Les questions
se bousculent un peu dans ma tête. Et c'est
la première fois que ça m'arrive
depuis que je tiens ce journal. Jusque là
je racontais mes journées, très
bien, c'était marrant, certains passages
m'ont fait beaucoup de bien, mais pour la première
fois j'aimerais répondre à certaines
questions.
Que s'est-il passé quand j'avais dix ans
? Pourquoi tout a changé, presque du jour
au lendemain ? Je veux bien croire que le passage
de l'enfance à l'adolescence est parfois
difficile, mais à dix ans on est encore
enfant, et puis que ce soit difficile à
ce point, non, ce n'est pas possible
Je
ne comprends vraiment pas ce coup de vieux que
j'ai pris en l'espace de quelques semaines. Les
souvenirs se bousculent dans mon esprit. Enfin
l'esprit c'est une chose, mais il y a aussi la
mémoire du corps, et celle-ci est encore
plus présente. La mémoire du corps,
celle des émotions et des sensations. Il
y en a eu des fortes.
Mon père me faisait très peur quand
j'étais petite. Pourtant il n'était
pas méchant, jamais il ne nous a frappés,
jamais il ne nous a blessés directement.
Oui, mais non. Quand je rentrais avec une mauvaise
note j'avais peur de lui, parce que je savais
qu'il prendrait son dur visage, que ses yeux allaient
se concentrer pour chercher à comprendre.
Je savais qu'il allait entrer en moi en quelque
sorte, pour essayer de comprendre le pourquoi
du comment de la mauvaise note.
Un jour, après quelques semaines de collège,
j'ai eu une mauvaise note en dictée : 15
sur 20. Oui, pour mon père c'était
mauvais. Déjà il allait falloir
le lui annoncer. Mais le pire, c'est que parmi
les points perdus il y avait trois mots oubliés.
Je ne sais pas pourquoi, je vous jure que j'ai
pas fait exprès, mais voilà, un
moment d'inattention pendant la dictée
et j'ai oublié d'écrire trois mots.
Il faut dire que je rêvassais beaucoup
Trois points perdus si bêtement
Autant
mon père acceptait que je ne sache pas
écrire un mot correctement, autant il n'accepterait
jamais que j'aie pu être étourdie.
Jamais je n'aurais pu lui dire " j'ai oublié
d'écrire trois mots dans ma dictée
". Alors après avoir reçu ma
copie corrigée, j'ai pris mon stylo bleu
et j'ai rajouté les trois mots, pour pas
qu'il le voie. C'était presque parfait
: au-dessus de la phrase tronquée apparaissait
les trois fameux mots oubliés, c'était
très crédible.
Le soir je rentre chez moi, c'était un
vendredi. Tant bien que mal je lui annonce la
mauvaise note. Assez mécontent il demande
à voir la copie, ce à quoi je m'attendais.
Je la lui tends. Et là il me dit, après
avoir scruté la feuille : " mais
pourquoi tu as trois points en moins sur cette
ligne ? " Ah la la
il faut être
bête, quand même, pour ne pas avoir
pensé à ça. J'étais
prise au piège. Alors j'ai regardé
la copie, en faisant semblant d'être étonnée,
et j'ai dit un truc du genre " tiens ? c'est
bizarre, je comprends pas
" Le problème,
c'est que le lendemain mon père avait rendez-vous
avec la prof. En effet, il y avait quelques semaines
que j'étais rentrée au collège,
alors il voulait savoir un peu comment ça
se passait, tout ça. Mon père m'a
dit " bon t'inquiète pas, on lui demandera
demain, c'est pas normal ces trois points en moins
". Je vous dis pas l'électrochoc que
ça m'a fait.
Et d'une j'avais une mauvaise note. Et de deux
j'avais été étourdie. Et
de trois j'avais essayé de le tromper.
Je n'ai pas dormi de la nuit. Et dans la soirée
j'étais incapable de prononcer un mot.
Parfois je disais à mon père "
bah c'est pas grave les trois points, pas la peine
de lui demander ". Il voyait bien que j'étais
angoissée, mais il pensait que c'était
parce que j'avais peur de la prof. Il était
bien loin de la réalité ! C'est
de lui que j'avais peur.
Le lendemain matin, j'ai encore essayé
de le convaincre de ne rien demander, mais il
n'y avait rien à faire. Nous voilà
au collège, huit heures moins le quart,
c'était un samedi. Mon père interroge
la prof sur diverses choses, et elle répondait
toujours " ah oui oui oui oui ouiiii ! "
En boucle. Bref, tout allait bien. Et puis la
dictée est venue sur le tapis. Mon père
lui montre et la questionne sur les trois points
en moins. La prof regarde en se frottant le menton,
pensive. Elle murmure " oui c'est bizarre
pourquoi je lui ai enlevé trois points
ici
" Incroyable ! Elle-même,
elle ne voyait pas mon stratagème ! Mais
bon
je savais bien que ce n'était
que provisoire, et qu'elle allait bientôt
comprendre. Alors j'ai pris mon courage à
deux mains, je lui ai montré les trois
mots joutés et je lui ai dit " les
mots, je les avais oubliés, je les ai rajoutés
après ". Mon père a ouvert
de grands yeux, il était scié. La
prof m'a regardée en fronçant les
sourcils " ah ouais
. " Voilà
On est sorti de la salle, je m'attendais au pire,
j'aurais bien pu m'évanouir, et je n'exagère
rien. On a fait quelques pas dans le couloir désert,
puis mon père s'est arrêté,
il s'est accroupi à ma hauteur en me tenant
les bras et il m'a dit quelque chose comme : "
bon
c'est pas grave. Tu promets de plus
jamais recommencer ? " Je n'y croyais pas,
il ne me disputait même pas. J'ai bien sûr
promis tout ce qu'il voulait, on a continué
de marcher dans le couloir et il est parti.
J'aurais bien du mal à décrire dans
quel état j'étais une fois dans
la cour, au milieu des autres. Je n'arrivais pas
à réaliser. Une fille est venue
me demander " c'était ton père
? " j'ai fait oui de la tête, vaguement
Je suis allée retrouver ceux de ma classe,
je me suis adossée au mur, et d'un seul
coup la pression est retombée et je me
suis mise à chialer. Je pleurais parce
que la peur de mon père retombait d'un
seul coup.
Quand je repense à tout ça, je me
dis que ce n'est pas humain d'infliger de telles
émotions à une enfant de onze ans.
C'est trop dur, je n'étais pas préparée
à ça. Mais des émotions comme
celle-ci j'en ai eu par dizaines les années
qui ont suivi. Aujourd'hui je suis blindée,
et il en faut beaucoup pour vraiment me toucher.
Mais encore une fois, j'ai perdu au change. C'est
vrai, je suis plus forte aujourd'hui. Mais d'un
autre côté j'ai l'impression que
certaines choses ont disparu.
Quand j'écoute une chanson triste à
pleurer, les remparts tombent et je me remets
dans la peau de mes dix ans. Et les mots me touchent,
la musique aussi, la voix, tout ça je le
prends en moi. C'est ma seule façon à
moi de faire marche arrière vers le passé,
le temps de deux ou trois minutes.
|