journal intime
184 _ dimanche 29 juin 2003

La publicité

Il fait toujours aussi chaud ces temps-ci, ce n'est vraiment pas un temps pour travailler. Ca tombe bien : je ne travaille pas. Mais j'envoie une petite pensée de soutien à tous ceux qui galèrent, dans un bureau ou en plein air, et dont je ferai bientôt partie. D'ailleurs j'ai déjà un peu commencé : j'ai travaillé une demi-journée cette semaine.
Le gars de l'agence m'appelle le matin et me demande si je suis disponible pour l'après-midi. Alors j'ai dit oui. Bien sûr ce n'est pas très intéressant, juste une demi-journée, et ce n'est pas avec ça que je vais me payer un ordinateur portable. Mais j'ai accepté pour leur montrer que je suis motivée, prête, disponible, et qu'ils peuvent compter sur moi. Eh oui je suis "aware" comme fille, une vraie petite jeune cadre dynamique avant l'âge.
J'arrive là-bas à 14H00 et je croise une dame. Je lui demande où je peux trouver Madame Unetelle, elle me répond que c'est elle-même. Ah ! Et où puis-je vous trouver ? Non, mieux vaut éviter l'humour juste au début. Elle m'a amenée devant une pile de journaux. Je devais les prendre un par un, repérer la petite publicité pour l'entreprise, la découper, l'agrafer sur une feuille blanche et y noter le nom, le numéro et la date de sortie du journal. Elle m'a montré l'exemple sur les deux premiers, j'ai fait les deux cents autres toute seule. Ca m'a pris cinq heures, et sans fumer s'il vous plaît. Je n'avais pas le droit. Je voulais sortir faire une petite pause cigarette mais j'avais peur que Madame Unetelle tombe sur moi juste à ce moment-là, elle aurait pu penser que j'étais fainéante. Et il faisait si chaud… J'ai voulu allumer le ventilateur, mais il faisait s'envoler tous les petits papelards que j'étais en train de découper. Ce n'était pas rentable d'un point de vue rendement/confort. Aware, vous dis-je.
A la fin, je lui ai demandé si j'avais bien fait tout comme il fallait, elle m'a répondu oui. Alors je lui ai dit de ne pas hésiter à le répéter à l'agence d'intérim. Elle a rigolé de ma réflexion et a rajouté qu'elle était très satisfaite de ma prestation, et qu'elle ne manquerait pas de le dire à l'agence. Si après ça ils ne me trouvent pas un boulot pour tout l'été, c'est que je n'ai rien compris au social ingeenering !
Mine de rien avec ça, j'ai travaillé autour de la publicité. Heureusement, je ne faisais que du découpage. Car ce n'est pas demain la veille qu'on me fera travailler dans la publicité pure et dure. Faire partie de ces gens qui passent leur temps à chercher des slogans accrocheurs, des images chocs, pour convaincre les gens d'acheter. Existe-t-il un domaine plus pitoyable ? J'emploie "pitoyable" au sens premier du terme, qui inspire la pitié, le chagrin, qui remue le cœur… Ben oui… nous sommes de pauvres petits êtres humains imparfaits. Personne parmi nous n'a choisi de venir sur cette Terre. Mais il faut faire avec, avec tous nos petits défauts et toutes nos petites faiblesses. Avec nos petites envies, nos rêves et nos désirs. Mais il y a des monstres qui ont tout compris à ça et qui en profitent. La publicité est perverse et vicieuse, elle joue avec notre petit cœur pour nous faire consommer. Et ceux-ci en font toujours plus. Ce sont eux, entre autres, qui ont tué ma sœur.
Oui, ils ont contribué à sa mort. Parce que partout autour de nous, à la télé, sur les affiches, on voit des publicités avec des filles si minces, que les jeunes adolescentes qui regardent finissent par penser que le seul moyen d'être quelqu'un de bien est de leur ressembler. Ressembler à ces filles qui ne ressemblent à rien. C'est criminel, à force. Hier sur AOL, on avait droit à ce titre : "Crânez au soleil". A côté, quatre photos de postérieurs féminins. Et bien sûr des liens vers des régimes, des méthodes alimentaires et j'en passe. Bon sang mais que c'est nul… Je suis sûre que nombre de filles ont parcouru ceci avec angoisse et envie. Ce genre de publicité devrait être interdite aux moins de seize ans, à l'âge où on se pose ces questions. C'est bien plus dangereux qu'un film érotique, tout ça.
Bien sûr, moi aussi je fais attention à mon corps, j'ai envie d'être bien, et j'aime bien savoir que je plais à un gars. Mais c'est humain. Ce n'est même pas humain, c'est animal, nous sommes ici entre autres pour nous reproduire, il faut bien séduire le sexe opposé. Mais ce n'est pas normal quand ça devient obsessionnel. Quand quelqu'un comme ma sœur finissait par ne plus penser qu'à ça.
Un soir avec David, on regardait une émission sur la chirurgie esthétique. Ils interrogeaient une fille qui à même pas vingt ans s'était déjà faite refaire le nez. David m'avait dit : "Tu crois pas qu'elle est superficielle cette fille ?" Si, j'en suis même certaine. Et avec ses méthodes elle n'attirera que des hommes superficiels, des niais, préfabriqués moulés y a plus qu'à emballer. Le pire, c'est que la fille en question était déjà très jolie. C'est ça qui est dingue. Quand je regarde des photos de ma sœur, du temps où elle était encore présentable, je me dis qu'elle était belle. Et je ne dis pas ça parce que c'était ma sœur. Elle était mince. Alors je me dis bon sang mais pourquoi avais-tu besoin de te faire maigrir d'avantage… Mais même quand il ne lui restait plus que la peau sur les os elle se trouvait trop grosse. Même décédée, si ça se trouve, si elle avait pu penser encore, elle se serait trouvée trop large. C'est fou… Mais là je ne peux plus accuser la publicité, ce serait trop facile. Je ne peux accuser personne, le problème était dans la tête de ma sœur et nulle part ailleurs. Pourtant, j'aimerais bien qu'un jour, quelqu'un me l'explique, ce problème. Mais il ne faut pas rêver.

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