J'étais
dans un drôle d'état hier soir. Normal
pour une veille de bac, pourrait-on penser. Rien
à voir avec le bac, c'est grâce à
mon téléphone. A minuit moins le
quart il a sonné. J'étais en train
de dormir, et j'ai pensé que c'était
Noémie qui devait se poser une question
de dernière minute et qui comptait sur
moi pour y répondre. J'ai donc décroché
machinalement, endormie. C'est alors que j'ai
entendu : "Salut, c'est Julie". Ah la
la
Trente secondes plus tard j'étais debout
sur le parquet, lumière allumée,
toute excitée et heureuse. Comme si je
ne l'avais plus entendue depuis des siècles.
Julie tenait à me souhaiter bonne chance
pour mon bac. Elle était désolée
d'appeler si tard, mais elle avait entendu que
ses parents soient couchés. J'avais envie
de lui dire "Tu peux m'appeler à n'importe
quelle heure du jour ou de la nuit ça me
fera plaisir ! Même si tu m'appelais en
plein examen je sortirais de la salle pour te
parler !" On a discuté comme ça,
pour calmer mon excitation je faisais des allers-retours
dans ma chambre, mon chien me regardait sans chercher
à comprendre. Il remarquait juste que j'étais
dans un état second.
D'ailleurs Julie m'a dit : "T'as l'air toute
contente de passer le bac !" Ben oui, si
chaque fois que je passe le bac elle me téléphone,
je veux bien le passer tous les jours
Après cet appel inattendu, j'ai eu bien
du mal à retrouver le sommeil. Alors j'ai
ouvert les volets et j'ai fumé une cigarette
à ma fenêtre. Puis j'ai sorti une
photo d'elle que j'ai posée sur ma table
de nuit. Je me suis allongée, j'ai posé
ma tête sur l'oreiller et j'ai regardé
la photo. Non, j'ai bu la photo. Cette vision
m'a décontractée et j'ai fini par
m'endormir, juste le temps d'éteindre la
lumière au moment où mes yeux se
fermaient et où mes idées s'embrouillaient.
Et ce matin c'était le jour J. La première
chose que j'ai faite en me levant c'est de ranger
la photo de Julie puis je suis descendue. Mon
père était déjà debout,
c'est lui qui devait m'emmener à l'examen.
Il m'a demandé si j'étais en forme.
Ah ça oui je l'étais ! Je me sentais
prête à refaire la philo ! Pour sûr
le 12 juin 2003 resterait une date mythique de
l'histoire de la philo grâce à la
copie d'Aglaia.
Me voilà sur place. J'ai aperçu
d'anciennes connaissances mais je n'avais ni le
temps ni l'envie d'aller leur parler. Alors je
me suis faite toute petite et je suis montée
jusqu'à ma salle. Je suis entrée.
C'est chouette, j'étais à une table
au fond. Pas à côté de la
fenêtre, au milieu, mais c'est déjà
pas mal. Les feuilles d'examen sont arrivées,
on aurait entendu une mouche voler dans la salle
tellement tout le monde était calme et
concentré. Moi ça me faisait tout
drôle de me retrouver dans une salle de
classe pour la première fois depuis plusieurs
mois. J'avais ma trousse et j'attendais patiemment.
Enfin, les sujets nous ont été distribués.
Bon ben ça va, je m'en suis plutôt
bien sortie je pense. J'ai fait un plan en trois
parties, j'ai étalé ma culture à
tout bout de champ, car c'est un peu le but. Je
pense avoir fait quelque chose de construit et
qui tient la route. D'ailleurs j'ai terminé
vingt minutes avant la fin. Alors j'ai rendu ma
copie et je suis sortie, car j'avais une immense
envie de fumer une cigarette. Et puis je préfère
éviter de sortir en même temps que
tout le monde, car en général ils
sont tous là à se demander ce qu'ils
ont mis et comment etc
c'est gonflant. Et
puis j'avais envie de me dégourdir un peu
les jambes, j'ai perdu l'habitude de rester si
longtemps assise.
Et voilà. J'ai pris soin de parler des
grands philosophes et surtout pas de moi. Car
en philo, on se moque de vos idées, on
ne vous demande pas d'en avoir, on vous demande
de connaître celles des grands philosophes.
Au début de l'année je trouvais
ça stupide, mais maintenant je me rends
compte que c'est bien logique après tout.
Il y a des hommes qui ont consacré leur
vie à étudier une notion, ils en
ont fait des bouquins énormes, ils ont
fait parler d'eux dans le monde entier, alors
ce serait quand même un peu gonflé
d'aborder la notion sans parler d'eux. Après,
si vous abordez cette notion dans un petit bistrot,
il y aura plein de gens pour en causer et sortir
tout plein d'idées d'une banalité
affligeante. Des idées qu'ils n'auront
même pas trouvé eux-mêmes bien
sûr. Idem sur le Net, on trouve tout un
tas de journaux d'opinions, des mini-critiques
de la raison pure. Ces gens-là, après
leur journée de boulot et avant leur soupe
du soir, ils philosophent un peu, ils intellectualisent,
ils parlent de Nietzsche ou de Cioran, avant de
dormir ça fait du bien. Ils passent plus
de temps à réfléchir sur
le sens de la vie qu'à vivre vraiment.
Je n'ai rien contre, mais alors, qu'ils le fassent
pour de bon !
Moi je suis remplie d'admiration pour certains
grands philosophes. Vraiment. Par exemple Descartes,
qui passe souvent pour quelqu'un de rébarbatif
et d'ennuyeux. Eh bien pourtant
si j'avais
le centième de sa force je m'estimerais
heureuse. Un jour il s'est dit que peut-être
tout ce qu'il avait appris dans sa vie était
faux, ou à moitié faux. Alors dans
le doute, il a décidé de tout désapprendre.
Et ça lui a pris des années, à
faire le vide dans sa tête pour parvenir
au doute de tout. Je trouve ça terrible.
Et de là il a reconstruit tout un mode
de pensée. Ma prof disait que selon elle,
de nos jours, probablement aucun homme au monde
n'aurait le courage qu'a eu Descartes à
son époque, car ce gars-là il a
tout remis en cause depuis les fondements de la
société. Eh oui
Ca c'était
une vie, une vraie vie de philosophe. A mon avis
il ne se contentait pas de réfléchir
une heure ou deux par jour, non, chez lui c'était
du matin au soir. Moi ce n'est pas du tout mon
truc, mais si je pouvais faire la même chose
que lui dans un autre domaine, eh bien j'en serais
bien contente
Pour en finir avec Descartes,
je pense que s'il vivait aujourd'hui, il ne tiendrait
probablement pas de journal d'opinion sur le Net.
Cet après-midi j'ai acheté une petite
carte postale pour Julie. Messieurs de La Poste,
s'il vous plaît, faites un petit moins la
grève, je vous le demande tout gentiment,
s'il vous plaît
Pensez à Julie
et moi qui n'avons presque que ça pour
communiquer
Allez svp, faîtes-les
passer, nos lettres
Puis on est retourné se baigner avec Josette
et Noémie.
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