journal intime
157 _ vendredi 16 mai 2003

La légende d'Aglaia

PARTIE I

Aujourd'hui, je ne vais pas raconter ma vie, je vais l'inventer. Depuis dix jours je m'imagine des petites histoires dont Julie et moi sont les seules héroïnes, il fallait bien que je vous en raconte une.
Nous sommes à La Rochelle il y a bien longtemps, en 1628 pour être précis. La ville est encerclée depuis plusieurs mois par les troupes de Richelieu, ces traîtres d'Anglais ont renoncé à venir au secours des habitants, ceux-ci sont condamnés à la misère et à la famine. Moi je suis une voyageuse, je cours d'aventure en aventure à travers le pays, sur le dos de mon cheval Crin-noir, en compagnie de mon plus fidèle ami : mon chien Adonis. Aussi, je ne suis pas tellement au courant des histoires du royaume, et je ne connais rien des intrigues et des complots qui mettent le pays à feu et à sang depuis plusieurs années. Tout ce que je sais, c'est qu'il y a à La Rochelle ma meilleure et seule amie Julie, et que depuis de longs mois je rêve du jour où je vais la retrouver.
Au petit matin, j'arrive sur les lieux. Hélas, la première chose que je vois ne sont pas les remparts de la ville ni les deux tours du port : ce sont les lignes adverses, tous les soldats barbares et avides de sang de Richelieu. Les choses sont plus graves que je ne le pensais… il va être difficile de pénétrer la ville. Pendant plusieurs heures, je tourne autour des lignes, essayant de détecter la faille qui me permettra de m'infiltrer. Hélas, si ce féroce Richelieu est un grand faiseur d'intrigues, c'est aussi un expert de la guerre : son armée est parfaitement en place. Je me résigne à m'en aller plus loin, récolter quelques informations utiles dans un village aux alentours.
J'arrive dans un petit bourg, j'attache mon cheval et entre dans une auberge. Je m'assois, pose mon épée sur la table et commande une chopine de lait. Ce qui ne manque pas de faire éclater de rire l'assistance. Quand l'aubergiste m'amène mon lait, je lui demande ce qu'il se passe précisément à La Rochelle. Il me répond avec mépris : " Rien d'important pour une donzelle comme toi ", ce qui déclenche à nouveau les rires de l'assistance. Alors je sors trois écus dorés de ma bourse et les lui glisse discrètement dans la main. Il me murmure donc à l'oreille : " Ca va très mal à La Rochelle, les Anglais ne viendront plus, il n'y a plus d'espoir. Les jeunes filles se prostituent la nuit pour du pain, mais les soldats qui leur en offrent sont roués de coups ou condamnés à mort. Jusqu'à maintenant les habitants vivaient de leur pêche dans le port, mais Richelieu vient de poser des filets qui partent du fond de l'eau et vont jusqu'à la surface. Des filets avec des trous pas plus gros que mon petit doigt. Même un éperlan ne réussirait pas à se glisser dedans. Ils vont tous crever là-bas, si c'est pas déjà fait. La Rochelle fait déjà partie de l'histoire ancienne ". Ces paroles me font comme un choc. La situation est décidément beaucoup plus grave que prévue. Et j'ai vraiment peur pour Julie. Je termine mon lait et me retire.
Je m'en vais au bord de l'océan, l'air marin m'a beaucoup manqué et j'ai besoin de réfléchir. Je longe la côte en étudiant une stratégie pour libérer ma pauvre Julie, mais les idées me manquent. C'est alors que j'aperçois un petit pêcheur au loin, qui défait les nœuds de son filet dans sa barque. Alors c'est décidé : puisque je ne peux pas pénétrer la ville par la terre, j'irai par la mer. Le pêcheur n'a pas plus de dix ans, il a l'air vif et éveillé. Contre cinq écus je lui achète sa barque. Il est heureux : avec ça il pourra s'en acheter une autre plus belle et plus solide, et il pourra même se passer de pêcher pendant plusieurs semaines. Il me demande ce que j'ai l'intention de faire, je lui réponds : " Rien d'important pour un petit mioche comme toi ". Il se vexe et insiste… alors je commets l'erreur de lui exposer mon plan. Erreur… car il déclare qu'il veut m'accompagner. Mais je refuse, c'est une aventure beaucoup trop dangereuse. Mais il m'informe que sa famille a été renversée et éliminée l'année dernière par les traîtres de l'infâme Richelieu, qu'il rêve de prendre sa revanche. Bon… "C'est d'accord lui dis-je, tu seras mon disciple. J'espère que tu te montreras à la hauteur".
Désormais, il n'y a plus qu'à attendre que la nuit tombe. Le noir nous aidera à passer inaperçus. Je profite de ces quelques heures d'attente pour me reposer sur le sable, car on ne peut pas se battre fatigué. C'est une vague qui vient me réveiller dans la soirée en me chatouillant les pieds. La mer monte et c'est bon signe : elle nous aidera à pénétrer le port. Le moment est venu ! Le temps d'affûter mon épée sur un solide rocher et nous voilà embarqués.
Première étape : franchir la barre. Par chance, la mer est calme. Et je me félicite d'avoir pris sous mon aile ce petit pêcheur : il n'y en a pas deux comme lui pour manier une barque et nous emmener au large sans virer par-dessus bord. Un peu plus tard, nous apercevons les navires ennemis qui gardent l'entrée de la ville. Il va nous falloir glisser discrètement au milieu, c'est le partie la plus difficile de ma stratégie. Mais le vent et la marée sont nos alliés : ils nous portent doucement vers notre cible. De mon œil vif et avisé, je cherche l'endroit idéal pour passer. Je répère deux bateaux éloignés d'une trentaine de pieds : c'est plus qu'il ne nous en faut pour voguer inaperçus. Nous sommes désormais tout près. Mon chien est couché au raz du sol de la barque, nos coups de rame sont légers, délicats et silencieux. C'est la nouvelle lune : on n'y voit pas à deux pas devant soi et c'est tant mieux. Quelques minutes après, l'obstacle est franchi. Victoire ! Le plus dur est fait. Nous entrons dans le port, en territoire ami. La chaîne énorme empêche l'entrée des grosses embarcations, mais avec notre petit rafiot nous passons sans problème. Nous choisissons l'endroit le plus sombre et le plus silencieux du port pour accoster. Alors je demande à mon petit pêcheur de m'attendre et de ne me suivre sous aucun prétexte.
Me voilà dans les rues… Tout est morne et silencieux. Ca sent la peur et ça pue la mort. Pas l'ombre d'un être humain là-dedans : que des rats par milliers qui dévalent les rigoles, et des chats maigres qui essaient de les attraper. Mais pas une lumière non plus. Les maisons semblent vides, et pourtant elles ne le sont pas. Parfois j'aperçois la lueur d'une bougie à travers la fente d'une fenêtre. Certaines habitations ont par contre été désertées, et il s'en dégage une odeur de cadavre humain. J'ai peur d'arriver trop tard pour Julie…

A suivre...

La légende d'Aglaia
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