journal intime
126 _ lundi 24 mars 2003

Entretien avec le professeur

Ce matin sur le coup des neuf heures, j'étais sagement assise en bonne compagnie dans le hall de la fac. J'attendais que Caroline sorte de cours, afin qu'elle me présente au professeur chargé de la direction du journal, comme prévu. Je suis arrivée très en avance mais j'avais emmené avec moi mon bouquin de géographie. Eh oui, il fallait que je fignole mes connaissances sur l'agriculture des Etats-Unis, sujet ô combien passionnant. Pourtant en ce moment, je me moque de tout ce qui touche à ce pays. Mais ce n'est pas moi qui dicte les programmes, hélas.
Pauvre petite lycéenne de province perdue, j'ai cherché l'amphi qu'elle m'avait indiqué. Le hall était presque désert, il y avait simplement un escalier près des portes de l'amphi, avec un jeune étudiant dessus. D'ailleurs il fumait, je lui ai "emprunté" une blonde pour me changer des roulées, et me suis assise à côté de lui, sur les marches. Et j'ai commencé à bouquiner, studieuse. Mais je sentais le gars à côté de moi et ça me déconcentrait : quelque chose me disait qu'il allait me parler. Et déjà, je regrettais de lui avoir taxé une cigarette, et d'avoir ainsi établi le contact avec l'inconnu. Je sentais qu'il regardait de mon côté, et pire, qu'il lisait de loin mon livre, ce qui est très désagréable. Ca n'a pas loupé : il m'a demandé si moi aussi j'attendais pour le cours. Je lui ai répondu que non, que j'avais rendez-vous avec une amie. Il a dit "ah d'accord…" En moi-même, je pensais que ça m'était bien égal qu'il soit d'accord ou non. Puis il m'a demandé ma filière. Alors j'ai répondu économie, ce qui est vrai ma foi, même si je ne suis qu'en terminale. C'est après que j'ai menti… Oui j'ai honte, enfin c'est pas bien méchant non plus. Il a insisté et voulait connaître ma filière exacte : "machin a ? truc B ? chose C ?" Truc B, ai-je répondu… Je ne suis pas mythomane, et je ne mens jamais, mais je sais pas… là j'avais envie de m'amuser un petit peu, et de me faire passer pour une étudiante, juste une seule fois, pour rire, avec ce gars que je ne reverrais sans doute jamais par la suite.
Il m'a demandé si j'avais eu mes résultats du premier semestre. Oui, j'ai eu onze de moyenne. Il m'a félicitée, que c'était très bien d'avoir le premier semestre du premier coup, que lui il l'avait fait deux fois. Puis il a voulu voir mon bouquin. Evidemment ça me trahissait : un livre de géographie de lycée… Mais je lui ai dit que c'était pour le plaisir que je parcourais ça, que c'était un manuel que j'avais l'an dernier. Eh eh… je suis gonflée quand même. Il était très étonné que je m'intéresse à ça. Je pensais en moi-même "si tu savais à quel point je me fous de l'agriculture des Etats-Unis… ça te donnerait une idée de l'infini ! " Mais après ça j'ai arrêté, finalement on a parlé vingt minutes et c'était chouette. Par contre, ce n'est pas avec ça que j'ai progressé en géo.
Les portes de l'amphi se sont ouvertes et le flot d'étudiants est sorti tout d'un bloc. J'ai retrouvé Caroline, et ensemble on a traversé le petit parc pour rejoindre un autre bâtiment. On marchait assez vite : elle avait un autre cours juste après cette pause. Nous voilà au bâtiment. On monte l'escalier et on frappe à la porte. Toc toc toc ! On entre. Le professeur est très gentil. Pas tout jeune, la soixantaine, presque chauve avec des lunettes. Et très rêveur, un peu dans son monde. Mais c'est souvent comme ça avec ces gens qui ont fait des études ultra poussées, et qui passent leurs journées dans leurs bouquins et dans leur science. Et puis vu le salaire qu'ils touchent, c'est pas trop dur pour eux d'être détaché des choses matérielles. Caroline m'a présentée et s'en est allée. Alors il m'a dit : " Alors comme ça vous voulez entrer dans notre équipe ". J'ai dit oui, s'il y avait une petite place pour moi. Il m'a répondu " ah oui oui, ça y a de la place… plus on est de fous, plus on… plus on… " et il n'a pas fini sa phrase. Dans son monde, vous dis-je.
Il m'a invitée à m'asseoir à côté de lui, devant l'ordinateur. Et pendant une demi-heure il a navigué sur le net, à partir de ses favoris, en me faisant des commentaires. Ce n'était pas inintéressant, mais très éloigné du sujet de ma visite… En moi-même, je pensais que ce serait marrant que mon site soit dans ses favoris. Il y avait infiniment peu de chances, mais sait-on jamais. Ca me plairait beaucoup, ça, qu'un jour je voie quelqu'un visiter mon site juste à côté de moi. Mais non, je n'étais pas dans ses favoris. Tant pis pour lui, il ne sait pas ce qu'il perd.
Puis nous sommes entrés dans le vif du sujet. Pour le prochain numéro, je n'aurai pas d'article à écrire toute seule : j'aiderai Caroline. Elle ne l'a pas commencé, et c'est tant mieux. Pour résumer, nous serons chargées d'écrire un petit article sur deux associations qui font du théâtre. Elles donneront un petit bout de présentation la semaine prochaine. Ce sera un truc avec plein d'ateliers, dont ces deux-là. Alors on ira assister à tout ça avec Caro, et on en fera un article. Du moins, c'est que m'a conseillé le professeur. Mais moi je trouvais ça un peu trop rapide, alors je lui ai dit que ce serait carrément plus efficace si on allait sur le terrain, si plutôt que de se contenter de raconter la représentation on allait assister à une répétition et qu'on interviewait le responsable et tout et tout !
Ca a amusé le professeur. Il m'a dit qu'effectivement ce serait mieux, mais que ça allait nous prendre beaucoup de temps. Ca tombe bien : je n'ai que ça à faire. Et voilà…
Je suis très impatiente de commencer. J'ai déjà téléphoné aux responsables de ces deux associations, mais ça n'a pas répondu. Je re-essaierai ce soir. Ce qui m'amuse dans tout ça, c'est que ce magazine sera tiré à moins d'exemplaires qu'il n'y a de visiteurs chaque jour sur mon site. Mais la démarche est différente, et tout aussi intéressante. Si je m'écoutais, je commencerais déjà l'article. Mais bon… ce serait stupide, puisque je n'ai encore rien vu. Quoique certains journalistes ne se gênent pas pour parler de ce qu'ils ne connaissent pas, comme j'ai pu le vérifier à mes dépens en janvier dernier… et comme on le voit tous les jours en ce moment à la télé.

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