien. Pas envie. Ca me rappelle une phrase que
j'ai lue, qui disait grosso-modo que les gens
qui cherchent à convaincre les autres sont
des gens qui ne sont pas sûrs d'eux. Alors
que le sage qui détient la vérité
la garde pour lui, il n'a pas besoin de donner
son avis. Ainsi quand j'entendais dire qu'à
mon âge je n'aurais pas dû avoir besoin
de mon nounours, eh bien je me taisais. Le monde
entier aurait pu me faire la remarque, moi j'emmerdais
le monde entier. C'est vrai quoi ! De quoi je
me mêle, après tout
C'est quand j'ai eu mon chien que j'ai définitivement
abandonné toutes mes chères peluches,
qui sont allées s'entasser dans un gros
bac, dans ma chambre. Plusieurs années
plus tard, ma mère m'a demandé si
je voulais les garder. Ben oui ! Quelle question
! C'est une partie de ma vie
Et puis j'ai
réfléchi. Ma mère me proposait,
plutôt que de les garder, de les donner
à l'école maternelle. J'ai réfléchi
et je me suis dit que quand j'étais petite,
toutes ces peluches étaient vivantes pour
moi. Evidemment j'avais compris depuis longtemps
qu'elles ne l'étaient pas. Mais quand même,
j'ai eu un doute. Et si, finalement, elles n'étaient
pas effectivement vivantes ? Qui suis-je, moi,
Aglaia, pour décréter que telle
chose est vivante et telle autre ne l'est pas
? Je n'en ai pas le droit. Alors dans le doute,
au cas où elles seraient vivantes, je me
suis dit qu'elles seraient bien mieux dans une
école maternelle que dans le fond d'un
bac de ma chambre. On les a donc toutes données,
sauf Nounours, qui depuis ce temps-là trône
sur une étagère dans ma chambre,
à La Rochelle. Je ne le regarde presque
jamais, mais lui ne rate pas un seul de mes gestes.
De l'avoir tenu par le cou pendant des années,
il a la tête qui tombe sur le côté.
Et cette tête est si grosse qu'elle fait
basculer tout son corps. Il est donc nécessaire,
pour le faire tenir debout, de le caler contre
une rangée de livres. Par ailleurs, ses
yeux en plastique sont tout rayés, à
cause de toutes les fois où par malheur
je n'ai pas fait suffisamment attention à
lui. Et ces yeux tout abîmés, quelque
part, donnent une idée du nombre de bisous
que j'ai pu lui donner dans mon enfance
Je ne réponds pas à
mes mails en ce moment. Désolée,
mais volontairement, je préfère
prendre un peu de recul à cause des événements
de ces derniers jours. Alors je lis, mais je ne
réponds pas. Merci.
|