Ainsi, alors que
j'étais sur mon lit d'hôpital, Greg
m'a proposé de le rejoindre là-haut,
à Paris. " Impossible ! " lui
ai-je répondu. Toute une foule d'arguments
venait s'opposer dans mon esprit à cette
idée, mais en discutant j'ai constaté
qu'il les réfutait tous un par un. Et petit
à petit le doute s'est installé,
et après le doute la certitude opposée
: il avait raison, il fallait que je change de
vie radicalement.
Evidemment ma première pensée allait
pour le lycée : j'ai le bac à passer.
Ce n'est pas vital pour moi, mais j'ai quand même
un petit peu envie de l'obtenir. Il m'a expliqué
que lui, ses deux dernières années
de lycée, il les avait effectuées
par correspondance, que c'était même
une meilleure méthode pour peu qu'on soit
légèrement autodidacte sur les bords.
Et c'est mon cas : j'apprends beaucoup mieux toute
seule chez moi qu'en cours. Un bon bouquin vaut
mieux qu'un mauvais prof. On entend souvent dire
que les livres sont là pour compléter
les leçons du professeur, ben chez moi
c'est l'inverse : le professeur est là
pour compléter les leçons du livre.
Parfois même il est inutile. Quelquefois,
en cours, je m'installe au fond, et au lieu d'écouter
les discours je lis les chapitres du livre. Quand
je sors de classe j'en ai plus appris que les
autres. Evidemment je n'avais aucune idée
de ce à quoi pouvaient ressembler les cours
par correspondance, mais selon Greg c'était
très efficace. Bon
problème
réglé, alors
Ensuite il y avait le logement. Mais ses parents
ont acheté un appartement à Paris
avec deux chambres, avec le projet que la petite
sur de Greg, qui a mon âge, vienne
le rejoindre l'année prochaine, ils l'occuperaient
ainsi plusieurs années, le temps de leurs
études, puis le placeraient en location.
C'est sûr que si je n'avais pas eu ma chambre
rien que pour moi j'aurais refusé. Ce n'est
pas que je tienne particulièrement à
mon confort, mais je tiens quand même beaucoup
à conserver un minimum d'intimité,
et la chose la plus importante pour cela c'est
une chambre rien qu'à soi, où on
range les meubles où on veut, où
on accroche ce qui nous plaît aux murs,
où on laisse la fenêtre grande ouverte
en plein hiver si on en a envie (c'est souvent
mon cas, j'aime l'air frais), enfin toutes ces
petites choses-là
Je ne connais pas
Paris mais de ce que j'en avais entendu, je refusais
d'aller vivre en banlieue, même dans la
plus jolie. Pas de grands immeubles pour moi,
pas de HLM, pas d'ascenseur même (ça
me fait peur). Mais l'appartement était
à l'intérieur de la ville, bon,
problème réglé.
Autre problème, même si je sais qu'il
peut paraître complètement insensé
: Internet. Je dois bien le reconnaître
: je suis accro, dépendante. Au point que
je n'imagine pas vivre sans. Je ne tiendrais pas
ce journal à la limite, j'arriverais à
m'en passer. Mais là je prends trop de
plaisir pour abandonner, alors pas question d'aller
vivre dans un endroit sans ordinateur connecté
au net. Il est étudiant en informatique
: il a un ordinateur.
Mais ce qui me causait le plus souci dans tout
ça, c'était mes parents. Je n'ai
pas encore passé la barre fatidique des
dix-huit ans, j'ai donc toujours besoin de leur
autorisation quoique je fasse. Je savais très
bien qu'ils me la donneraient, ça ne faisait
aucun doute. Comme je l'ai déjà
dit, depuis la maladie de ma sur, mes parents
ne s'étonnent plus de rien. Il peut leur
tomber n'importe quelle tuile sur le coin de la
tête, ils restent stoïques, imperturbables.
Il n'est pas né celui qui réussira
à les choquer. Mais je savais aussi que
malgré tout ça allait leur causer
de la peine, surtout à ma mère.
Je voyais déjà tout de mon lit d'hôpital
: la tête qu'elle ferait en m'entendant
lui annoncer la nouvelle, les questions qu'elle
me poserait, puis son petit sourire qui me dirait
qu'elle me comprenait, qu'elle me souhaitait d'être
heureuse, en cachant son chagrin. Je songeais
aussi à mon petit frère
Mais
parfois, il faut d'abord penser à soi avant
de penser aux autres, du moment qu'on ne leur
fait pas de mal.
Au début de cette conversation, ma réponse
à Greg était " non ".
A la fin c'était " je vais voir ".
C'est incroyable comme en discutant, les choses
dont on se fait toute une montagne peuvent devenir
très simples, pour peu que l'interlocuteur
soit de bon conseil. Je me suis accordée
vingt-quatre heures pour réfléchir,
car la nuit porte conseil, c'est vrai, je l'ai
souvent vérifié. Tout s'éclaircit
pendant le sommeil, au petit matin la solution
apparaît souvent aussi claire que si elle
était écrite sur le mur d'en face.
Et le lendemain matin sur le mur d'en face il
y avait écrit " casse-toi à
Paris ". C'était évident. J'ai
l'impression d'être arrivée à
un tournant de ma vie. Comme souvent tous les
deux ans, j'ai remarqué. Je sens que depuis
deux ou trois semaines, ma sur est moins
présente dans ma mémoire, peut-être
parce que j'en ai parlé longuement sur
ce journal, enfin quelle que soit la raison c'est
tant mieux. Et puis les rues de La Rochelle n'ont
plus la même saveur depuis quelques temps.
Dès que je vois passer une auto-école
je pense à Alain, quand je me balade du
côté de Mireuil je pense à
Julie
Julie, j'ai bien sûr pensé
à elle en prenant ma décision. J'étais
très contente à l'idée de
me rapprocher d'elle, mais ce n'est pas ce qui
a motivé mon choi.
Mes parents sont venus me rendre visite en fin
de matinée. Après quelques considérations
banales sur mon état physique qui s'améliorait
à vue d'il, je leur ai parlé
de mon projet. Comme prévu, ils ont à
peine sourciller, je n'en reviens pas à
quel point ils sont imperturbables. Et comme prévu,
ils m'ont posé tout un tas de questions,
celles que je me posais moi-même et auxquelles
Greg m'avait répondu. Ils ne sont pas obnubilés
par mes études, pour eux non plus mon bac
n'est pas vital, loin de là. Ma sur
était une excellent élève,
qui travaillait énormément et qui
réussissait tout. Ce n'est pas pour ça
qu'elle était heureuse. Hélas, peu
de parents ont conscience de ça, et pour
eux il n'y a rien de plus important que la réussite
scolaire de leurs enfants. C'est triste, c'est
même criminel pour l'enfant. Enfin passons,
je leur ai parlé des cours par correspondance.
Et puis j'ai été franche avec eux.
A quoi bon leur mentir ? Je n'allais quand même
pas leur dire " Ouais ! Super ! Je vais à
Paris, ville que je ne connais pas, no problemo,
j'assure comme une bête, vous en faîtes
pas, j'ai peur de rien ! " Non, je leur ai
dit qu'autant cette expérience pouvait
beaucoup m'apporter, tout comme peut-être
je courais à la catastrophe. Autant je
pouvais obtenir mon bac avec mention, autant je
pouvais échouer lamentablement. Autant
je pouvais être très heureuse, autant
je pouvais déprimer. Mais je leur ai dit
que je voulais vraiment essayer, que je sentais
qu'il le fallait.
Et ce fut décidé : j'allais monter
à Paris.
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