journal intime
115 _ jeudi 6 mars 2003

La petite aiguille

En ce moment, certains lecteurs m'envoient de gentils mails pour me remonter le moral. C'est étrange… je ne suis pourtant pas malheureuse… Mais je reconnais que mes écrits de ces derniers jours pourraient laisser croire que je ne vais pas bien.
La semaine dernière, j'ai appris que mon cousin lisait mon journal. Alors pour éviter de parler de choses trop intimes, de mon copain David, tout ça, j'ai choisi un autre sujet. Et c'est ainsi que j'en suis venue à parler de mes nounours, et de là de mon enfance. Et c'est bizarre, ça m'a un peu perturbée et j'ai pris du plaisir à faire revenir tous ces souvenirs plus ou moins enfouis. Evidemment, il doit s'en dégager une certaine nostalgie. Mais comme le dit Aznavour, la nostalgie est une tristesse qui caresse. Et dans le fond, je ne suis pas triste du tout.
Mais je vais arrêter de parler de tout ça. Si je raconte mes souvenirs, j'en ai pour des années avant d'épuiser le sujet. Autant m'arrêter tout de suite, surtout que ça ne résout rien. L'écriture est un exutoire qui fait du bien, mais elle ne répond pas aux questions. Enfin je crois. Mais je me trompe peut-être. J'espère que je me trompe.
Et puis de toutes façons, que ce soit avec des mots ou avec autre chose, cette enfant qui est en moi n'a pas disparu. Je la sens toujours, dans certains de mes gestes, dans certains de mes mots, dans le regard de ma mère quand je ris… Elle n'est pas près de s'éteindre, et elle ne mourra pas avant moi.
Pour conclure, je vais raconter deux anecdotes qui remontent à pas mal d'années. Deux anecdotes qui aujourd'hui encore me laissent bien perplexe quand j'y songe.
La première se passe chez mes grands-parents, sur l'île de Ré. Un jour, je devais avoir dans les cinq ans, je demande à ma grand-mère si elle veut bien aller me pousser à la balançoire. Elle me dit oui, mais à quatre heures. Alors je lui demande quand est-ce qu'il sera quatre heures, elle me montre l'horloge en me disant " c'est quand la petite aiguille sera sur le quatre ". A cet instant précis, il était deux heures…
J'ai pris une chaise et je me suis assise devant l'horloge. Et pendant deux heures, j'ai regardé la petite aiguille avancer. Deux heures à ne rien faire, deux heures de vide complet. Ce n'est pas aujourd'hui que ça m'arriverait. Rien que l'idée de perdre dix minutes me fait peur. Rien que le sentiment de n'avoir rien fait de ma journée quand je me couche le soir me rend le sommeil plus difficile. Alors rester deux heures assise sur une chaise…
Et pourtant, à bien y réfléchir, je me dis que c'est peut-être le summum du bonheur. Celui qui est capable de rester assis deux heures sans rien faire, et sans penser à rien, c'est quelqu'un qui n'a pas peur du temps qui passe, pas peur de ce qu'il y aura au terme de ces deux heures, pas peur de l'avenir et pas peur de la mort. Peut-être qu'un jour, j'y arriverai de nouveau.
L'autre anecdote se passe au collège, lors de ma première année là-bas. Comme je l'ai raconté ici, j'ai fait une petite fugue. Mais ce que je n'ai pas raconté, c'est le lendemain de cette fugue. J'avais l'impression d'être le centre du monde. Mes parents avaient prévenu tout le monde, une annonce était passée à la radio, alors je me sentais au centre de tous les regards. Mais c'était désagréable, surtout que j'étais extrêmement fatiguée de mon escapade de la veille. Des filles que je ne connaissais même pas me regardaient de biais, ce n'était pas méchant mais très troublant. Et puis l'après-midi, mon professeur d'histoire-géo, Monsieur C, m'avait demandé pourquoi j'avais fait ça. Je n'avais pas pu répondre. La raison je la connaissais, mais j'avais honte de moi. C'est dommage, il aurait certainement été de bon conseil.
Ce Monsieur C était formidable. Le premier cours qu'on a eu avec lui, c'était juste après deux heures de sport en plein soleil. Alors imaginez dans quel état d'excitation on était entré dans la salle ! Je me souviens que j'étais tout à fait au fond à côté d'un gars, et qu'on discutait comme si on était au marché. Et puis peu à peu, en quelques minutes, le bruit est retombé et Monsieur C a commencé a chuchoté tout doucement : " Bonjour. Je ne parle jamais plus fort que ça. Pourquoi ? Parce que je ne veux pas user ma voix ". Et effectivement, tout le reste de l'année il n'a jamais parlé plus fort que ça.
C'était le calme absolu dans la classe. Certains professeurs imposent leur autorité par la colère ou par la force, alors que lui l'imposait tout en douceur. C'est un des meilleurs professeurs que j'aie eus. Le meilleur.
Avec lui on ne fichait pas grand chose, scolairement parlant. Quand on entrait dans la salle, il y avait une feuille posée sur chaque table, avec une carte de géographie sur cette feuille. Cette même carte était dessinée au tableau, mais coloriée à la craie. Et pendant une heure, notre tache consistait à colorier notre carte. A la fin on rendait la feuille et on était noté sur notre coloriage. Quand le travail était terminé on avait forcément la moyenne. Et avec de bons crayons de couleur et un peu d'attention, on avait facilement 20 sur 20. Pendant qu'on " travaillait ", Monsieur C nous posait des questions sur le pays dont on coloriait la carte. Et nous on lui répondait. C'était chouette. Quand on ressortait de là, c'est fou comme on était décontracté.
Mais venons-en à l'anecdote dont je parlais. A la fin de chaque trimestre, il y avait des réunions parents-professeurs individuelles. Chaque professeur avait son bureau dans une salle, et les parents, à tour de rôle, avaient un petit entretien d'une dizaine de minutes. C'est ma mère qui y est allée.
De retour à la maison, le soir, elle m'a informé que les professeurs étaient plutôt satisfaits de moi dans l'ensemble. Et bien sûr elle m'a parlé de Monsieur C. Elle l'avait trouvé très original ! Et elle riait encore de ce qu'il lui avait dit. En plein entretien, et de l'air le plus sérieux du monde, il lui avait déclaré : " Mais vous saviez, Madame. Votre fille, elle pense ! Ce n'est pas un légume ! ! " Eh eh… Ma mère s'était retenue pour ne pas éclater de rire. Et au moment de se séparer, il avait lui longuement serré la main en lui disant " Vous verrez, Madame, votre fille, elle nous épatera… " Et il a répété plusieurs fois en boucle " elle nous épatera, vous verrez, elle nous épatera… "
Quand j'ai le moral qui va moyen, ou bien que je perds confiance en moi, je repense à ces paroles. En dix-sept ans de vie, il y a au moins une personne qui a cru en moi. Et qui plus est une personne que j'adorais. Rien qu'une, à ma connaissance, mais c'est déjà énorme.
Mais bien souvent, je me demande ce qu'il a voulu dire par " elle nous épatera ".

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