journal intime
176 _ jeudi 12 juin 2003

La philo

J'étais dans un drôle d'état hier soir. Normal pour une veille de bac, pourrait-on penser. Rien à voir avec le bac, c'est grâce à mon téléphone. A minuit moins le quart il a sonné. J'étais en train de dormir, et j'ai pensé que c'était Noémie qui devait se poser une question de dernière minute et qui comptait sur moi pour y répondre. J'ai donc décroché machinalement, endormie. C'est alors que j'ai entendu : "Salut, c'est Julie". Ah la la…
Trente secondes plus tard j'étais debout sur le parquet, lumière allumée, toute excitée et heureuse. Comme si je ne l'avais plus entendue depuis des siècles. Julie tenait à me souhaiter bonne chance pour mon bac. Elle était désolée d'appeler si tard, mais elle avait entendu que ses parents soient couchés. J'avais envie de lui dire "Tu peux m'appeler à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit ça me fera plaisir ! Même si tu m'appelais en plein examen je sortirais de la salle pour te parler !" On a discuté comme ça, pour calmer mon excitation je faisais des allers-retours dans ma chambre, mon chien me regardait sans chercher à comprendre. Il remarquait juste que j'étais dans un état second.
D'ailleurs Julie m'a dit : "T'as l'air toute contente de passer le bac !" Ben oui, si chaque fois que je passe le bac elle me téléphone, je veux bien le passer tous les jours…
Après cet appel inattendu, j'ai eu bien du mal à retrouver le sommeil. Alors j'ai ouvert les volets et j'ai fumé une cigarette à ma fenêtre. Puis j'ai sorti une photo d'elle que j'ai posée sur ma table de nuit. Je me suis allongée, j'ai posé ma tête sur l'oreiller et j'ai regardé la photo. Non, j'ai bu la photo. Cette vision m'a décontractée et j'ai fini par m'endormir, juste le temps d'éteindre la lumière au moment où mes yeux se fermaient et où mes idées s'embrouillaient.
Et ce matin c'était le jour J. La première chose que j'ai faite en me levant c'est de ranger la photo de Julie puis je suis descendue. Mon père était déjà debout, c'est lui qui devait m'emmener à l'examen. Il m'a demandé si j'étais en forme. Ah ça oui je l'étais ! Je me sentais prête à refaire la philo ! Pour sûr le 12 juin 2003 resterait une date mythique de l'histoire de la philo grâce à la copie d'Aglaia.
Me voilà sur place. J'ai aperçu d'anciennes connaissances mais je n'avais ni le temps ni l'envie d'aller leur parler. Alors je me suis faite toute petite et je suis montée jusqu'à ma salle. Je suis entrée. C'est chouette, j'étais à une table au fond. Pas à côté de la fenêtre, au milieu, mais c'est déjà pas mal. Les feuilles d'examen sont arrivées, on aurait entendu une mouche voler dans la salle tellement tout le monde était calme et concentré. Moi ça me faisait tout drôle de me retrouver dans une salle de classe pour la première fois depuis plusieurs mois. J'avais ma trousse et j'attendais patiemment. Enfin, les sujets nous ont été distribués.
Bon ben ça va, je m'en suis plutôt bien sortie je pense. J'ai fait un plan en trois parties, j'ai étalé ma culture à tout bout de champ, car c'est un peu le but. Je pense avoir fait quelque chose de construit et qui tient la route. D'ailleurs j'ai terminé vingt minutes avant la fin. Alors j'ai rendu ma copie et je suis sortie, car j'avais une immense envie de fumer une cigarette. Et puis je préfère éviter de sortir en même temps que tout le monde, car en général ils sont tous là à se demander ce qu'ils ont mis et comment etc… c'est gonflant. Et puis j'avais envie de me dégourdir un peu les jambes, j'ai perdu l'habitude de rester si longtemps assise.
Et voilà. J'ai pris soin de parler des grands philosophes et surtout pas de moi. Car en philo, on se moque de vos idées, on ne vous demande pas d'en avoir, on vous demande de connaître celles des grands philosophes. Au début de l'année je trouvais ça stupide, mais maintenant je me rends compte que c'est bien logique après tout. Il y a des hommes qui ont consacré leur vie à étudier une notion, ils en ont fait des bouquins énormes, ils ont fait parler d'eux dans le monde entier, alors ce serait quand même un peu gonflé d'aborder la notion sans parler d'eux. Après, si vous abordez cette notion dans un petit bistrot, il y aura plein de gens pour en causer et sortir tout plein d'idées d'une banalité affligeante. Des idées qu'ils n'auront même pas trouvé eux-mêmes bien sûr. Idem sur le Net, on trouve tout un tas de journaux d'opinions, des mini-critiques de la raison pure. Ces gens-là, après leur journée de boulot et avant leur soupe du soir, ils philosophent un peu, ils intellectualisent, ils parlent de Nietzsche ou de Cioran, avant de dormir ça fait du bien. Ils passent plus de temps à réfléchir sur le sens de la vie qu'à vivre vraiment. Je n'ai rien contre, mais alors, qu'ils le fassent pour de bon !
Moi je suis remplie d'admiration pour certains grands philosophes. Vraiment. Par exemple Descartes, qui passe souvent pour quelqu'un de rébarbatif et d'ennuyeux. Eh bien pourtant… si j'avais le centième de sa force je m'estimerais heureuse. Un jour il s'est dit que peut-être tout ce qu'il avait appris dans sa vie était faux, ou à moitié faux. Alors dans le doute, il a décidé de tout désapprendre. Et ça lui a pris des années, à faire le vide dans sa tête pour parvenir au doute de tout. Je trouve ça terrible. Et de là il a reconstruit tout un mode de pensée. Ma prof disait que selon elle, de nos jours, probablement aucun homme au monde n'aurait le courage qu'a eu Descartes à son époque, car ce gars-là il a tout remis en cause depuis les fondements de la société. Eh oui… Ca c'était une vie, une vraie vie de philosophe. A mon avis il ne se contentait pas de réfléchir une heure ou deux par jour, non, chez lui c'était du matin au soir. Moi ce n'est pas du tout mon truc, mais si je pouvais faire la même chose que lui dans un autre domaine, eh bien j'en serais bien contente… Pour en finir avec Descartes, je pense que s'il vivait aujourd'hui, il ne tiendrait probablement pas de journal d'opinion sur le Net.
Cet après-midi j'ai acheté une petite carte postale pour Julie. Messieurs de La Poste, s'il vous plaît, faites un petit moins la grève, je vous le demande tout gentiment, s'il vous plaît… Pensez à Julie et moi qui n'avons presque que ça pour communiquer… Allez svp, faîtes-les passer, nos lettres…
Puis on est retourné se baigner avec Josette et Noémie.

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