journal intime
93 _ Dimanche 2 février 2003

Chez David

Hier soir, j'ai rencontré un gars qui a vu l'infini dans sa main… Eh oui, rien que ça. Et suite à cette vision, chaque personne qu'il a rencontrée durant les deux années suivantes avait une tête de chien ou de monstre sur les épaules. Je ne sais pas si ce gars se mentait à lui-même ou s'il était vraiment allumé, mais son discours était terrible.
Ca s'est passé chez David. Il m'a téléphoné pour m'inviter chez lui pour un petit apéro. J'étais bien contente qu'il m'appelle d'ailleurs, ça m'a évité de me tourner les pouces deux jours de suite, contrairement à la semaine dernière. Et surtout ça veut dire que ma présence lui est agréable, ou du moins pas trop déplaisante. Remarquez, ce week-end j'aurais pu m'en passer car j'ai ressenti la solitude beaucoup moins fortement que la semaine dernière. J'aurais presque pu rester isolée du monde deux journées entières. Quand il a téléphoné j'étais allongée sur mon lit tranquillement et je rêvassais à je ne sais quoi. Quand je suis sur mon lit mes pensées s'en vont dans tous les sens et j'ai bien du mal à les accrocher. Mais j'ai compris pourquoi ça faisait ça. Quand on est sur le lit, qu'a-t-on en face des yeux ? Le plafond. Et de quelle couleur est-il ? Blanc. Blanc comme un écran de cinéma : il n'y a plus qu'à projeter des images dessus et elles s'animent d'elles-mêmes, et si tu restes dix minutes allongé sur ton lit tu peux regarder le film de ta vie, c'est beau.
Quand je faisais ça à La Rochelle et que ma mère passait devant ma chambre, elle me demandait ce que je faisais. Mais rien du tout… A quoi je pense ? A rien, à tout à la fois, c'est un petit mixage de souvenirs et de projets. En plus hier j'avais mon bonnet dans la main, je ne sais pas ce qu'il faisait là d'ailleurs, d'habitude il reste sur le porte-manteau. Toujours est-il qu'il était dans ma main et que je m'amusais à l'envoyer en l'air et à le rattraper, de préférence en lui faisant toucher le plafond, plus dur, contre-temps, plus précis, beaucoup plus amusant quand ça touche le plafond, le bonnet. Le téléphone a donc sonné.
Je pensais que c'était ma mère, je ne me pressais pas. Mais j'ai décroché et c'était David. Il m'a demandé " t'es toute seule ? " Eh oui… " Tu veux venir chez moi je fais un petit apéro ? " Et c'est ainsi que je me suis faite inviter.
Je suis sortie avec mon chien et mon bonnet, traverser une petite portion de Paris en vingt minutes. Mais rien qu'en vingt minutes on peut voir des tas de choses ici, des gaies et des moins gaies. Comme par exemple les pauvres SDF, qui dorment dehors par ce temps-là, leur maison dans un sac Tattie comme le dit Mano Solo. Me voilà chez David. J'étais la première et bien contente de l'être. Eh oui, je me sens toujours plus à l'aise quand il n'y a qu'une seule personne avec moi, du moins quand je ne connais pas. Et puis je l'aime bien David, c'est toujours un plaisir de discuter un peu avec lui. Et on n'en a pas souvent l'occasion, ce n'était que la deuxième fois que je me retrouvais seule avec lui depuis que je suis à Paris.
Toutes les bouteilles étaient prêtes à être ouvertes sur la petite table. Les verres aussi étaient installés, sans oublier bien sûr les cacahuètes et les pistaches, et les disques. Les cigarettes par contre, chacun amène son lot. Il m'a dit " ah j'attendais qu'il y ait au moins une personne avant d'attaquer l'apéro ". Eh eh … C'est vrai qu'il a l'air assez porté sur la boisson. Moi pas. Il m'a servi un fond de whisky et je n'ai rien bu d'autre de toute la soirée. Mais rien que le fond de whisky je l'ai bien senti passer, il faut dire que je l'ai bu pur, il est descendu dans ma gorge en laissant une petite brûlure qui m'a calmée pour au moins cinq minutes. Je ne suis pas prête de reboire du whisky pur !
On a discuté, c'était chouette. Il m'a demandé si je ne m'ennuyais pas trop dans la journée, seule dans l'appartement. Ben non ça va, j'ai du travail de toutes façons… Il m'a félicitée de réussir à tenir le coup avec les cours par correspondance. A propos de mes cours, ça se passe plutôt bien, j'ai eu les premiers retours et mes notes sont bonnes. Il m'a aussi parlé de mon cousin : " C'est bien Poitiers comme ville ? Ton cousin il y rentre tous les week-ends… " Mouais… Il a vu que je n'étais pas très enthousiaste sur la ville de Poitiers et il a rajouté " ouais c'est bien ce que je pensais c'est à chier ". Voilà, il a bien résumé la situation. Par contre quand on a causé de La Rochelle, je ne lui en ai dit que du bien, je crois même qu'il a paru étonné que je parle de ma ville avec tellement de passion. Il faut dire que je n'en ai pas souvent l'occasion, et que finalement elle me manque un peu… La ville, ses rues que je connais par cœur, la mer surtout et les beaux bateaux crasseux du port de commerce, tout cela je ne le vois plus. La Seine ne vaut pas l'océan atlantique, loin de là. Il m'a aussi parlé de lui. David est parisien, un vrai, il est né dedans et tout. Et ça fait maintenant vingt et un ans qu'il y vit, il ne l'a jamais quitté, donc. Oui il a vingt et un ans, je ne suis pas sûre de l'avoir déjà dit. Maintenant c'est fait.
En tous cas c'était bien agréable. Puis sont arrivés les autres, et en particulier Maxime, ce fameux gars qui a vu " l'infini dans sa main ". Il m'a bien fait rire celui-là, même si ce n'était pas volontaire. Après m'avoir fait la bise il m'a demandé ce que je faisais dans la vie, j'ai répondu et je lui ai renvoyé la question. Sa réponse fut " j'anime ". Ah… Il a poursuivi " oui je suis en animation, là on monte un groupe y aura une scène mais bon, faut que je voie ça avec Mr Untel ". Quel délire ! Il est complètement dans son monde ! Je n'ai rien compris à ce qu'il faisait dans la vie ! David aussi rigolait en écoutant l'explication et il m'a précisé " il fait un IUT d'animation en arts et spectacles ". Ah oui c'était déjà plus clair. Eh eh… Ce Maxime il ne doit pas y en avoir deux comme lui. Un sacré rêveur apparemment, ce qui contrastait bien avec David qui lui, au contraire, n'arrêtait pas de replacer les choses sur Terre avec ces remarques bien réalistes, parfois un peu méchantes mais bon, c'est son humour qui veut ça. Ainsi Maxime nous a raconté toute sa vie, j'étais la seule à ne pas la connaître mais ça amusait les autres, et puis il y a des gens qui aiment bien raconter leur vie (je suis bien placée pour le savoir). Ainsi : " un jour j'ai vu l'infini dans ma main. Et pour quelques secondes d'infini, pendant deux ans je savais plus où j'étais. Et je voyais des têtes de chien et de monstre sur les épaules des hommes que je croisais dans la rue ". Eh ben…

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