Hier dimanche,
c'était la fête des Mamans. Ma mère
étant à La Rochelle et moi étant
à Paris, on ne risquait pas de fêter
grand chose. Pas de rose, donc, ni de fleur, juste
un petit coup de téléphone à
midi. Elle était contente que j'aie pensé
à elle et même un peu surprise. Et
moi j'étais surprise qu'elle soit surprise
: évidemment que j'ai pensé à
elle, c'est ma mère, tout de même
Comment pourrais-je l'oublier
J'ai beau
vivre à Paris, j'ai beau passer le bac
très bientôt, j'ai beau fumer plus
que de raison et passer les trois quarts de mon
temps à rêvasser, il y a toujours
une petite place pour elle dans mes pensées.
Et elle sera toujours là, même quand
tout le reste aura disparu.
Il paraît que le premier mot qu'un enfant
prononce c'est "Maman". Dans mon cas
je ne pourrai pas le certifier : j'ai oublié
quel fut mon premier mot. Dans mes souvenirs les
plus lointains je suis déjà une
petite fille qui parle et qui marche, comme tout
le monde je suppose. Avant je ne peux qu'imaginer,
me voir dans mon berceau entourée de fées
et de démons.
Ma mère et moi avons discuté au
téléphone une vingtaine de minutes,
on parlé de moi, c'est à dire de
rien. Elle a pris des nouvelles de ma vie parisienne,
m'a demandé si j'étais prête
pour le bac. Je lui ai dit que David et moi c'était
fini, elle avait l'air déçue. Ben
y faut pas Maman
c'était mon choix,
pour l'instant je ne regrette rien. Je ne lui
ai pas parlé de ce que je ressens pour
Julie, pas la peine que je l'effraie avec ça,
elle se tracasserait c'est sûr. Mais bon
sang, que ce fut dur de parler vingt minutes sans
prononcer une seule fois le prénom de Julie
! A plusieurs reprises il a bien failli m'échapper.
N'empêche que j'aimerais bien qu'un jour,
la fête des mères soit aussi ma fête
à moi. Entendre un petit gars me dire :
"Bonne fête Maman t'es la plus belle
!". Après ça tu peux mourir
en paix.
Ma mère va bien, elle prépare la
fête des écoles, et ça l'énerve.
Elle adore son métier d'institutrice, elle
l'exerce avec passion, mais s'il y a un truc dont
elle se passerait bien, c'est cette fameuse fête
de fin d'année. Elle aime les enfants mais
pas trop les parents d'élèves. Hors
à la kermesse, il faudra compter sur ces
parents. Alors ça l'ennuie, comme tous
les ans.
D'ailleurs je la rejoins : moi aussi je n'aimais
pas du tout ça étant petite. J'étais
effrayée à l'idée de devoir
danser sur une scène devant tout le monde.
En grandissant ça s'est arrangé,
mais au début ce fut dur. Mon père
m'a raconté ma première fête
: j'étais dans la farandole d'enfants,
mais je n'écoutais rien, j'avais les yeux
fixés sur mon père, désespérée
que j'étais de subir ce calvaire. Et mon
père avait mal pour moi de me voir souffrir
ainsi. Je n'y comprenais rien, moi
Ensuite j'ai eu mon père au téléphone.
Lui aussi il va bien, il m'a raconté des
choses étranges qui m'ont beaucoup étonnée
de sa part. Il m'a expliqué qu'il y avait
dans le jardin, sous la gouttière, un magnifique
nid d'oiseaux. Et que quand on regardait dans
le trou on voyait la Maman merle couver ses ufs.
Eh ben
il a bien changé mon père.
Il y a quelques années, il parlait surtout
des soirées arrosées d'alcool avec
ses collègues marins, et maintenant le
voilà qui me parle des petits oiseaux sous
la gouttière
Ca me fait chaud au cur, et en même
temps ça m'attriste. Tout ce qu'on a vécu
ensemble il y a quelques années les a transformés
et les a rendus plus forts. Sauf moi. J'ai l'impression
d'être la seule à n'avoir rien oublié,
et à m'acharner à essayer de comprendre
ce qu'il s'est passé. Eux ils sont heureux
dans leur petit paradis, et je suis heureuse pour
eux. Mais moi je suis là, perdue. Pour
moi le temps ne se mesure pas avec les heures
qui passent, il se mesure avec les cigarettes
que je fume. Plus j'avance et plus je me retourne,
si bien que pour vivre je n'ai plus le temps.
Dans un an, j'aurai dépassé l'âge
de ma sur quand elle est décédée.
Eh oui, dans un an ma vie aura été
plus longue que la sienne. Ca me fait bizarre
d'y penser. Mais si ça se trouve je mourrai
avant, qui sait, la vie tient à peu de
choses. C'est étrange d'ailleurs, ça
ne me fait même pas peur. Si quelqu'un vient
me dire : "Demain tu vas mourir", ben
je crois que je le supporterais bien. Par contre,
si ce quelqu'un vient me dire : "un jour
tu auras soixante-dix ans", alors là
j'en ai des sueurs froides. Putain, je veux pas
grandir ! ! !
J'ai reçu une lettre de Julie ce matin.
Pfff, elle me reparle du gars dont elle m'avait
déjà causé dans une lettre,
en mars si je me souviens bien. Il paraît
qu'il la drague et que ça l'amuse, Julie.
Peut-être que ça l'amuse, elle, mais
moi ça m'énerve. Qui est ce gars
pour oser s'approcher d'elle ? A-t-il conscience
qu'il a affaire à un Soleil ? J'espère
que ça ne fera jamais rien d'autre que
de l'amuser, ma Julie.
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