Je suis sur une
pente descendante et savonneuse, et je sens que
je vais bientôt me casser la gueule. Plus
les jours passent et plus je perds l'équilibre,
et plus la chute sera dure. Je croyais pourtant
que cette fois-ci c'était la bonne, que
plus rien ne me ferait mal, que malgré
mes dix-huit ans à peine sonnés
j'avais déjà fait le tour. Mais
non, il y a toujours de nouvelles choses qui arrivent
et qui me cassent en deux.
Je le sais bien que je devrais être heureuse,
que je ne suis pas à plaindre. Que je devrais
prendre une chanson triste et la rendre joyeuse.
Mais là j'aurais plutôt tendance
à prendre une chanson joyeuse et à
la recouvrir de toute ma haine et de mes deux
cents tonnes de peine. Car elle ne m'a jamais
quittée ma peine, je la traînais
avec moi à La Rochelle, je suis montée
à Paris avec, et je n'en ai rien perdu
en chemin.
A trois semaines du bac, mon activité de
lycéenne tend vers zéro. J'ai beau
faire de gros efforts, je ne parviens pas à
trouver la concentration ni la motivation. Je
revois ma vieille folle de prof de maths qui nous
disait qu'il fallait travailler, travailler, et
encore travailler. Qu'elle ne faisait que poser
des jalons, que nous le soir on devait revenir
dessus, fouiller, chercher, explorer, étudier
Mais les journées ne font que vingt-quatre
heures que je sache ! Alors si par le plus absolu
des hasards ma prof me lit, je ne lui dirai que
ceci : " Madame, si vous avez un orgasme
quand vous résolvez une équation,
tant mieux pour vous. Moi je ne peux pas, je suis
dans une ville où il y a trop de jolies
choses à découvrir, trop de gens
biens à rencontrer, trop de belles chansons
à composer. Je me fous de mon avenir, de
ma réussite sociale et de mon porte-monnaie.
Je suis une enfant gâtée, peut-être,
mais sachez que vos équations n'ont jamais
rien résolu ". C'est vrai quoi
c'est pas ma faute si les pensées qui m'obsèdent
m'empêchent de me concentrer
Cette nuit je n'ai pas fermé l'il,
ou alors pas beaucoup. Et surtout j'ai fait un
rêve étrange, dedans il y avait une
fille que je n'ai pas vue depuis le collège.
Je n'ai pourtant pas pensé à elle
ces derniers jours
C'est peut-être
en rapport avec ce que je ressens en ce moment.
Cette fille m'attirait et me fascinait. N'empêche
que c'est pas une raison pour venir hanter mes
rêves !
Après je me sentais mal. Il m'a fallu cinq
bonnes minutes avant de comprendre que j'avais
rêvé. Je ne savais plus du tout où
j'étais ni quel âge j'avais. Je me
suis assise pour reprendre un peu mes esprits.
David dormait tranquillement à côté,
mais moi je n'allais pas bien, j'avais chaud et
froid en même temps, et mal à la
tête. J'espère que ce n'est pas la
pilule qui me met dans cet état, je me
demande si j'ai bien fait de commencer à
la prendre. Une lectrice me fait remarquer que
plutôt que de psychoter sur la pilule sans
danger, je ferais mieux d'arrêter de fumer.
Et elle n'a pas tort, ma foi
Je me suis levée dans le noir et suis sortie
de la chambre à tâtons, sans réveiller
David. Une fois de l'autre côté ça
allait un peu mieux, grâce à la lumière,
mais ce n'était pas l'extase non plus.
Mon chien s'est collé devant la porte d'entrée,
sans doute croyait-il qu'on allait sortir se balader.
D'ailleurs ça aurait été
avec plaisir si j'avais été seule.
Mais là David se serait posé des
questions et se serait inquiété.
C'est l'un des inconvénients de la vie
en couple : il faut toujours dire tout ce qu'on
fait et pourquoi on le fait. Alors je me suis
contentée d'ouvrir la fenêtre et
de respirer une bonne bouffée de l'air
frais et pollué de Paris. Encore une fois
ce n'était pas l'extase, mais c'était
déjà un peu mieux.
J'ai fait mumuse avec mon téléphone
portable flambant neuf que mes parents m'ont offert
à mon anniversaire. J'ai parcouru mon maigre
répertoire de contacts : il n'y a presque
personne dedans, ça fait peur. En quittant
La Rochelle j'ai quitté tout le monde,
je me suis isolée. A l'époque j'ai
même demandé à ma mère
de ne donner mon numéro à personne.
Résultat : j'ai perdu toutes mes amies.
J'en ai trouvé d'autres, mais beaucoup
moins et elles sont plus âgées. Ce
n'est pas plus mal, après tout
Parmi ces numéros, il y avait celui de
Julie, je veux dire celui de son père.
J'ai eu comme une irrésistible envie de
lui téléphoner. Rien que pour le
plaisir de voir son prénom en gros sur
le petit écran, je l'ai sélectionné.
Mais je ne l'ai pas fait, je serais tombée
sur son père et à cette heure avancée
de la nuit ça l'aurait mis en colère.
Et puis si je commence à appeler Julie
tous les jours elle va finir par croire que je
suis folle. Non, quand même pas
elle
ne croirait pas ça de moi. N'empêche
que ça ne va plus du tout et que je ne
vois que deux issues : soit elle vient et je lui
donne une énorme place dans ma vie, et
je ne vis plus que pour elle et par elle, soit
je la raye définitivement de ma mémoire.
Les deux me paraissent irréalisables. Mais
je suis entre deux chaises depuis trop longtemps,
je glisse sur cette pente descendante et savonneuse
et un de ces quatre je vais me rétamer
par terre.
Aussi, je rêvais que parmi mon maigre répertoire
il y ait le numéro de ma sur. Comme
si là-haut au paradis elle avait un petit
téléphone. De temps en temps je
la contacterais, je lui parlerais de mes journées,
un peu comme je le fais dans ce journal. D'ailleurs
c'est peut-être pour ça que j'écris
ici, dans l'espoir que peut-être, là-haut,
elle me lise. Et elle me donnerait des conseils,
ce serait chouette. Un professeur de français
de collège a choisi certains de mes textes
pour les étudier avec ses élèves,
sur le thème des sentiments. Car des sentiments,
m'a-t-il dit, "ton journal en déborde".
Eh ben
si ma sur savait ça,
elle serait fière de moi ! ! !
C'est con
j'aurais voulu que ma sur
soit là pour lui parler de Julie, et j'aurais
voulu que Julie soit là pour lui parler
de ma sur. Je n'y comprends rien. Mais il
n'y a rien à comprendre. Ce n'est pas une
équation.
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