journal intime
116 _ vendredi 7 mars 2003

Sous les arcades

Les journées se suivent et se ressemblent. Et tant mieux si elles se ressemblent, car elles sont plutôt agréables. Je passe toutes mes nuits chez David. Le matin le réveil sonne sur le coup des six heures et demi. On traîne un peu au lit puis on prend notre petit déjeuner. Le plus souvent on quitte les lieux en même temps, sauf quand on un peu trop traîné au lit et que David est en retard. On sort dans la rue, lui avec ses cours, et moi avec mon chien. On fait ensemble le trajet jusqu'au métro, où je le laisse partir seul. Et moi je viens ici, à l'appartement. Parfois je croise mon cousin en chemin, on se fait la bise mais on ne s'attarde pas trop car il est souvent en retard. J'arrive ici, je travaille toute la matinée, de temps en temps je m'arrête quelques minutes histoire de fumer une cigarette sur le Net. Rien d'extraordinaire, en somme. L'après-midi, je m'occupe comme je peux.
Je vais arrêter de parler de mon enfance, je ne fais que ça depuis plusieurs jours. Mais c'est fou le mal que j'ai à faire une croix sur tout ça. Enfin bref, j'étais heureuse, n'en parlons plus, et la vie continue.
J'échange beaucoup de courrier avec Julie et au fil des jours, j'en apprends un peu plus sur sa nouvelle vie. Ecrire et parler sont deux choses différentes. Certaines personnes disent plus de choses quand elles écrivent que quand elles parlent, et c'est le cas de Julie. Et le mien aussi certainement. Je corresponds aussi avec Noémie, qui n'a vraiment pas le moral en ce moment. C'est bizarre ces conversations par lettres, je parle de Noémie à Julie, et de Julie à Noémie. En plus, Noémie m'a demandé l'adresse de Julie alors si ça se trouve, elles vont parler de moi ! Si ça continue, et si je trouve encore un ou deux correspondants, de préférence masculins, je vais bientôt pouvoir écrire un remake des Liaisons Dangereuses…
Les lettres de Julie me font un bien immense. Rien que de voir son écriture sur l'enveloppe, ça me repose. Son écriture est aussi douce qu'elle. Ca me fait rire, elle utilise de l'encre bleu turquoise, eh eh… C'est tout elle. A la lire, je sens qu'elle existe très fort. Si elle me décrit sa maison, je me retrouve chez elle. Si elle me parle de quelqu'un, je vois la personne en face de moi. Et si la lettre est longue, je finis par ne plus lire mais par entendre les mots les uns à la suite des autres, prononcés par sa propre voix. Je devrais lui conseiller de faire comme moi et de raconter sa vie sur le Net ;)
Je repense à nos moments passés ensemble. Ca me paraît si loin déjà… Comme un passé qui s'éloigne à grands pas. C'était pourtant il y a quelques mois à peine. Mais tant de choses ont changé pendant ces quelques mois ! Comme dit Brel, c'était au temps où La Rochelle chantait, c'était au temps du cinéma muet. Non, pas si vieux que ça quand même.
Je me rappelle d'un mercredi après-midi, alors qu'on était à marcher sous les arcades. Il faut savoir qu'à La Rochelle, qui est une vieille ville, de nombreux trottoirs sont abrités par des arcades en pierre. C'est très pratique quand il pleut, on peut marcher longuement sans se mouiller.
Et justement ce jour-là, il pleuvait. Comme on marchait depuis un bon moment déjà, on s'est assises sur le pas d'une porte, histoire de regarder un peu la pluie tomber. Il faisait sombre et gris, c'était le début de la soirée, ce moment qui ne dure qu'une vingtaine de minutes, et où la nuit se pose doucement. On ne se disait rien, quand on a beaucoup marché et parlé, les jambes et la langue se reposent en même temps. Pas très loin de nous, à droite, il y avait un restaurant de fruits de mer qui se ravitaillait. Le camion était vaguement rangé sur le côté, et un jeune homme faisait des allers et retours entre le restaurant et le camion, transportant de grosses caisses de poissons ou de je ne sais quoi. Il était droit, assez sec, avec un tablier jaune genre ciré, le propre de ceux qui manipulent des poissons. Il ne faisait pas chaud, et pourtant ses manches étaient retroussées très hauts. Je dois dire ce qui est : il était très beau. Ce n'est pas souvent que je dis ça, mais là il faut bien le reconnaître. A part le tablier jaune qui était assez vilain, mais bon, il avait un pull par-dessus.
Julie le regardait. Pas vraiment en face, mais du coin des yeux. Je la voyais faire et ça m'amusait car j'avais très bien compris. Et presque, ça me rassurait. Ben oui, elle est si sage et si pure, ça ne peut pas lui faire du mal de penser un peu à ces choses-là. Je ne lui ai rien dit bien sûr, sinon elle aurait été capable de rougir.
Mine de rien, elle me manque. Sa présence m'apaisait. Ca me ferait du bien de l'avoir à côté de moi dans cette ville de fous où tout le monde est stressé et pressé. David est plutôt nerveux, et plein d'énergie. En ce moment il est au foot, mais je sais déjà que quand je le retrouverai tout à l'heure, il sera en pleine forme. Et tant mieux, dans un sens… Mais ce n'est pas pour me reposer, tout ça. J'ai besoin de souffler un peu, alors ma solitude dans la journée me fait beaucoup de bien. Autant le soir je vois pas mal de monde car David a beaucoup de copains, autant dans la journée je suis absolument seule. Mais je ne m'en plains pas, au contraire. Et j'apprécie bien plus les soirées et les apéros, après ça. Julie aussi était pleine d'énergie, mais elle l'employait à autre chose. Quelque part, j'ai l'impression que je lui en prenais un peu, parfois. Si vous la connaissiez, vous comprendriez mieux ce que je veux dire par-là.

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