journal intime
123 _ mardi 18 mars 2003

Petit colis pour Julie

Quand j'étais petite, il m'arrivait parfois de me disputer avec les autres, comme tous les enfants je suppose. Et dans ces moments-là on se disait des choses du genre "ben mon père il est policier il va te mettre en prison", ou encore "ben mon père il est sherrif il va venir te tirer dessus". Et bien sûr on croyait nous-mêmes à nos propres mensonges. Et puis un jour, j'ai réalisé que mon père était militaire. Eh oui, un vrai, celui qui fait la guerre quand c'est la guerre, et qui protège la paix quand c'est la paix. Il y avait de quoi impressionner ! Alors je me suis dit qu'il était inutile de mentir aux autres, et dans les disputes je disais : "ben mon père il est militaire il va venir te faire la guerre !" Alors on me répondait "ouais c'est même pas vrai". Et moi : "si !", énervée qu'on ne me croit pas alors que, pour une fois, je disais la vérité…
Mais finalement, c'était beaucoup moins marrant de dire la vérité, et beaucoup plus vexant de ne pas être crue. Alors je me suis rabattue sur les "ben mon père il est ceinture noire de judo il va te faire des prises". Bien plus amusant.
L'autre jour j'ai raconté ça à mon père. C'était dimanche matin, dans le hall de la gare Montparnasse. Il avait son train à prendre, alors en attendant on prenait un petit café dans un bistrot du hall, parmi tous ces voyageurs et tous ces commerçants. Je lui ai raconté cette petite anecdote et il a rigolé. Je lui ai aussi parlé du sabre. Ce fameux sabre qui est chez nous, à La Rochelle, dans un placard. Bien sûr mon père ne s'en est jamais servi, il y a longtemps qu'on n'apprend plus à manier le sabre dans l'armée, et heureusement. Ou plutôt malheureusement, vu par quoi on l'a remplacé. Il le sort une ou deux fois par an, pour les défilés militaires. Moi j'ouvrais de grands yeux devant cette chose qui me faisait fantasmer. Aujourd'hui ça aurait plutôt tendance à me repousser, mais à l'époque j'avais vite fait d'assimiler tout ça aux aventures des livres et de la télé. C'était tout un mythe, ce sabre. Mon père était très intéressé par toutes ces petites choses que je lui racontais, comme s'il se voyait lui-même sous un autre angle, d'un seul coup. J'espère qu'on aura l'occasion d'avoir d'autres discussions de ce genre, à l'avenir.
Il est monté dans son train et je me suis retrouvée seule sur le quai. C'est vraiment triste de se retrouver seul sur un quai de gare. Mais je crois que c'est encore plus triste pour celui ou celle qui est dans le train.
Malgré qu'on fût dimanche matin, de nombreuses boutiques étaient ouvertes, et surtout les marchands de journaux. Chez l'un d'eux il y avait un petit coin cadeaux, alors j'ai cherché pour voir si je trouverais quelque chose pour Julie. Comme je l'ai dit hier, demain elle fête ses seize ans.
Ca me fait un peu drôle, d'ailleurs… On n'arrêtera donc jamais le temps de passer, ça fait peur. Elle et moi, on continue de s'échanger de nombreuses lettres. Elle semble aller très bien, peu à peu elle s'habitue à sa nouvelle vie à Lille, et son père fait toujours le même boulot. Il paraît qu'il râle beaucoup sur son travail, mais que dans l'ensemble ça se passe plutôt bien. Et puis s'il ne râlait pas, ce serait plutôt mauvais signe. Julie m'écrit qu'elle a un copain. Enfin je crois, c'est pas sûr, parce que ses lettres il faut les interpréter, les lire entre les lignes. Elle me dit qu'elle a un copain, ça c'est sûr, c'est écrit en turquoise sur blanc. Mais à savoir ce qu'elle appelle un "copain", c'est une autre histoire. J'en apprendrai certainement un peu plus dans ses prochains courriers. N'empêche que j'aurais bien aimé le voir, moi, le copain en question. Il a intérêt à être sympa et gentil avec elle sinon il aura affaire à moi ! Enfin, ne pleurons pas avant d'avoir mal, il est peut-être très bien.
Je viens de m'apercevoir qu'elle était du signe du Poissons. Ca ne m'étonne pas, c'est quelqu'un de gentil, ça, un poisson. Tranquille, ça nage doucement dans l'eau sans rien demander à personne, comme Julie. J'ai toujours le bracelet brésilien bleu marine et noir qu'elle m'a offert en novembre, mais il ne tient presque plus. Le jour où il va se décrocher arrive à grands pas, tin tin… Je ne sais plus quel vœu j'ai fait quand elle me l'a mis. Attendez je vais voir dans le texte de ce jour-là.
Le retour. Ben j'avais même pas fait de vœu, j'ai écrit, je cite "Mais moi je ne savais pas quoi faire comme voeu car en ce moment je n'attends rien de spécial de la vie" (texte n° 51). N'importe quoi ! Maintenant qu'il est sur le point de tomber, j'ai plein de vœux en tête. Mmmh… Le premier serait que Georges Bush tombe en syncope au moment d'attaquer l'Irak. Et que quand il se réveille trois jours plus tard, il soit devenu gentil comme un poisson dans l'eau. Comme deuxième vœu je ne sais pas trop. Que le père de Julie devienne lui aussi gentil comme un poisson, ou comme Bush après sa syncope. Mouais, tout ça c'est pas très réalisable, finalement j'ai bien fait de ne pas faire de vœux.
Je lui ai préparé un petit colis que j'ai posté cet après-midi. J'ai mis une petite carte postale dedans, un petit livre, et un petit bracelet. Que des trucs petits, en gros… Le bouquin n'est pas politique ni philosophique ni psychologique ni rien du tout, c'est une histoire simple, celle d'un homme prisonnier en Amérique du Sud et qui se remémore ses dernières années passées sur les traces de son père, dans le vignoble bordelais. Moi j'ai bien aimé, c'est de Claude Michelet. Le petit bracelet est orné d'un petit dauphin, comme ça ça lui rappellera la vue sur la mer dans sa chambre à La Rochelle (ça c'est de la super blague, mais il faut avoir lu tout mon journal pour la comprendre, et même en ayant tout lu c'est pas gagné).
Et la cerise sur le gâteau, c'est que je vais lui passer un coup de fil. Elle m'a déconseillé de le faire, à cause de son père, mais elle m'a quand même donné le numéro du portable. Donc j'en déduis que quelque part, si elle m'a donné le numéro, c'est pas juste pour le plaisir d'aligner des nombres sur du papier. Et puis zut, c'est l'anniversaire de mon amie, je peux quand même bien lui téléphoner !
En parlant de téléphone, Caroline m'a donné un coup de fil hier après-midi. Je vais passer la journée chez elle, demain. Pour la première fois j'emprunterai le RER, et je verrai à quoi ressemble une ville de la périphérie parisienne (Etampes). J'aurais bien aimé que David m'accompagne, mais il a cours toute la journée. Parfois j'arrive à lui faire manquer deux heures le matin pour qu'il reste au lit avec moi, mais toute une journée, c'est plus dur.

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