journal intime
76 _ Mercredi 8 janvier 2003

La proposition de Greg

Ainsi, alors que j'étais sur mon lit d'hôpital, Greg m'a proposé de le rejoindre là-haut, à Paris. " Impossible ! " lui ai-je répondu. Toute une foule d'arguments venait s'opposer dans mon esprit à cette idée, mais en discutant j'ai constaté qu'il les réfutait tous un par un. Et petit à petit le doute s'est installé, et après le doute la certitude opposée : il avait raison, il fallait que je change de vie radicalement.
Evidemment ma première pensée allait pour le lycée : j'ai le bac à passer. Ce n'est pas vital pour moi, mais j'ai quand même un petit peu envie de l'obtenir. Il m'a expliqué que lui, ses deux dernières années de lycée, il les avait effectuées par correspondance, que c'était même une meilleure méthode pour peu qu'on soit légèrement autodidacte sur les bords. Et c'est mon cas : j'apprends beaucoup mieux toute seule chez moi qu'en cours. Un bon bouquin vaut mieux qu'un mauvais prof. On entend souvent dire que les livres sont là pour compléter les leçons du professeur, ben chez moi c'est l'inverse : le professeur est là pour compléter les leçons du livre. Parfois même il est inutile. Quelquefois, en cours, je m'installe au fond, et au lieu d'écouter les discours je lis les chapitres du livre. Quand je sors de classe j'en ai plus appris que les autres. Evidemment je n'avais aucune idée de ce à quoi pouvaient ressembler les cours par correspondance, mais selon Greg c'était très efficace. Bon…problème réglé, alors…
Ensuite il y avait le logement. Mais ses parents ont acheté un appartement à Paris avec deux chambres, avec le projet que la petite sœur de Greg, qui a mon âge, vienne le rejoindre l'année prochaine, ils l'occuperaient ainsi plusieurs années, le temps de leurs études, puis le placeraient en location. C'est sûr que si je n'avais pas eu ma chambre rien que pour moi j'aurais refusé. Ce n'est pas que je tienne particulièrement à mon confort, mais je tiens quand même beaucoup à conserver un minimum d'intimité, et la chose la plus importante pour cela c'est une chambre rien qu'à soi, où on range les meubles où on veut, où on accroche ce qui nous plaît aux murs, où on laisse la fenêtre grande ouverte en plein hiver si on en a envie (c'est souvent mon cas, j'aime l'air frais), enfin toutes ces petites choses-là… Je ne connais pas Paris mais de ce que j'en avais entendu, je refusais d'aller vivre en banlieue, même dans la plus jolie. Pas de grands immeubles pour moi, pas de HLM, pas d'ascenseur même (ça me fait peur). Mais l'appartement était à l'intérieur de la ville, bon, problème réglé.
Autre problème, même si je sais qu'il peut paraître complètement insensé : Internet. Je dois bien le reconnaître : je suis accro, dépendante. Au point que je n'imagine pas vivre sans. Je ne tiendrais pas ce journal à la limite, j'arriverais à m'en passer. Mais là je prends trop de plaisir pour abandonner, alors pas question d'aller vivre dans un endroit sans ordinateur connecté au net. Il est étudiant en informatique : il a un ordinateur.
Mais ce qui me causait le plus souci dans tout ça, c'était mes parents. Je n'ai pas encore passé la barre fatidique des dix-huit ans, j'ai donc toujours besoin de leur autorisation quoique je fasse. Je savais très bien qu'ils me la donneraient, ça ne faisait aucun doute. Comme je l'ai déjà dit, depuis la maladie de ma sœur, mes parents ne s'étonnent plus de rien. Il peut leur tomber n'importe quelle tuile sur le coin de la tête, ils restent stoïques, imperturbables. Il n'est pas né celui qui réussira à les choquer. Mais je savais aussi que malgré tout ça allait leur causer de la peine, surtout à ma mère. Je voyais déjà tout de mon lit d'hôpital : la tête qu'elle ferait en m'entendant lui annoncer la nouvelle, les questions qu'elle me poserait, puis son petit sourire qui me dirait qu'elle me comprenait, qu'elle me souhaitait d'être heureuse, en cachant son chagrin. Je songeais aussi à mon petit frère… Mais parfois, il faut d'abord penser à soi avant de penser aux autres, du moment qu'on ne leur fait pas de mal.
Au début de cette conversation, ma réponse à Greg était " non ". A la fin c'était " je vais voir ". C'est incroyable comme en discutant, les choses dont on se fait toute une montagne peuvent devenir très simples, pour peu que l'interlocuteur soit de bon conseil. Je me suis accordée vingt-quatre heures pour réfléchir, car la nuit porte conseil, c'est vrai, je l'ai souvent vérifié. Tout s'éclaircit pendant le sommeil, au petit matin la solution apparaît souvent aussi claire que si elle était écrite sur le mur d'en face.
Et le lendemain matin sur le mur d'en face il y avait écrit " casse-toi à Paris ". C'était évident. J'ai l'impression d'être arrivée à un tournant de ma vie. Comme souvent tous les deux ans, j'ai remarqué. Je sens que depuis deux ou trois semaines, ma sœur est moins présente dans ma mémoire, peut-être parce que j'en ai parlé longuement sur ce journal, enfin quelle que soit la raison c'est tant mieux. Et puis les rues de La Rochelle n'ont plus la même saveur depuis quelques temps. Dès que je vois passer une auto-école je pense à Alain, quand je me balade du côté de Mireuil je pense à Julie… Julie, j'ai bien sûr pensé à elle en prenant ma décision. J'étais très contente à l'idée de me rapprocher d'elle, mais ce n'est pas ce qui a motivé mon choi.
Mes parents sont venus me rendre visite en fin de matinée. Après quelques considérations banales sur mon état physique qui s'améliorait à vue d'œil, je leur ai parlé de mon projet. Comme prévu, ils ont à peine sourciller, je n'en reviens pas à quel point ils sont imperturbables. Et comme prévu, ils m'ont posé tout un tas de questions, celles que je me posais moi-même et auxquelles Greg m'avait répondu. Ils ne sont pas obnubilés par mes études, pour eux non plus mon bac n'est pas vital, loin de là. Ma sœur était une excellent élève, qui travaillait énormément et qui réussissait tout. Ce n'est pas pour ça qu'elle était heureuse. Hélas, peu de parents ont conscience de ça, et pour eux il n'y a rien de plus important que la réussite scolaire de leurs enfants. C'est triste, c'est même criminel pour l'enfant. Enfin passons, je leur ai parlé des cours par correspondance.
Et puis j'ai été franche avec eux. A quoi bon leur mentir ? Je n'allais quand même pas leur dire " Ouais ! Super ! Je vais à Paris, ville que je ne connais pas, no problemo, j'assure comme une bête, vous en faîtes pas, j'ai peur de rien ! " Non, je leur ai dit qu'autant cette expérience pouvait beaucoup m'apporter, tout comme peut-être je courais à la catastrophe. Autant je pouvais obtenir mon bac avec mention, autant je pouvais échouer lamentablement. Autant je pouvais être très heureuse, autant je pouvais déprimer. Mais je leur ai dit que je voulais vraiment essayer, que je sentais qu'il le fallait.
Et ce fut décidé : j'allais monter à Paris.

Mon cousin Gregtexte précédent texte suivant Départ pour Paris