journal intime
97 _ Vendredi 7 février 2003

L'oiseau bariolé

Si je ne fais pas des cauchemars toute la nuit, c'est que je suis très forte dans ma tête. Je viens de terminer la lecture de 300 pages de tueries, de massacres, de viols et de tortures. Et le pire c'est que c'était passionnant. Je pensais que je ne lirais rien de plus dur que Pendu à Auschwitz, eh bien non, c'était de la rigolade à côté de L'Oiseau bariolé, que j'ai terminé aujourd'hui. Horrible. L'histoire d'un petit garçon pendant la seconde guerre mondiale. Au début, la vieille femme qui le garde prend feu. Ensuite un fermier arrache les yeux d'un jeune homme à l'aide d'une cuiller. Puis une femme se fait bastonner par les villageoises à coups de râteau : elles lui enfoncent une bouteille dans le vagin puis lui donnent des coups de sabot dans le ventre pour briser le verre à l'intérieur. Et ce n'est qu'un petit avant-goût de ce qui suit… Et le pire c'est que c'est une histoire vraie. Donc si je ne fais pas des cauchemars toute la nuit, c'est que je suis très forte dans ma tête.
Mais mine de rien, ça remet les idées en place vis-à-vis de la guerre, dont il est beaucoup question en ce moment. Tout le monde parle de Bush et de l'Irak. Les gens parlent de la guerre comme ils parleraient de chaussettes ou de cinéma. Il faut dire que c'est passionnant…quand ça se passe ailleurs. Mais après cette lecture, me dire que peut-être certains petits Irakiens qui n'ont rien demandé à personne vont vivre quelque chose de semblable au héros du bouquin, ça me rend un peu triste. Un peu seulement, car je suis comme tout le monde, je ne vais pas non plus être désespérée pour quelque chose qui ne me concerne pas directement.
Quoique… il y a certaines choses qui me mettent la larme à l'œil rien que d'y penser. Ce n'est pas vraiment de la tristesse, mais plutôt de l'émotion tendre, quelque chose qui fait appel à des souvenirs ou je ne sais quoi d'enfoui au fond de moi, et qui ressort le temps d'une chanson ou d'un roman. C'est à la fois réel et imaginaire. En parlant de guerre, je vais raconter une anecdote vécue par ma grand-mère.
1943. Les Allemands occupent la ville depuis plusieurs années. Ceux qui ne les aiment pas mais qui n'osent pas résister s'écrasent, parce qu'ils ont une maison à garder, ou bien une famille à nourrir, enfin ils ont plein de bonnes raisons pour s'écraser. Ce qui ne les empêchera, après la guerre, d'affirmer qu'ils n'ont jamais collaboré. Un jour une petite équipe d'Allemands tombe en panne de voiture. Comme tout le monde il s'en vont la faire réparer au garage du coin. Le garagiste fait son boulot : il y a une voiture à réparer, il la répare. Que le client soit allemand ou français, pour lui ça ne fait pas de différence. Ou peut-être que ça en fait une, mais il n'a pas le droit de refuser, les autres seraient capables de le faire enfermer pour ça. Le garagiste est quelqu'un de simple et aimable, ma grand-mère l'aime beaucoup, le gars n'a jamais fait de mal à une mouche. Et puis la guerre se termine, un ou deux ans après, et la ville est libérée. Comme partout en France, c'est la joie dans les villes. Les résistants, les vrais, ne sont pas encore revenus du maquis, alors ce sont les nouveaux résistants, ceux qui ont fermé leur gueule pendant quatre ans et qui se jettent dans le combat au moment où l'ennemi est parti, qui s'occupent de régler leur compte aux collaborateurs. Evidemment les vrais collaborateurs se méfient, ils sont difficilement accessibles, alors on s'en prend aux faux, ceux qui dans le fond n'étaient pas bien méchants. Par exemple les femmes qui ont osé (honte à elles) coucher avec un allemand : on leur rase le crâne. Et puis on se rappelle du garagiste. On va le chercher chez lui, on le tire de sa maison et on le conduit jusqu'au tribunal. Lui il ne comprend rien, le seul crime dont on l'accuse c'est d'avoir fait son travail. La foule l'insulte et le hue, certains lui tirent les vêtements en le traitant de salaud. Et lui il est tout pal le pauvre, il ne sait plus où se mettre. Cinquante ans après, ma grand-mère me raconte encore cette histoire. Elle en avait été malade de le voir ainsi maltraité, ce pauvre bonhomme… Eh oui… les gens sont capables du meilleur comme du pire. Je vais rajouter mon grain de sel à cette histoire. Tous ces gens qui sont allés le tirer de chez lui à la libération, puisqu'ils étaient si courageux, eux, pourquoi ne l'ont-ils pas fait avant, quand les Allemands étaient encore là ? Pourquoi les imbéciles qui ont tondu le crâne des femmes n'ont rien fait pendant les quatre années d'occupation ? Parce que c'était des merdes, des moins que rien, des lâches.
Sans vouloir être mauvaise langue, j'ai l'impression qu'il y en a plus qu'on croit. Je me dis que si ça se trouve, le voisin que je croise tous les jours et qui a l'air si gentil, toujours souriant, serait capable des crimes les plus odieux si sa vie était en danger. Moi-même, je ne sais pas comment je réagirais. Renaud a bien raison de dire qu'il n'y a pas beaucoup de Jean Moulin.
Mon cousin est rentré sur Poitiers pour une semaine. Oui, il est en pseudo-vacances. Pseudo seulement car en fait il a quelques cours la semaine prochaine. Mais très peu car c'est la reprise entre deux semestres, enfin un truc dans le genre je n'ai pas très bien compris et peu importe. Je vais peut-être rentrer sur La Rochelle, mais je voudrais attendre lundi. Eh oui, à vrai dire j'espère ne pas rentrer, ça va dépendre des deux jours qui viennent. J'ai décidé de passer à l'acte avec David. Ca fait très Hélène et les garçons, " passer à l'acte ", mais je ne trouve pas d'autres expressions. A mon avis, c'est dans la poche. C'est très optimiste ce que je dis et je vais peut-être tomber de haut, mais je n'arrive pas m'imaginer qu'il ne veuille pas de moi. En tous cas il a intérêt ! J'ai envie de m'amuser moi ! Quoique vues mes dernières expériences j'aurais peut-être mieux fait de rester toute seule.
Je suis étonnée d'avoir autant confiance en moi. En fait je ne me mets pas trop la pression, je me dis que s'il ne veut pas eh bien je rentrerai passer une semaine à La Rochelle, je retrouverai là-bas ma mère, mon petit frangin et surtout Noémie. Je suis pressée de la revoir. Je lui ai écrit une nouvelle lettre, cette fois-ci un peu plus détaillée que la première. Mais si tout se passe bien, je vais passer une semaine de rêve !

Lecture de l'oiseau bariolé
En courstexte précédent texte suivant Je sors avec David