Petit retour en
arrière : vendredi soir. Je suis dans le
train qui relie La Rochelle à Paris, et
je lutte pour ne pas m'endormir. C'est pas que
je sois fatiguée, c'est que tout est morne
et silencieux autour de moi. Pas une once de vie
dans ce wagon. En face les gens parlent, les gens
fument et les gens téléphonent.
Et de l'autre côté de la vitre ce
n'est guère plus animé : que des
champs à perte de vue. La France est une
grande campagne, et c'est beau. Mais je suis du
côté ouest et le soleil se couche
: il me fait mal aux yeux. Alors je tire le rideau
et je tombe pour de bon dans le sommeil.
Je me réveille en gare de La Rochelle,
où mon père me reçoit. Un
peu plus tard je suis chez moi où tout
le monde m'attend : la petite a dix-huit ans et
ça se fête. Même mes grands-parents
ont quitté leur île pour venir me
voir. Je me retrouve au milieu de tous ces gens
qui m'aiment et que j'aime, et je suis heureuse
de faire la bise à mon petit frère.
Mon chien aussi est content. Il n'est pas fou,
il sait où il habite. Alors on parle, on
se raconte nos vies et on prend de nos nouvelles.
Bientôt mon père débouche
une bouteille et on m'offre les cadeaux. Et chacun
d'eux m'amuse ou m'attendrit. Puis on passe à
table : le repas a été préparé
sur mesure et chacun y trouve son compte. On amène
un gâteau, un mille-feuilles avec dix-huit
bougies dessus, et on me prend en photo quand
je souffle. Qu'est ce que c'est ridicule, bon
sang
Enfin peu importe, rien ne m'oblige
à regarder l'oiseau sortir.
Je me sens bien et pourtant
j'ai une irrésistible
envie de sortir. Ce n'est pas que je m'ennuie,
non, bien au contraire. C'est juste que je sais
que dehors, une balade m'attend, une bonne balade
dans ces quartiers auxquels j'ai bien souvent
pensé quand je traversais Paris. Mais je
suis polie. Je reste gentille et souriante avec
tous ces gens qui m'aiment, et j'attends que tout
le monde ait quitté table avant de m'en
aller.
Alors je pousse la porte, et ça y est,
me voilà qui marche dans les rues de cette
bonne vieille ville. Il n'y a pas grand monde,
comme bien souvent ici. Mais peu importe, les
rues sont là. Je longe les trottoirs, je
file sous les arcades, je respire l'air du port
et je traverse les ponts. Je croise des gens sympathiques
qui ont le sourire. J'en croise d'autres qui ont
l'air un peu louches, alors j'enroule de quelques
tours la laisse de mon chien autour de mon poignet,
afin de le rapprocher de moi. Si quelqu'un veut
me parler, il faudra d'abord qu'il demande l'autorisation
à Adonis. Et il n'aime pas les ivrognes
ni les gens agressifs. Et je marche, je marche
Paris est loin, ici c'est un autre monde. Un monde
tout silencieux, où on s'entend marcher.
Où les gens se regardent quand ils se croisent,
où parfois même ils se disent bonjour,
quand il sont bien lunés. Je continue de
marcher. Et bientôt je serai sur le sable.
Sur cette petite plage près du port qui
n'a rien de romantique ni d'exceptionnel, mais
qui est enfouie dans ma mémoire. Ce n'est
plus La Rochelle, c'est Ma Rochelle.
Ca y est, j'arrive, ça y est, m'y voilà.
Je me fous sur le sable et j'allume ma dernière
cigarette. J'ai détaché mon chien
là-bas, et déjà il se roule
dans les vagues. Il reviendra vivant, se secouer
près de moi et m'éclabousser de
toute sa joie. Alors je pourrai rentrer. Mais
pas tout de suite. Il me restera cinq minutes.
Cinq minutes à entendre l'océan
et à mater les étoiles à
travers la fumée de mon tabac. Cinq minutes
à me demander si la mer monte, ou bien
si elle descend. A me demander pourquoi mon corps
est sur cette plage et mon esprit déjà
là-haut, à me demander si ma vie
est ici ou bien ailleurs. Tout ça je n'en
sais rien. Ce que je sais, c'est qu'elle a commencé
ici ma vie, et qu'elle se terminera là.
Et que s'il ne me restait plus que cinq minutes
à vivre, eh bien je les passerais auprès
de ma mère. Je me serrerais entre ses bras,
je la couvrirais de baisers et je la remercierais
pour tout ce qu'elle sait et tout ce qu'elle fait.
Ensuite, s'il me reste encore un peu de temps,
j'irai creuser ma propre tombe dans le sable.
Pas dans une crique ensoleillée, plutôt
le long d'une côte rocheuse et sauvage,
au bord d'une mer enragée. Où il
pleut et tempête à longueur d'années.
Où quand un navire s'approche un peu trop
près du rivage, il est condamné
au naufrage. Si cet endroit existe, il doit ressembler
un peu à mon esprit depuis bientôt
trois ans. Trois années que je laisse couler
le sang de ma blessure.
Mais tout ça c'est du rêve. S'il
ne me restait plus que cinq minutes, je serais
paralysée, ne trouvant même pas les
mots pour prononcer ma dernière volonté.
Rêver
c'est à peu près
la seule chose que je sais faire. Mais je ne me
plains pas, c'est déjà énorme.
Beaucoup n'y arrivent déjà plus.
Rêver, c'est un peu ma roue de secours dans
ce fichu monde, c'est un peu ma boussole dans
les ruines de mes souvenirs. Alors s'il ne me
restait que cinq petites minutes, eh bien je les
passerais à rêver. Et à me
dire que j'aime la vie, putain, que j'aime la
vie.
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