journal intime
170 _ mercredi 4 juin 2003

Rien n'a changé

Ce matin je me suis réveillée toute seule, je veux dire avant la sonnerie du réveil. Et j'avais bien mes deux bras, mes deux jambes et toute ma tête. Pourtant, après la journée d'hier, ça ne m'aurait pas étonnée de me retrouver transformée en abeille ou en n'importe quoi, voire même de ne me pas me réveiller du tout. Mais non. En plus, j'ai ouvert les yeux avec une immense déception car j'étais en plein rêve. J'étais avec Julie je ne sais où, et on parlait tranquillement, comme si de rien n'était, comme si elle ne m'avait jamais envoyé cette horrible lettre. Il est dur de retomber sur Terre après un rêve pareil.
Puisque j'étais réveillée, autant me lever complètement. C'est une fois sous l'eau de la douche que mon réveil s'est mis à sonner… j'avais oublié de le désactiver. En temps normal ce genre d'anecdote m'aurait amusée, ce matin il n'a fait que m'accabler de dépit.
Puis je me suis mise au travail, parce que malgré tout la vie continue et le bac approche. Ca me fait bizarre de constater que rien n'a changé, que le monde continue de tourner, et que le bac n'a même pas été repoussé de quelques jours malgré le coup de massue que j'ai reçu hier. Le monde entier se fout de mes soucis. Mais c'est normal, d'ailleurs moi-même je me fous des soucis du monde entier. Au moins c'est réciproque. Dans huit jours, donc, c'est le coup de départ avec l'épreuve de philo. Je me suis mise au boulot sur une leçon d'histoire car c'est la matière qui me déplaît le moins. Et puis ça fait travailler la mémoire sans trop réfléchir, c'est exactement ce qu'il me fallait ce matin.
Cet après-midi, j'aurais aimé appeler Julie. Mais pour lui dire quoi ? A coup sûr elle m'aurait parlé de son copain, toute joyeuse. Elle me l'aurait décrit et m'aurait raconté tout ce qu'ils ont fait depuis une semaine. Et moi j'aurais écouté ça en acquissant, en faisant semblant d'être heureuse pour elle. Enfin j'aurais eu du mal, quand même. On peut mentir une minute, mais certainement pas toute une conversation. Je n'aurais pas pu lui dire bien longtemps "Ah ouais c'est chouette… C'est génial ce qui t'arrive…" alors que je n'en pense pas un mot. Idem pour la réponse écrite que je vais lui adresser, d'ailleurs. Je me demande bien ce que je vais lui raconter. Alors pour l'instant je me garde de lui envoyer quoi que ce soit, avec les grèves actuelles elle ne s'étonnera pas de mon silence. Enfin j'espère.
Et puis je suis sortie me balader. Je me suis forcée car je n'en avais pas du tout envie. Mais il n'est pas bon de rester enfermée chez soi. J'aurais fini par me cogner la tête contre les murs. Le soir ça va, il y a mon cousin qui est là avec sa copine, on discute un peu, ça détourne mon attention. Mais dans la journée, la solitude est difficile à supporter depuis hier. Ici, je serais restée clouée sur mon lit la tête dans l'oreiller. Mieux valait aller prendre l'air.
Parmi les choses que j'ai vues : un petit couple d'amoureux. Un gars et une fille, je précise car ce n'est pas obligatoire, après tout… Ils étaient mignons, ils avaient l'air heureux ensemble. Ca m'a fait sourire de les voir s'embrasser en rigolant. Et je ne suis sûrement pas la seule que ça ait attendrie, ce spectacle. Je pense que pour David et moi c'était pareil, on a dû attirer l'œil de pas mal de gens du temps où on s'embrassait à tous les coins de rue. Ce qui me chagrine, c'est de penser qu'à Lille, il y a un autre couple qui doit amuser les gens dans la rue, et que Julie est dans ce couple. Sûr que les gens sourient en la voyant avec son copain. Ils ne peuvent pas se douter, ces gens-là, qu'à plusieurs centaines de kilomètres de là il y a une autre fille à qui ça casse le moral d'imaginer ce couple. Et que pour cette fille, les voir en pensées lui retire le goût de toute chose.
Il faisait chaud, encore… L'été approche. Je me demande ce que je vais faire. Des projets, j'en avais plein, mais ils sont tous tombés à l'eau en quelques minutes à cause de cette lettre. Je me voyais déjà avec Julie, elle aurait passé deux mois à La Rochelle, j'aurais été avec elle du matin au soir. La nuit on aurait dormi chacune dans notre chambre. Mais au bout d'un moment, discrètement le soir je me serais levée pour aller la rejoindre, sans que personne ne le sache. Ah la la ça aurait été beau. Mais tout ce que je vais faire cet été, ben c'est trouver un petit boulot quelconque en intérim pour me remplir les poches. Et je passerai mes soirées seule. Ou avec des amis, mais comme Julie n'en fera pas partie ce sera comme si j'étais seule.
Je suis allée au bar-tabac de Mathilde, la copine de mon cousin, tenu par son père. Ce qui m'étonne le plus, c'est que tout le monde a l'air heureux. Selon mon humeur, les gens n'ont pas la même tête. Quand je suis triste je les vois heureux, et quand je suis heureuse j'ai l'impression que tous ils font la gueule. Finalement je ne vois pas les gens, je vois mes gens. Pareil pour les rues de Paris, selon mon état d'esprit je les vois belles ou vilaines, bleues ou grises. Si bien que quand je rentrerai à La Rochelle et qu'on me demandera comme c'est Paris, eh bien je pourrai répondre "J'en sais rien, je n'ai pas vu Paris, j'ai vu mon Paris". D'ailleurs mon Paris est plutôt joli, dans l'ensemble. J'aime bien cette ville, immense et belle.
Il y avait des jeunes qui jouaient aux cartes, au tarot. L'un d'eux était tout excité par son jeu, j'ai cru qu'il allait jouir sur place d'accumuler les points. J'avais envie de l'interpeller et de lui dire : "Mais comment peux-tu jouer un jour comme aujourd'hui ? Que fais-tu de Julie ? Elle sort avec un gars et toi tu arrives à jouer aux cartes ?" Ben oui, je voudrais que le monde entier m'aide à supporter ce fardeau… Je reçois des messages, c'est déjà bien agréable. Tous ils me font sourire un petit instant, merci. Enfin presque tous.

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