journal intime
84 _ Dimanche 19 janvier 2003

Promenade la nuit

Je suis rentrée tard hier soir, très tard. Mais Paris était si beau et moi si bien que je n'arrivais pas à me décider à rebrousser chemin. Paris la nuit n'a rien à voir avec Paris le jour, surtout le samedi je pense. J'ai vu des quartiers bondés de monde et d'autres complètement déserts. Et le passage des uns aux autres se faisait parfois en l'espace de quelques minutes. Personne dans une rue, vous allez jusqu'au bout et vous vous retrouvez au milieu d'une foule.
La Bastille était en fête, sans doute plusieurs milliers de jeunes et de moins jeunes sur cette place et dans les rues alentour. Ca parlait, ça riait, ça criait parfois, en tous cas ils avaient tous l'air très heureux, tant mieux. Mais je crois que la boisson les aidait bien. Il doit couler un sacré flot d'alcool en une soirée, là-bas… Les bars étaient remplis avec l'entrée de la plupart d'entre eux un videur grand et fort. Ne rentre pas qui veut ! Ca tombe bien, je ne voulais pas. Et puis avec mon chien ça aurait été dur.
Puis je me retrouvais plus loin sur des boulevards complètement déserts, si ce n'est une petite voiture de temps à autre. Ainsi qu'un homme que j'ai croisé, et qui arrivait vers moi sur le même trottoir, en marchant vite mais de travers. Il était très mal habillé, très sale et parlait tout seul. Mais si fort qu'à cinquante mètres de lui je l'entendais déjà. J'avais le malheur de m'être allumée une cigarette juste avant alors ça n'a pas loupé : il m'en a demandé une. Ah non, je veux bien donner, avec plaisir même, mais il me faisait peur. C'est peut-être idiot mais je n'étais pas rassurée sur ce boulevard complètement désert. Alors je lui ai fait un petit sourire et non de la tête mais il a insisté, et il a commencé à me suivre en me parlant très fort. Je sentais mon chien tout nerveux alors j'ai donné un petit coup sur la laisse, Adonis s'est retourné violemment et lui a aboyé dessus comme un fou, il a fallu que je serre très fort la laisse pour pas qu'il lui saute dessus. Il ne l'aurait certainement pas mordu, mais je pense qu'il avait l'intention de lui montrer qu'il ne fallait pas nous embêter. Alors j'ai accéléré le pas, mon chien s'est calmé et l'autre derrière est resté sur place, il ne disait plus rien. C'est très bien. J'avais le cœur qui battait fort, je ne fais vraiment pas une grande courageuse, et un peu plus loin je me suis arrêtée pour remercier mon chien. Je suis bien contente de l'avoir avec moi, dans ces moments-là. Qui sait combien de temps m'aurait suivi cet homme sinon…
En tous cas par la suite je me suis rabattue vers les quartiers plus animés. Il commençait à se faire un peu tard, et déjà la boisson se faisait plus présente dans les yeux et les paroles des gens. Je m'en suis retournée vers la Bastille et les rues qui y prennent racine, et près de là, plus ou moins caché derrière une grosse poubelle, j'ai vu un homme ivre mort uriner contre un mur en rigolant. Et moi, obligée d'enjamber le torrent de pisse qui coulait du mur vers le caniveau. Plus loin deux jeunes gars fumaient un pétard, ils m'ont même proposé de " tirer dessus ". J'ai dit non bien qu'ils aient l'air sympas, et bien que la fumée qui s'en dégageait avait une sacrée bonne odeur.
Je me suis trouvée un petit bar paumé, parce qu'en général plus ils sont paumés moins les gens ne se prennent au sérieux, et j'ai pris un petit café. J'en ai même pris un deuxième : ils me l'ont offert ! J'étais contente et ils ont eu raison : j'y retournerai. Je suis aussi allée vers le canal Saint Martin, et de là vers chez Julie. J'ai même sonné chez elle, sans réponse.
Ce n'est pas la première fois que j'y vais. Mais ça ne répond jamais, il n'y a personne chez elle, à l'adresse à laquelle je lui écrivais. Mes premières journées ici, j'y allais deux ou trois fois par jour. Et puis j'ai fini par renoncer. Le téléphone ne répond pas non plus. On en a beaucoup parlé au téléphone avec ma mère, elle se fait du souci à ce sujet. Nous ne comprenons pas ce qui se passe, pourquoi Julie ou bien sa mère ne nous ont pas jointes. A Paris ou ailleurs, je ne vois pas ce qui les empêche de nous donner de leurs nouvelles ! J'en suis très déçue. Je suis venue à Paris avec, entre autres, l'espoir d'y retrouver Julie. Ce n'était pas ma motivation principale, mais c'en était une. Je ne comprends pas…
Il y a un mois je me serais beaucoup inquiétée à son sujet. Mais en ce moment, ma nouvelle vie accapare tout mon esprit et toutes mes pensées, je n'arrive pas à m'occuper d'autre chose que de moi. Peut-être que ce n'est pas plus mal, après tout. Mais je sais bien que ce ne sera pas éternel et qu'un jour ou l'autre, les petites réalités de la vie vont refaire surface, et ce jour-là je penserai Julie. Elle ne me manque pas, mais qu'il arrive un coup dur dans ma vie et je sais que je regarderai autour de moi à qui le raconter, et alors je penserai à elle. Et je me ferai du souci. Tout cela je le sais, mais je ne peux rien contre, c'est ainsi.
J'ai marché encore un peu. Je m'étais promise de ne jamais rentrer après minuit, mais minuit était passé depuis bien longtemps… En plus j'ai fini par me perdre… Quand je me suis mise à me chanter des chansons dans ma tête (ça m'arrive souvent), je n'ai plus du tout fait attention où j'étais. J'ai bien vu quelques plans de quartier, mais il n'y avait pas le rond " vous êtes ici ", c'est bête… Alors j'ai regardé le noms des rues autour pour me retrouver sur le plan, mais comme j'étais à un carrefour je n'arrivais pas à savoir de quel côté du carrefour j'étais. Et en croyant aller vers le Nord je suis descendue vers le Sud. Et me revoilà dans des quartiers complètement déserts, pas un métro à l'horizon, pas un autre plan, la zone… Enfin je réussis à me repérer : catastrophe, je suis au moins à une heure de marche de chez moi ! Je m'en suis voulue de ne pas avoir fait plus attention à mon itinéraire. Le métro était fermé, en plus avec mon chien je n'y ai pas droit. Alors j'ai dû prendre un taxi, ça m'a coûté six euros, bon, tant pis…
Le froid s'est calmé, il faut dire qu'il avait mis le paquet ces derniers temps. Il y a eu plusieurs morts, des pauvres gars qui se couchent le soir sur une bouche à air du métro, parce que de l'air chaud en sort, mais qui ne se réveillent pas. Mourir de froid, ça doit être horriblement douloureux, même dans le sommeil. Il doit falloir avoir vécu un grand nombre de malheurs pour en arriver jusque là…
Me voilà ce soir, quand mon cousin est rentré il a eu le plaisir de constater que tout était prêt : cuisine, couverts, tout, il m'a dit que je ferais une parfaite femme au foyer, je ne sais pas trop comment je dois le prendre…

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