PARTIE I
Aujourd'hui, je ne vais pas raconter ma vie, je
vais l'inventer. Depuis dix jours je m'imagine
des petites histoires dont Julie et moi sont les
seules héroïnes, il fallait bien que
je vous en raconte une.
Nous sommes à La Rochelle il y a bien longtemps,
en 1628 pour être précis. La ville
est encerclée depuis plusieurs mois par
les troupes de Richelieu, ces traîtres d'Anglais
ont renoncé à venir au secours des
habitants, ceux-ci sont condamnés à
la misère et à la famine. Moi je
suis une voyageuse, je cours d'aventure en aventure
à travers le pays, sur le dos de mon cheval
Crin-noir, en compagnie de mon plus fidèle
ami : mon chien Adonis. Aussi, je ne suis pas
tellement au courant des histoires du royaume,
et je ne connais rien des intrigues et des complots
qui mettent le pays à feu et à sang
depuis plusieurs années. Tout ce que je
sais, c'est qu'il y a à La Rochelle ma
meilleure et seule amie Julie, et que depuis de
longs mois je rêve du jour où je
vais la retrouver.
Au petit matin, j'arrive sur les lieux. Hélas,
la première chose que je vois ne sont pas
les remparts de la ville ni les deux tours du
port : ce sont les lignes adverses, tous les soldats
barbares et avides de sang de Richelieu. Les choses
sont plus graves que je ne le pensais
il
va être difficile de pénétrer
la ville. Pendant plusieurs heures, je tourne
autour des lignes, essayant de détecter
la faille qui me permettra de m'infiltrer. Hélas,
si ce féroce Richelieu est un grand faiseur
d'intrigues, c'est aussi un expert de la guerre
: son armée est parfaitement en place.
Je me résigne à m'en aller plus
loin, récolter quelques informations utiles
dans un village aux alentours.
J'arrive dans un petit bourg, j'attache mon cheval
et entre dans une auberge. Je m'assois, pose mon
épée sur la table et commande une
chopine de lait. Ce qui ne manque pas de faire
éclater de rire l'assistance. Quand l'aubergiste
m'amène mon lait, je lui demande ce qu'il
se passe précisément à La
Rochelle. Il me répond avec mépris
: " Rien d'important pour une donzelle comme
toi ", ce qui déclenche à nouveau
les rires de l'assistance. Alors je sors trois
écus dorés de ma bourse et les lui
glisse discrètement dans la main. Il me
murmure donc à l'oreille : " Ca va
très mal à La Rochelle, les Anglais
ne viendront plus, il n'y a plus d'espoir. Les
jeunes filles se prostituent la nuit pour du pain,
mais les soldats qui leur en offrent sont roués
de coups ou condamnés à mort. Jusqu'à
maintenant les habitants vivaient de leur pêche
dans le port, mais Richelieu vient de poser des
filets qui partent du fond de l'eau et vont jusqu'à
la surface. Des filets avec des trous pas plus
gros que mon petit doigt. Même un éperlan
ne réussirait pas à se glisser dedans.
Ils vont tous crever là-bas, si c'est pas
déjà fait. La Rochelle fait déjà
partie de l'histoire ancienne ". Ces paroles
me font comme un choc. La situation est décidément
beaucoup plus grave que prévue. Et j'ai
vraiment peur pour Julie. Je termine mon lait
et me retire.
Je m'en vais au bord de l'océan, l'air
marin m'a beaucoup manqué et j'ai besoin
de réfléchir. Je longe la côte
en étudiant une stratégie pour libérer
ma pauvre Julie, mais les idées me manquent.
C'est alors que j'aperçois un petit pêcheur
au loin, qui défait les nuds de son
filet dans sa barque. Alors c'est décidé
: puisque je ne peux pas pénétrer
la ville par la terre, j'irai par la mer. Le pêcheur
n'a pas plus de dix ans, il a l'air vif et éveillé.
Contre cinq écus je lui achète sa
barque. Il est heureux : avec ça il pourra
s'en acheter une autre plus belle et plus solide,
et il pourra même se passer de pêcher
pendant plusieurs semaines. Il me demande ce que
j'ai l'intention de faire, je lui réponds
: " Rien d'important pour un petit mioche
comme toi ". Il se vexe et insiste
alors je commets l'erreur de lui exposer mon plan.
Erreur
car il déclare qu'il veut
m'accompagner. Mais je refuse, c'est une aventure
beaucoup trop dangereuse. Mais il m'informe que
sa famille a été renversée
et éliminée l'année dernière
par les traîtres de l'infâme Richelieu,
qu'il rêve de prendre sa revanche. Bon
"C'est d'accord lui dis-je, tu seras mon
disciple. J'espère que tu te montreras
à la hauteur".
Désormais, il n'y a plus qu'à attendre
que la nuit tombe. Le noir nous aidera à
passer inaperçus. Je profite de ces quelques
heures d'attente pour me reposer sur le sable,
car on ne peut pas se battre fatigué. C'est
une vague qui vient me réveiller dans la
soirée en me chatouillant les pieds. La
mer monte et c'est bon signe : elle nous aidera
à pénétrer le port. Le moment
est venu ! Le temps d'affûter mon épée
sur un solide rocher et nous voilà embarqués.
Première étape : franchir la barre.
Par chance, la mer est calme. Et je me félicite
d'avoir pris sous mon aile ce petit pêcheur
: il n'y en a pas deux comme lui pour manier une
barque et nous emmener au large sans virer par-dessus
bord. Un peu plus tard, nous apercevons les navires
ennemis qui gardent l'entrée de la ville.
Il va nous falloir glisser discrètement
au milieu, c'est le partie la plus difficile de
ma stratégie. Mais le vent et la marée
sont nos alliés : ils nous portent doucement
vers notre cible. De mon il vif et avisé,
je cherche l'endroit idéal pour passer.
Je répère deux bateaux éloignés
d'une trentaine de pieds : c'est plus qu'il ne
nous en faut pour voguer inaperçus. Nous
sommes désormais tout près. Mon
chien est couché au raz du sol de la barque,
nos coups de rame sont légers, délicats
et silencieux. C'est la nouvelle lune : on n'y
voit pas à deux pas devant soi et c'est
tant mieux. Quelques minutes après, l'obstacle
est franchi. Victoire ! Le plus dur est fait.
Nous entrons dans le port, en territoire ami.
La chaîne énorme empêche l'entrée
des grosses embarcations, mais avec notre petit
rafiot nous passons sans problème. Nous
choisissons l'endroit le plus sombre et le plus
silencieux du port pour accoster. Alors je demande
à mon petit pêcheur de m'attendre
et de ne me suivre sous aucun prétexte.
Me voilà dans les rues
Tout est morne
et silencieux. Ca sent la peur et ça pue
la mort. Pas l'ombre d'un être humain là-dedans
: que des rats par milliers qui dévalent
les rigoles, et des chats maigres qui essaient
de les attraper. Mais pas une lumière non
plus. Les maisons semblent vides, et pourtant
elles ne le sont pas. Parfois j'aperçois
la lueur d'une bougie à travers la fente
d'une fenêtre. Certaines habitations ont
par contre été désertées,
et il s'en dégage une odeur de cadavre
humain. J'ai peur d'arriver trop tard pour Julie
A suivre...

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