journal intime
160 _ mardi 20 mai 2003

Sur une pente savonneuse

Je suis sur une pente descendante et savonneuse, et je sens que je vais bientôt me casser la gueule. Plus les jours passent et plus je perds l'équilibre, et plus la chute sera dure. Je croyais pourtant que cette fois-ci c'était la bonne, que plus rien ne me ferait mal, que malgré mes dix-huit ans à peine sonnés j'avais déjà fait le tour. Mais non, il y a toujours de nouvelles choses qui arrivent et qui me cassent en deux.
Je le sais bien que je devrais être heureuse, que je ne suis pas à plaindre. Que je devrais prendre une chanson triste et la rendre joyeuse. Mais là j'aurais plutôt tendance à prendre une chanson joyeuse et à la recouvrir de toute ma haine et de mes deux cents tonnes de peine. Car elle ne m'a jamais quittée ma peine, je la traînais avec moi à La Rochelle, je suis montée à Paris avec, et je n'en ai rien perdu en chemin.
A trois semaines du bac, mon activité de lycéenne tend vers zéro. J'ai beau faire de gros efforts, je ne parviens pas à trouver la concentration ni la motivation. Je revois ma vieille folle de prof de maths qui nous disait qu'il fallait travailler, travailler, et encore travailler. Qu'elle ne faisait que poser des jalons, que nous le soir on devait revenir dessus, fouiller, chercher, explorer, étudier… Mais les journées ne font que vingt-quatre heures que je sache ! Alors si par le plus absolu des hasards ma prof me lit, je ne lui dirai que ceci : " Madame, si vous avez un orgasme quand vous résolvez une équation, tant mieux pour vous. Moi je ne peux pas, je suis dans une ville où il y a trop de jolies choses à découvrir, trop de gens biens à rencontrer, trop de belles chansons à composer. Je me fous de mon avenir, de ma réussite sociale et de mon porte-monnaie. Je suis une enfant gâtée, peut-être, mais sachez que vos équations n'ont jamais rien résolu ". C'est vrai quoi… c'est pas ma faute si les pensées qui m'obsèdent m'empêchent de me concentrer…
Cette nuit je n'ai pas fermé l'œil, ou alors pas beaucoup. Et surtout j'ai fait un rêve étrange, dedans il y avait une fille que je n'ai pas vue depuis le collège. Je n'ai pourtant pas pensé à elle ces derniers jours… C'est peut-être en rapport avec ce que je ressens en ce moment. Cette fille m'attirait et me fascinait. N'empêche que c'est pas une raison pour venir hanter mes rêves !
Après je me sentais mal. Il m'a fallu cinq bonnes minutes avant de comprendre que j'avais rêvé. Je ne savais plus du tout où j'étais ni quel âge j'avais. Je me suis assise pour reprendre un peu mes esprits. David dormait tranquillement à côté, mais moi je n'allais pas bien, j'avais chaud et froid en même temps, et mal à la tête. J'espère que ce n'est pas la pilule qui me met dans cet état, je me demande si j'ai bien fait de commencer à la prendre. Une lectrice me fait remarquer que plutôt que de psychoter sur la pilule sans danger, je ferais mieux d'arrêter de fumer. Et elle n'a pas tort, ma foi…
Je me suis levée dans le noir et suis sortie de la chambre à tâtons, sans réveiller David. Une fois de l'autre côté ça allait un peu mieux, grâce à la lumière, mais ce n'était pas l'extase non plus. Mon chien s'est collé devant la porte d'entrée, sans doute croyait-il qu'on allait sortir se balader. D'ailleurs ça aurait été avec plaisir si j'avais été seule. Mais là David se serait posé des questions et se serait inquiété. C'est l'un des inconvénients de la vie en couple : il faut toujours dire tout ce qu'on fait et pourquoi on le fait. Alors je me suis contentée d'ouvrir la fenêtre et de respirer une bonne bouffée de l'air frais et pollué de Paris. Encore une fois ce n'était pas l'extase, mais c'était déjà un peu mieux.
J'ai fait mumuse avec mon téléphone portable flambant neuf que mes parents m'ont offert à mon anniversaire. J'ai parcouru mon maigre répertoire de contacts : il n'y a presque personne dedans, ça fait peur. En quittant La Rochelle j'ai quitté tout le monde, je me suis isolée. A l'époque j'ai même demandé à ma mère de ne donner mon numéro à personne. Résultat : j'ai perdu toutes mes amies. J'en ai trouvé d'autres, mais beaucoup moins et elles sont plus âgées. Ce n'est pas plus mal, après tout…
Parmi ces numéros, il y avait celui de Julie, je veux dire celui de son père. J'ai eu comme une irrésistible envie de lui téléphoner. Rien que pour le plaisir de voir son prénom en gros sur le petit écran, je l'ai sélectionné. Mais je ne l'ai pas fait, je serais tombée sur son père et à cette heure avancée de la nuit ça l'aurait mis en colère. Et puis si je commence à appeler Julie tous les jours elle va finir par croire que je suis folle. Non, quand même pas… elle ne croirait pas ça de moi. N'empêche que ça ne va plus du tout et que je ne vois que deux issues : soit elle vient et je lui donne une énorme place dans ma vie, et je ne vis plus que pour elle et par elle, soit je la raye définitivement de ma mémoire. Les deux me paraissent irréalisables. Mais je suis entre deux chaises depuis trop longtemps, je glisse sur cette pente descendante et savonneuse et un de ces quatre je vais me rétamer par terre.
Aussi, je rêvais que parmi mon maigre répertoire il y ait le numéro de ma sœur. Comme si là-haut au paradis elle avait un petit téléphone. De temps en temps je la contacterais, je lui parlerais de mes journées, un peu comme je le fais dans ce journal. D'ailleurs c'est peut-être pour ça que j'écris ici, dans l'espoir que peut-être, là-haut, elle me lise. Et elle me donnerait des conseils, ce serait chouette. Un professeur de français de collège a choisi certains de mes textes pour les étudier avec ses élèves, sur le thème des sentiments. Car des sentiments, m'a-t-il dit, "ton journal en déborde". Eh ben… si ma sœur savait ça, elle serait fière de moi ! ! !
C'est con… j'aurais voulu que ma sœur soit là pour lui parler de Julie, et j'aurais voulu que Julie soit là pour lui parler de ma sœur. Je n'y comprends rien. Mais il n'y a rien à comprendre. Ce n'est pas une équation.

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