journal intime
158 _ vendredi 16 mai 2003

La légende d'Aglaia

PARTIE II

Me voilà devant sa porte, je frappe. Un œil me dévisage à travers le judas, puis la porte s'ouvre, c'est la mère de Julie. Elle m'entraîne à l'intérieur sans dire un mot et referme aussitôt la porte à double tour derrière elle. Ce n'est qu'ensuite qu'elle laisse éclater sa joie de me revoir. Ces retrouvailles me font chaud au cœur, mais je n'oublie pas ma mission. Elle n'a que de la mie de pain à m'offrir, et d'ailleurs je la refuse, je ne voudrais pas la priver de cette précieuse denrée. J'aimerais prendre des nouvelles de Julie, mais j'ai peur de me montrer indiscrète, alors j'attends qu'elle m'en parle d'elle-même. Ca vient enfin : "Il y a dix jours, mon mari est mort pendant un assaut de Richelieu. Depuis, Julie est tombée malade. Elle ne va pas bien du tout, j'ai très peur pour elle". Ces paroles m'assomment et je demande à la voir immédiatement. Et je lui expose mon plan, je lui assure que sitôt sorties de cette ville, j'emmènerai Julie chez le meilleur médecin de la province, un ami de mon père, qui lui prescrira quelque bonne potion qui la remettra d'aplomb en quelques jours. Sa mère me donne carte blanche pour mon projet et m'emmène auprès de Julie.
Elle dort à l'étage dans son lit. Son joli corps a bien maigri, et son visage est bien pal. Mais elle ne pas l'air mourante pour autant, tout espoir n'est pas perdu si nous réussissons à nous enfuir d'ici. Je m'assois à ses côtés et prends sa main dans la mienne. Elle se réveille légèrement et me sourit. Mais je ne suis pas sûre qu'elle ait bien compris que j'étais là en chair et en os, elle doit croire que c'est un rêve. Alors je caresse sa main pour la réveiller. Elle se redresse incrédule et me dit : " Aglaia ?
_ Oui, Julie… Je suis venue te chercher. Nous allons quitter la ville et vivre au château de mon père jusqu'à la fin de la guerre. Ta mère le souhaite aussi ". Difficilement elle se relève et passe ses habits. J'offre toute ma bourse à sa mère, mais celle-ci refuse. Alors je la glisse discrètement dans les couvertures du lit, et quelques minutes plus tard je suis dans la rue. Julie s'appuie sur mon épaule, elle est très faible et nous avonçons très lentement. Les rats s'enfuient sur notre passage. Nous atteignons enfin le port. C'est là que j'aperçois mon petit pêcheur : il semble avoir des soucis. Un homme discute avec lui et il n'a pas l'air pas bien aimable. Il le fouille, lui décroche un coup de poing et s'en va. J'ai tout compris : il lui a volé les cinq écus. Ce geste est indigne d'un Rochelais ! Alors je laisse Julie à mon pêcheur et je rejoins l'homme. Je lui demande de rendre son butin, il me regarde en riant. Il est grand et fort, tandis que moi je suis petite et fragile. Oui, mais chez moi la force est cachée. Mes coups ne sont pas puissants mais percutent toujours au bon endroit. De longues années de travail ont décuplé mon habileté. Je me rappelle les conseils de mon maître d'arme : " Si ton équilibre est bon, ton combat sera bon. Si ton équilibre est mauvais, tu fais tes bagages et tu rentres à la maison ". Je dégaine mon épée en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire et la fait voler dans la main du brigand. Le sang gicle. Je ne lui ai rien tranché ni coupé, mais il a suffisamment mal pour lâcher sa prise et s'enfuir en courant comme un pleutre. Je me précipite vers la barque où mon petit pêcheur a allongé ma chère Julie. Il faut nous dépêcher : ce pleutre de voleur a donné l'alarme en hurlant : "Au traître ! A l'ennemi !" Ce gredin va nous faire repérer… A grands coups de rame nous quittons le bord. Au moment où nous passons entre les deux tours, les soldats là-haut nous décochent quelques flèches. Nous voilà la cible de nos amis ! Par chance, dans le noir, leurs flèches pleuvent dans l'eau sans nous toucher. A part une qui vient m'égratigner l'oreille, mais je n'ai pas le temps de m'y attarder. Un peu plus tard, nous voici hors de danger. Et pour la seconde fois, nous allons devoir passer au travers des navires ennemis. Il faut nous dépêcher : le jour va bientôt se lever. Déjà, on y voit beaucoup plus clair qu'à l'aller. Et puis cette fois-ci la marée est contre nous.
Note : quelques années plus tard, je me demande encore comment nous avons réussi à nous tirer de cette situation. Le Bon Dieu avait dû choisir son camp, je ne vois pas d'autre explication.
Un peu plus tard, nous sommes totalement en sécurité, hors de portée. Alors je demande à mon pêcheur de nous emmener à l'endroit exact où nous nous trouvions la veille au soir. Pour ma part, je m'allonge à côté de Julie dans le fond de la barque. Elle dort, ses yeux sont légèrement fermés et sa respiration est douce et calme. Je pose ma main sur son ventre pour mieux la sentir. Elle entrouvre alors les yeux et me regarde en souriant. J'ai peur qu'elle prenne froid, alors je la recouvre jusqu'aux épaules d'une laine qui traînait sur le bois de l'embarcation. Et je lui murmure à l'oreille : " désormais Julie, je veillerai sur toi jusqu'à la mort ".

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