journal intime
166 _ mercredi 28 mai 2003

Le chat de Julie

Je viens de trouver en quoi je veux être réincarnée pour ma prochaine vie : en chat. Mais n'importe quel chat : celui de Julie. Il ne se rend pas compte, celui-là, la chance qu'il a de pouvoir se rouler en boule sur le ventre de sa maîtresse et de s'endormir sous ses caresses. Sûr qu'à sa place, je ronronnerais toute la nuit !
Voilà à quoi je rêvais ce matin en travaillant, et voilà comment on passe d'une leçon d'économie à une vie de chat. J'aurais de grands yeux jaunes, une fourrure toute noire et une petite langue rose et râpeuse. Julie me choisirait un prénom affectueux, et prendrait soin de moi autant que moi d'elle. Je trônerais comme un pacha sur un coussin de sa chambre, et de là je ne raterais pas le moindre de ses mouvements. Comme un vieux sage qui a compris que la vie se résumait à ce simple plaisir : admirer en silence.
Qu'elle soit habillée ou nue, j'aurais le spectacle de son corps, dans ses allées et ses venues, bien à ma place dans son décor. Elle se promènerait de son lit à sa fenêtre, puis de sa fenêtre à son bureau, et moi j'aurais toujours mes deux petits qui traînent cachés sous un drap. Je surveillerais attentivement tous ses gestes. Je me fourrerais dans plein de petits recoins de sa chambre, mais mon préféré ce serait sur ses genoux, quand elle serait assise à son bureau. Parfois je sauterais même sur le bureau et je me planterais là, devant elle, comme une statue. Comme elle serait gentille et qu'elle n'oserait pas me repousser, elle contournerait mes pattes de son stylo. Et quand ses professeurs corrigeraient sa copie, ils ne comprendraient pas pourquoi son écriture fait des vagues en forme de pattes de chat.
Elle m'apprendrait plein de petits tours. Ma qualité première ne serait pas l'intelligence, mais ce serait le plaisir de faire plaisir. Je comprendrais donc très vite tout ce qu'elle m'enseignerait : tendre la papatte, faire miaou sur commande… Je serais le seul chat du monde à rapporter le bâton que lui lance sa maîtresse, et le seul chat du monde à lire dans les pensées : triste quand sa maîtresse est triste, heureux quand sa maîtresse est heureuse.
Elle passerait aussi beaucoup de temps à s'amuser avec moi. Ainsi, elle glisserait sa main sous une couverture de laine et ferait remuer dessous son petit doigt, pour me faire croire qu'il s'agit d'une petite souris. Bien sûr je ne serais pas dupe, mais rien que pour lui faire plaisir je me coucherais bien à plat, les oreilles rabattues en arrière, et je bondirais sur le doigt sous ses éclats de rire. Et je recommencerais pendant des heures rien que pour l'entendre rire aux éclats.
Elle aurait une peur bleue des rats. Et des rats, il y en aurait plein, puisqu'on vivrait elle et moi dans une pauvre petite maison de pierres au fond de la forêt. Alors dès qu'elle s'absenterait pour aller cueillir des framboises, je descendrais dans la petite cave, et je partirais à la chasse dans l'ombre. Les chats sont cruels : ils aiment jouer avec leur proie. Mais moi, dans ma grande gentillesse, je me contenterais d'un bon coup de crocs dans leur gorge pour les vider de leur sang. Puis je déposerais mon trophée devant la porte de Julie, et en voyant ça elle me couvrirait de caresses et de bouts de viande bien tendre.
Quand elle se déshabillerait le soir, je ferais mine de ne rien voir, mais je ne manquerais rien. Elle déferait un à un les boutons de sa robe devant moi. Un bouton et je vois ses épaules nues, un deuxième et je vois le creux de son dos, un troisième et la lumière m'éblouit, je ne peux plus rien voir…
Parfois, elle se poserait devant son grand miroir et se ferait belle pour un prince charmant imaginaire. Elle referait le contour de ses beaux yeux avec un petit pinceau noir. Moi je serais planté à côté d'elle, et de mon œil vif et malicieux j'essaierais d'agripper son regard sombre et silencieux. Je fixerais son reflet jusqu'à ce qu'elle daigne détourner les yeux vers moi. Alors, elle ne pourrait s'empêcher de me sourire tendrement et de me gratouiller la tête.
Hélas, la vie d'un chat est courte. Un jour, ça fera seize ans que je me promènerai entre sa chaise et son coussin. Sa vie à elle commencera à peine, la mienne à moi touchera à sa fin. Mais il paraît que les chats ont sept vies : je me débrouillerai donc pour me retrouver systématiquement chez elle à chacune de mes vies. Ainsi je ne raterai pas une seule journée de son existence.
Laissez-moi fermer les yeux, laissez-moi rêver un peu…
L'instant le plus délicieux de la journée, ce serait le soir, au moment de se coucher. J'attendrais qu'elle soit bien au chaud dans son lit et là, discrètement, je me faufilerais sous ses draps. Elle me titillerait la frimousse, et moi, je laisserais traîner ma queue à l'endroit où sa peau est la plus douce. Ben oui… un petit chat qui n'a pas une petite chatte à cajoler ne peut pas être un chat heureux… Alors je la cajolerais jusqu'à ce qu'elle monte au septième ciel puis s'endorme. Ensuite je remonterai le long de son corps et viendrai me blottir entre ses seins, pour m'endormir à mon tour.
J'aimerais qu'un soir, une fée vienne me rendre visite et me transforme en chat de Julie d'un coup de baguette magique. Hélas, ce n'est pas possible… Ben oui, qui s'occuperait de mon chien ?

Julie et son chat
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