journal intime
178 _ lundi 16 juin 2003

Une belle ville

Ce matin, j'ai senti une pointe de nervosité me monter à la tête et m'envahir peu à peu jusqu'à m'étouffer, devant les sujets de géographie du bac. Pour un peu, j'aurais écrabouillé la plume de mon stylo sur la table. Car parmi les trois sujets au choix il y avait l'organisation du territoire de l'Allemagne. Et ça je peux dire que je le maîtrise sur le bout des doigts. Alors où est le problème ? Le problème c'est qu'il y a deux ou trois mois, lors d'un devoir d'entraînement, j'avais eu exactement le même parmi le choix. Et à ce moment-là je m'étais dit : "Celui-ci il est trop simple, il vaut mieux que je m'exerce sur un sujet où je suis moins sûre de moi" Si j'avais su… Alors bien sûr je l'ai pris, le sujet, et je m'en suis plutôt bien sortie. Mais si j'avais fait le bon choix il y a trois mois, j'aurais pu être encore plus efficace ce matin. Quelle misère…
Dans ma nervosité j'ai pris une cigarette, et je me suis rappelée que je n'étais pas à mon bureau mais dans une salle de classe, et que je n'avais pas le droit de fumer. Alors j'ai soufflé un bon coup et j'ai attaqué. De temps en temps je regardais les autres autour de moi, ils avaient tous l'air assez décontractés. Certains s'y prennent bizarrement… A peine avais-je fini de lire les sujets qu'ils étaient déjà en train de gratter leurs feuilles comme des fous. Ils se jettent dans la bataille sans faire de plan, comme ça, direct… D'autres rédigent entièrement leur texte au brouillon… puis le recopient en intégralité sur leur copie ! J'avais envie de leur demander l'intérêt d'une telle démarche. Pour ma part, je passe la moitié du temps à organiser mes idées et mes connaissances, et l'autre moitié à rédiger. Quand tout est bien clair dans ma tête, rédiger devient un jeu d'enfant, comme si le stylo écrivait tout seul sur le papier, sans aucun effort.
Le plus dur dans cette épreuve d'histoire-géo, c'est quand tu es au milieu, que tu viens de finir la géographie et qu'il faut attaquer un nouveau sujet avec l'histoire. C'est fou comme à ce moment-là, l'envie de fumer est irrésistible. Je crois qu'on a le droit de sortir pour aller aux toilettes, mais je n'allais quand même pas fumer une cigarette dans les toilettes… Alors j'ai tout bien rangé ce que j'avais fait, j'ai posé mon stylo, et j'ai fait le vide dans ma tête pendant deux ou trois minutes. Ne plus penser à rien… oublier la géo… ne pas penser à l'histoire qui attend… Et après je m'y remets. Ce coup-ci je n'ai pas fini vingt minutes avant la fin, j'ai même dû hausser le rythme pour rédiger la conclusion, et j'ai rendu ma copie dans les dernières. En prenant bien soin de ne rien oublier. Car j'ai entendu des histoires terribles à ce propos. Des gens qui oublient de glisser leur carte dans leur copie, par exemple. J'imagine la sale tête qu'ils doivent faire quand ils retrouvent la carte dans leur cartable, le soir… Moi je suis assez distraite et étourdie, mais l'avantage c'est que je le sais, que je le suis, étourdie. Alors je fais doublement attention à ces choses-là.
Pour l'instant le bac se déroule plutôt bien. Mais c'est à partir de demain que ça se corse, avec les maths le matin et l'anglais l'après-midi. Aïe, là ça fait mal ! Les deux matières que je maîtrise le moins…
Quel bonheur de se retrouver dehors après quatre heures d'examen… On s'était donné rendez-vous avec Noémie devant le portail. Elle n'était pas là quand je suis arrivée, alors j'ai voulu m'allumer une cigarette. Mais je me suis dit "A quoi bon ? Tu viens juste d'en fumer une !
_ Oui, mais avant, j'avais passé quatre heures sans fumer (me suis-je répondu à moi-même)
_ Et alors ? Quelle différence ?" Et c'est ainsi que j'ai rangé ma clope sans l'allumer, c'est bien la première fois de ma vie que ça m'arrive. Peut-être un début, qui sait…
Noémie est arrivée, comme on n'avait pas le courage de marcher on a pris un bus pour aller au centre-ville, on s'est pris un petit sandwich à la mie câline et on s'est assises sur un banc pour manger, sur le port. On a parlé un peu, du bac, tout ça… Et je lui ai dit un truc. Je savais que ça l'étonnerait, mais j'en avais très envie. Quelque chose que j'ai souvent répété dans mon journal mais dont je ne parle jamais en dehors. Je lui ai dit : "On vit quand même dans une belle ville tu trouves pas ?" Elle était étonnée de ma réflexion, comme prévu. Et elle a fait "Mouais", pas trop convaincue… Je sais que ça peut paraître étrange et que peu de Rochelais doivent se le dire, surtout parmi les jeunes. Mais mince, tout de même… Il y a ce port, ces deux tours, les remparts, des plages de sables ou de cailloux, des bateaux, de vieux bâtiments à arcades, toute une histoire derrière… lui ai-je dit, à Noémie. Mais elle n'était pas très convaincue. Mais mon but n'était pas de la convaincre, de toutes façons.
Je ne suis pas une imbécile heureuse née quelque part comme le chante Brassens. Je sais qu'il y a des tas de belles villes, et je n'ai qu'une envie, c'est de toutes les visiter. Je me moque des pays autour, mais je voudrais visiter toutes les villes de France. Les grandes comme Lyon ou Marseille, mais aussi les tout petits villages perdus dans la montagne. Et rencontrer les gens, parler avec eux, partager leur quotidien pour mieux les connaître. Tout ça, j'aimerais le faire. Car j'aime mon pays, aussi. Là je sens que c'est encore pire et qu'on ne doit plus être nombreux dans ce cas, surtout parmi les jeunes encore une fois. Je ne suis pas patriote ni chauvine, et je ne brandirai jamais le drapeau tricolore en chantant la Marseillaise, mais quand même. Je me dis qu'on est soixante millions à suivre les mêmes programmes télé, à avoir le même président, à s'occuper des mêmes grèves et manifestations, et tout cela ne me laisse pas indifférente. Si demain une bombe tombe sur Londres, je m'en ficherai complètement. Mais si elle tombe sur Nancy (par exemple), ville où je ne suis jamais allée, eh bien ça me fera très mal, parce que là-bas ce sont mes voisins, des gens qui ne me sont pas indifférents, sans les connaître. Ca peut paraître bizarre, mais ces choses-là ont leur importance pour moi.

Cueillir des fleurstexte précédent texte suivant Aérodrome de La Rochelle