journal intime
114 _ Mardi 4 mars 2003

La dictée

Les questions se bousculent un peu dans ma tête. Et c'est la première fois que ça m'arrive depuis que je tiens ce journal. Jusque là je racontais mes journées, très bien, c'était marrant, certains passages m'ont fait beaucoup de bien, mais pour la première fois j'aimerais répondre à certaines questions.
Que s'est-il passé quand j'avais dix ans ? Pourquoi tout a changé, presque du jour au lendemain ? Je veux bien croire que le passage de l'enfance à l'adolescence est parfois difficile, mais à dix ans on est encore enfant, et puis que ce soit difficile à ce point, non, ce n'est pas possible… Je ne comprends vraiment pas ce coup de vieux que j'ai pris en l'espace de quelques semaines. Les souvenirs se bousculent dans mon esprit. Enfin l'esprit c'est une chose, mais il y a aussi la mémoire du corps, et celle-ci est encore plus présente. La mémoire du corps, celle des émotions et des sensations. Il y en a eu des fortes.
Mon père me faisait très peur quand j'étais petite. Pourtant il n'était pas méchant, jamais il ne nous a frappés, jamais il ne nous a blessés directement. Oui, mais non. Quand je rentrais avec une mauvaise note j'avais peur de lui, parce que je savais qu'il prendrait son dur visage, que ses yeux allaient se concentrer pour chercher à comprendre. Je savais qu'il allait entrer en moi en quelque sorte, pour essayer de comprendre le pourquoi du comment de la mauvaise note.
Un jour, après quelques semaines de collège, j'ai eu une mauvaise note en dictée : 15 sur 20. Oui, pour mon père c'était mauvais. Déjà il allait falloir le lui annoncer. Mais le pire, c'est que parmi les points perdus il y avait trois mots oubliés. Je ne sais pas pourquoi, je vous jure que j'ai pas fait exprès, mais voilà, un moment d'inattention pendant la dictée et j'ai oublié d'écrire trois mots. Il faut dire que je rêvassais beaucoup… Trois points perdus si bêtement… Autant mon père acceptait que je ne sache pas écrire un mot correctement, autant il n'accepterait jamais que j'aie pu être étourdie. Jamais je n'aurais pu lui dire " j'ai oublié d'écrire trois mots dans ma dictée ". Alors après avoir reçu ma copie corrigée, j'ai pris mon stylo bleu et j'ai rajouté les trois mots, pour pas qu'il le voie. C'était presque parfait : au-dessus de la phrase tronquée apparaissait les trois fameux mots oubliés, c'était très crédible.
Le soir je rentre chez moi, c'était un vendredi. Tant bien que mal je lui annonce la mauvaise note. Assez mécontent il demande à voir la copie, ce à quoi je m'attendais. Je la lui tends. Et là il me dit, après avoir scruté la feuille : " mais… pourquoi tu as trois points en moins sur cette ligne ? " Ah la la… il faut être bête, quand même, pour ne pas avoir pensé à ça. J'étais prise au piège. Alors j'ai regardé la copie, en faisant semblant d'être étonnée, et j'ai dit un truc du genre " tiens ? c'est bizarre, je comprends pas… " Le problème, c'est que le lendemain mon père avait rendez-vous avec la prof. En effet, il y avait quelques semaines que j'étais rentrée au collège, alors il voulait savoir un peu comment ça se passait, tout ça. Mon père m'a dit " bon t'inquiète pas, on lui demandera demain, c'est pas normal ces trois points en moins ". Je vous dis pas l'électrochoc que ça m'a fait.
Et d'une j'avais une mauvaise note. Et de deux j'avais été étourdie. Et de trois j'avais essayé de le tromper. Je n'ai pas dormi de la nuit. Et dans la soirée j'étais incapable de prononcer un mot. Parfois je disais à mon père " bah c'est pas grave les trois points, pas la peine de lui demander ". Il voyait bien que j'étais angoissée, mais il pensait que c'était parce que j'avais peur de la prof. Il était bien loin de la réalité ! C'est de lui que j'avais peur.
Le lendemain matin, j'ai encore essayé de le convaincre de ne rien demander, mais il n'y avait rien à faire. Nous voilà au collège, huit heures moins le quart, c'était un samedi. Mon père interroge la prof sur diverses choses, et elle répondait toujours " ah oui oui oui oui ouiiii ! " En boucle. Bref, tout allait bien. Et puis la dictée est venue sur le tapis. Mon père lui montre et la questionne sur les trois points en moins. La prof regarde en se frottant le menton, pensive. Elle murmure " oui c'est bizarre… pourquoi je lui ai enlevé trois points ici… " Incroyable ! Elle-même, elle ne voyait pas mon stratagème ! Mais bon… je savais bien que ce n'était que provisoire, et qu'elle allait bientôt comprendre. Alors j'ai pris mon courage à deux mains, je lui ai montré les trois mots joutés et je lui ai dit " les mots, je les avais oubliés, je les ai rajoutés après ". Mon père a ouvert de grands yeux, il était scié. La prof m'a regardée en fronçant les sourcils " ah ouais…. " Voilà…
On est sorti de la salle, je m'attendais au pire, j'aurais bien pu m'évanouir, et je n'exagère rien. On a fait quelques pas dans le couloir désert, puis mon père s'est arrêté, il s'est accroupi à ma hauteur en me tenant les bras et il m'a dit quelque chose comme : " bon… c'est pas grave. Tu promets de plus jamais recommencer ? " Je n'y croyais pas, il ne me disputait même pas. J'ai bien sûr promis tout ce qu'il voulait, on a continué de marcher dans le couloir et il est parti.
J'aurais bien du mal à décrire dans quel état j'étais une fois dans la cour, au milieu des autres. Je n'arrivais pas à réaliser. Une fille est venue me demander " c'était ton père ? " j'ai fait oui de la tête, vaguement… Je suis allée retrouver ceux de ma classe, je me suis adossée au mur, et d'un seul coup la pression est retombée et je me suis mise à chialer. Je pleurais parce que la peur de mon père retombait d'un seul coup.
Quand je repense à tout ça, je me dis que ce n'est pas humain d'infliger de telles émotions à une enfant de onze ans. C'est trop dur, je n'étais pas préparée à ça. Mais des émotions comme celle-ci j'en ai eu par dizaines les années qui ont suivi. Aujourd'hui je suis blindée, et il en faut beaucoup pour vraiment me toucher. Mais encore une fois, j'ai perdu au change. C'est vrai, je suis plus forte aujourd'hui. Mais d'un autre côté j'ai l'impression que certaines choses ont disparu.
Quand j'écoute une chanson triste à pleurer, les remparts tombent et je me remets dans la peau de mes dix ans. Et les mots me touchent, la musique aussi, la voix, tout ça je le prends en moi. C'est ma seule façon à moi de faire marche arrière vers le passé, le temps de deux ou trois minutes.

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