Que répondre
à la lettre de Julie ? Pas facile de répondre
à cette question. C'est quand même
incroyable de penser si fort à quelqu'un
pendant une semaine, pour ne plus savoir quoi
lui écrire quand on se retrouve devant
sa feuille blanche.
Depuis une semaine, les mots se bousculent par
milliers pour lui parler ou pour parler d'elle.
Et maintenant le stylo s'échappe de mes
doigts, je ne fais que raturer, recommencer, et
me désespérer de ne rien réussir
à faire passer. Pourtant elle est bien
là. Quand je me réveille le matin,
ma première pensée est pour elle.
La plupart du temps j'ouvre les yeux quelques
minutes avant la sonnerie. Il n'y a pas si longtemps,
je profitais de ces quelques minutes pour réveiller
doucement David par quelques petits bisous, et
plus si affinités. Mais maintenant, j'attends
simplement que ça sonne en pensant à
elle. Et je n'y peux rien : s'il y a un moment
où je ne contrôle pas mon esprit,
c'est bien après une nuit de sommeil. Le
soir c'est pareil. Avant je m'endormais sitôt
qu'on avait fait l'amour, maintenant je reste
quelques minutes à rêvasser et à
m'inventer une petite histoire. Idem dans la journée
: tout me fait penser à Julie. Les gens
que je croise et les rues que je fréquente.
Il suffit que je me retrouve par hasard dans une
rue où nous avons traîné elle
et moi, pour que les souvenirs reviennent à
moi et que je me replonge dans ces délicieux
moments vécus ensemble. Tout ça
pour ne plus savoir quoi dire une fois devant
ma feuille blanche.
David ne se rend compte de rien, à part
de temps en temps, quand il voit que je décroche
alors qu'il me parle, il me rappelle : "
Eh tu m'entends ? " Alors je reviens aussitôt
à notre conversation. Mais ça ne
l'étonne pas plus que ça car j'ai
toujours été ainsi. Incapable de
me concentrer plus de dix minutes sur un sujet.
Quand j'étais petite, à l'école,
j'avais toujours les yeux rivés à
la fenêtre, je regardais les champs de l'autre
côté. Alors ma mère me rappelait
: " Eh descends de ton nuage ! " En
seconde, ma professeur principale a écrit
sur mon bulletin : " Grave manque de concentration
". C'est pas très gentil d'écrire
des choses pareilles. J'y peux rien, moi
si
les fils se débranchent. Et c'est encore
pire quand des pensées m'obsèdent.
Et en ce moment Julie m'obsède. Mais c'est
tellement agréable. Il y a quelques années
c'est la maladie de ma sur qui accaparait
mes pensées, maintenant c'est Julie. Je
peux vous dire que je suis bien mieux dans cette
situation. Mais
tout ça pour ne plus
savoir quoi dire une fois devant ma feuille blanche.
Je me suis attelée à la tache hier
après-midi. Mais je ne savais plus quoi
lui raconter. Julie, désolée pour
cette lettre minable que je t'ai envoyée.
J'aurais voulu t'écrire la lettre parfaite,
The Lettre, que quand tu l'aurais lue tout aurait
été simple et clair comme de l'eau
de source. Tu n'aurais eu aucun doute, aucune
question, tout aurait été dit. Et
mieux que ça, les mots choisis t'auraient
fait ressentir pour moi la même chose que
je ressens pour toi. Tout serait si simple de
cette manière
Hélas, écrire à Julie ce
n'est pas la même chose que de raconter
sa journée dans un journal. Parce que là,
je sais que chaque mot écrit sera parcouru
pas son doux regard, peut-être même
prononcé par sa voix. Alors tout de suite
ça met la pression. Tout de suite les choses
se compliquent. Et je suis désemparée.
Alors à force de ratures, j'ai renoncé
et me suis roulée une petite cigarette,
énervée et déçue.
Au moins rouler une clope, ça ne pose aucune
difficulté. Quoique
je l'ai trop
tassée, elle était difficile à
fumer. Ca n'a même pas réussi à
calmer mes ardeurs. Alors j'ai déchiré
ma feuille et j'ai remis ça à plus
tard, à ce matin. La nuit porte conseil,
dit-on.
Mais la nuit m'a apporté plein de rêves
et aucun conseil. Ce matin c'était pareil,
rien n'avait changé. J'ai relu les textes
que j'ai écrits en son honneur la semaine
dernière. C'était pas compliqué
Je me baladais dans la rue, je m'asseyais sur
un banc, et je pensais très fort à
elle. Alors je voyais son visage dans le ciel
(vraiment), elle emplissait tout le firmament
en me souriant gentiment. Alors les mots venaient
sans que j'aie à les chercher. Mais tout
ça c'était pour rigoler, maintenant
il s'agit de parler sérieusement. Et c'est
là que ça se complique. Je crois
savoir d'où vient le problème :
je ne suis pas sûre de moi. Je veux dire
pas sûre de ce que je ressens pour elle.
Pour les gens qui m'écrivent, mes sentiments
ne font aucun doute. Mais moi je ne suis sûre
de rien. Une lectrice m'écrit de foncer,
de ne pas laisser passer ça. Et la fin
de son mail me fait vibrer de frissons, rien qu'à
l'idée que ce qu'elle me décrit
se réalise un jour. Hmmm
Julie. Mais
je ne sais pas. C'est peut-être bête,
mais je me contente pour le moment de cette situation.
Rien ne presse. J'ai toujours du plaisir à
me serrer dans les bras de David et à partager
son lit, tout en ayant la tête ailleurs.
Je sais que tôt ou tard je ne pourrai plus
me contenter de ça et qu'il faudra que
je passe à l'acte. Mais pour l'instant
je me sens bien dans ma peau et dans ma tête,
bien sur mon petit nuage, bien sur ma barque au
loin douce à ramer. Je suis peut-être
un peu trop rêveuse, peut-être pas
assez fonceuse. Peut-être que je m'en mordrai
un jour les doigts. Seul Dieu le sait.
Alors je la lui ai écrite, cette lettre,
à Julie. Une lettre banale, qui lui donnera
sûrement du plaisir, mais qui est à
dix mille lieues de tout lui raconter. Et puis
je lui ai fait un petit dessin, que j'ai colorié
en blanc et bleu clair. Et je lui ai dit que ces
couleurs me faisaient penser à elle. C'est
le seul petit signe de tendresse que j'ai laissé
passer dans cette lettre.
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