journal intime
168 _ lundi 2 juin 2003

Toucher du genou

Ca a tonné sur Paris, samedi. Un beau et gros orage comme on aimerait en entendre plus souvent. C'est toujours agréable ces moments-là, sauf bien sûr si on est dehors. Mais quand on est dedans, c'est là qu'on prend conscience de la chance qu'on a d'avoir un toit et une lumière. Ca me rappelle un poème espagnol où la lluvia blanca (la pluie blanche) coulait le long des vitres. Et ça me rappelle aussi un soir que j'étais petite et que ma mère m'avait laissée seule dans la voiture sur un parking. J'étais allongée sur la banquette arrière et j'écoutais la pluie tomber en averse sur la carrosserie. Je me sentais en sécurité : qui aurait osé s'approcher de la voiture sous une averse pareille ?
On avait du monde à l'appartement. Il y avait bien sûr mon cousin et sa copine, d'autres personnes… dont David. On continue de se voir assez souvent lui et moi, on ne peut pas vraiment faire autrement vu qu'on fréquente un peu les mêmes personnes. Ca me fait drôle de le retrouver en face de moi, à chaque fois. On discute comme ça l'air de rien, comme deux étrangers. Et pourtant, après trois mois et demi de nuits, de soirées et de week-ends partagés, ben je ne peux pas le regarder comme un étranger. Il va bien, il a un peu changé… Ou plus exactement, il est redevenu comme avant, comme quand je l'ai connu. Avec moi il était toujours assez calme et posé. Là je l'ai retrouvé assez nerveux et assez speed, toujours sur le point de s'enflammer sur les sujets un peu piquants.
Mais de toute l'assistance, c'est lui seul que je regardais. Je le trouve toujours aussi chouette. Il me fait toujours autant rire, et ses idées me passionnent pareil. A un moment, sous un prétexte quelconque, je me suis levée pour m'asseoir à côté de lui, en tailleur, sur le tapis. Et ainsi je touchais son genou avec le mien. Et c'est fou l'effet que ça me faisait ce contact, il faut dire que personne ne m'a touchée depuis dix jours. Dire qu'il n'y a pas si longtemps j'étais toute nue contre lui et que ça ne me faisait presque plus rien, et maintenant un bout de genou me met dans tous mes états.
Au début il ne faisait pas attention à moi, enfin pas trop… Après il m'a parlé, il me racontait qu'il venait d'acheter un disque et qu'il était sûr que je l'aimerais, que ça ressemblait à un autre truc qu'il m'avait fait écouter un jour. Et je buvais dans ses paroles, à ce moment-là. Son regard était curieux. Ou alors c'est moi qui l'ai trouvé curieux, je n'en sais rien. Mais j'avais l'impression qu'il me disait des yeux : "Mais pourquoi tu m'as quitté…" Et sûrement que dans mon regard à moi il devait lire "Mais pourquoi je l'ai quitté…" Et c'est vrai, c'est ce que je pensais à ce moment-là précis. Il m'a demandé si je voulais un autre verre, et a accompagné sa question en me posant la main sur le genou. Là j'ai voulu poser ma main sur la sienne, mais il l'a retirée. Il a dû croire que j'allais la lui enlever, alors qu'au contraire je voulais mieux la sentir. Si on avait été que tous les deux à ce moment-là, je crois bien que je me serais serrée contre lui. Mais heureusement on était nombreux. Je dis "heureusement" car ça aurait été idiot. Car dès que je me retrouve seule, ce n'est pas à lui que je pense…
Avec toutes les grèves qu'il y a en ce moment, les courriers qu'on s'envoie Julie et moi prennent du retard, c'est triste. Enfin ça ne nous empêche pas d'écrire, seulement la conversation n'est pas facile et on reçoit les nouvelles fraîches quand elles ne le sont plus, fraîches. Là ça fait plusieurs jours que je n'ai rien reçu, et ça me manque, j'ai besoin de ma dose de mots de Julie.
A propos des grèves, un lecteur me reprochait l'autre jour de rester dans ma petite sphère et de ne jamais parler de l'actualité, des grèves, des manifestations, tout ça… Tsss, je n'ai déjà pas la place de raconter toute ma vie dans ce journal, alors si en plus je me mets à parler des histoires du monde je ne suis pas sortie de l'auberge. Et puis je m'en fous, moi, des manifestations. Je n'en ai jamais fait une seule de ma vie. Je n'aime pas marcher dans la foule, je n'aime pas brandir des affiches, et je n'aime pas crier des slogans. Alors la probabilité que je fasse les trois en même temps est extrêmement faible. Là, je sens que je vais en énerver certains avec ces phrases. Ces gens qui se croient ouverts et tolérants mais qui frappent du poing sur la table dès qu'on n'est pas du même combat qu'eux. Parce que leur combat à eux, c'est le Combat avec un grand C, il est impensable qu'on ne le partage pas… Quelle fille inconséquente et idiote que cette Aglaia qui ne s'intéresse à rien d'autre qu'à ce qui la concerne directement ! vont-ils penser… Inconséquente et égoïste. Bah j'en ai rien à foutre de leurs conneries. Mon combat à moi c'est de ma balader seule avec mon chien, de préférence tôt le matin ou tard le soir. C'est quand même incroyable que même ça, il se trouve des gens pour me le reprocher…
Avec tout ça, donc, les lettres de Julie m'arrivent avec beaucoup de retard. Ce matin je me suis mise à la fenêtre au moment où le facteur passe habituellement. Quand je l'ai vu je suis descendue pour lui poser quelques questions. Par chance, il ne fait pas la grève. Hélas il est loin d'être le seul à travailler sur la chaîne qui va de Julie jusqu'à moi, alors il m'a conseillé d'être très patiente dans les jours ou même les semaines à venir. Snif… Les jours où je reçois une lettre de Julie sont toujours très particuliers. Tout d'abord, il y a le moment où je trouve l'enveloppe dans la boîte et où mon cœur se met à battre rien qu'à penser au bonheur en perspective. Après le monte et je lis. Et au fur et à mesure des phrases je me sens de plus en plus heureuse d'en apprendre d'avantage sur la petite vie de Julie, mais de plus en plus triste à l'idée que la lettre touche à sa fin. Un peu comme il y a quelques années, quand j'écoutais pour la première fois les chansons de Brassens, et qu'à chaque couplet je croisais les doigts en espérant que ce ne serait pas le dernier. Mais inévitablement, la chanson finit par s'arrêter et le vide s'installe. Pareil pour ces lettres, inévitablement j'en arrive à la signature et c'est fini… Alors je reprends mes esprits et je relis une fois, deux fois, jusqu'à la connaître par cœur. Si elle savait !

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