journal intime
150 _ lundi 5 mai 2003

Cinq minutes à vivre

Petit retour en arrière : vendredi soir. Je suis dans le train qui relie La Rochelle à Paris, et je lutte pour ne pas m'endormir. C'est pas que je sois fatiguée, c'est que tout est morne et silencieux autour de moi. Pas une once de vie dans ce wagon. En face les gens parlent, les gens fument et les gens téléphonent. Et de l'autre côté de la vitre ce n'est guère plus animé : que des champs à perte de vue. La France est une grande campagne, et c'est beau. Mais je suis du côté ouest et le soleil se couche : il me fait mal aux yeux. Alors je tire le rideau et je tombe pour de bon dans le sommeil.
Je me réveille en gare de La Rochelle, où mon père me reçoit. Un peu plus tard je suis chez moi où tout le monde m'attend : la petite a dix-huit ans et ça se fête. Même mes grands-parents ont quitté leur île pour venir me voir. Je me retrouve au milieu de tous ces gens qui m'aiment et que j'aime, et je suis heureuse de faire la bise à mon petit frère. Mon chien aussi est content. Il n'est pas fou, il sait où il habite. Alors on parle, on se raconte nos vies et on prend de nos nouvelles. Bientôt mon père débouche une bouteille et on m'offre les cadeaux. Et chacun d'eux m'amuse ou m'attendrit. Puis on passe à table : le repas a été préparé sur mesure et chacun y trouve son compte. On amène un gâteau, un mille-feuilles avec dix-huit bougies dessus, et on me prend en photo quand je souffle. Qu'est ce que c'est ridicule, bon sang… Enfin peu importe, rien ne m'oblige à regarder l'oiseau sortir.
Je me sens bien et pourtant… j'ai une irrésistible envie de sortir. Ce n'est pas que je m'ennuie, non, bien au contraire. C'est juste que je sais que dehors, une balade m'attend, une bonne balade dans ces quartiers auxquels j'ai bien souvent pensé quand je traversais Paris. Mais je suis polie. Je reste gentille et souriante avec tous ces gens qui m'aiment, et j'attends que tout le monde ait quitté table avant de m'en aller.
Alors je pousse la porte, et ça y est, me voilà qui marche dans les rues de cette bonne vieille ville. Il n'y a pas grand monde, comme bien souvent ici. Mais peu importe, les rues sont là. Je longe les trottoirs, je file sous les arcades, je respire l'air du port et je traverse les ponts. Je croise des gens sympathiques qui ont le sourire. J'en croise d'autres qui ont l'air un peu louches, alors j'enroule de quelques tours la laisse de mon chien autour de mon poignet, afin de le rapprocher de moi. Si quelqu'un veut me parler, il faudra d'abord qu'il demande l'autorisation à Adonis. Et il n'aime pas les ivrognes ni les gens agressifs. Et je marche, je marche… Paris est loin, ici c'est un autre monde. Un monde tout silencieux, où on s'entend marcher. Où les gens se regardent quand ils se croisent, où parfois même ils se disent bonjour, quand il sont bien lunés. Je continue de marcher. Et bientôt je serai sur le sable. Sur cette petite plage près du port qui n'a rien de romantique ni d'exceptionnel, mais qui est enfouie dans ma mémoire. Ce n'est plus La Rochelle, c'est Ma Rochelle.
Ca y est, j'arrive, ça y est, m'y voilà. Je me fous sur le sable et j'allume ma dernière cigarette. J'ai détaché mon chien là-bas, et déjà il se roule dans les vagues. Il reviendra vivant, se secouer près de moi et m'éclabousser de toute sa joie. Alors je pourrai rentrer. Mais pas tout de suite. Il me restera cinq minutes. Cinq minutes à entendre l'océan et à mater les étoiles à travers la fumée de mon tabac. Cinq minutes à me demander si la mer monte, ou bien si elle descend. A me demander pourquoi mon corps est sur cette plage et mon esprit déjà là-haut, à me demander si ma vie est ici ou bien ailleurs. Tout ça je n'en sais rien. Ce que je sais, c'est qu'elle a commencé ici ma vie, et qu'elle se terminera là. Et que s'il ne me restait plus que cinq minutes à vivre, eh bien je les passerais auprès de ma mère. Je me serrerais entre ses bras, je la couvrirais de baisers et je la remercierais pour tout ce qu'elle sait et tout ce qu'elle fait.
Ensuite, s'il me reste encore un peu de temps, j'irai creuser ma propre tombe dans le sable. Pas dans une crique ensoleillée, plutôt le long d'une côte rocheuse et sauvage, au bord d'une mer enragée. Où il pleut et tempête à longueur d'années. Où quand un navire s'approche un peu trop près du rivage, il est condamné au naufrage. Si cet endroit existe, il doit ressembler un peu à mon esprit depuis bientôt trois ans. Trois années que je laisse couler le sang de ma blessure.
Mais tout ça c'est du rêve. S'il ne me restait plus que cinq minutes, je serais paralysée, ne trouvant même pas les mots pour prononcer ma dernière volonté. Rêver… c'est à peu près la seule chose que je sais faire. Mais je ne me plains pas, c'est déjà énorme. Beaucoup n'y arrivent déjà plus. Rêver, c'est un peu ma roue de secours dans ce fichu monde, c'est un peu ma boussole dans les ruines de mes souvenirs. Alors s'il ne me restait que cinq petites minutes, eh bien je les passerais à rêver. Et à me dire que j'aime la vie, putain, que j'aime la vie.

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