journal intime
92 _ Vendredi 31 janvier 2003

Paris s'éveille

Paris était bien joli, ce matin au lever du soleil. Il faisait très froid et je roulais mes cigarettes, le bout des doigts gelé. J'ai tellement fumé que j'aurais pu exploser mais j'ai pris mon pied dans la neige et le froid.
Réveil à 7H00, mais contrairement à d'habitude je ne me suis pas mise au travail. J'avais mis le paquet hier, alors aujourd'hui c'était journée de vacance. C'est ce que j'ai décidé en me levant. Je suis donc allée accompagner mon cousin au métro Saint Lazare avant de partir faire mon petit tour dans le quartier, histoire d'admirer Paris au lever du soleil. D'après Dutronc, Paris s'éveille à 5H00, il faudra donc que je me lève encore plus tôt un des ces jours. Parce qu'à 5H00 je dors. Mais c'est vrai que quelquefois je suis réveillée par le bruit des voitures, j'entends les gens s'agiter dehors et j'adore ce moment. Je n'aime pas dormir dans le noir complet alors je laisse les volets légèrement entrouverts, la lumière s'infiltre tranquillement, c'est doux… J'en aurais presque envie de sucer mon pouce. Enfin je dis ça mais je n'ai jamais sucé mon pouce.
Après avoir accompagné mon cousin au métro, je m'en suis allée balader mon chien et moi-même du côté de Printemps, et là je suis entrée dans un petit bar prendre un café. Eh oui, ça m'arrive parfois d'entrer seule dans un café, mais comme dit le proverbe : " on n'est jamais aussi bien accompagné que par son chien ". Alors avec Adonis on s'est trouvé un petit bar et on a commandé un café. Deux euros trente la tasse, il avait intérêt d'être bon ! Juste à côté il y avait deux personnes, un petit jeune qui devait avoir dans les quatorze ans mais semblait très sérieux, et un vieux, sans doute de la même famille, peut-être un oncle, mais en tous cas pas son père. Ils parlaient et comme je n'avais rien à faire de mieux je les ai écoutés, parfois c'est intéressant les conversations de bistrot, parfois même enrichissant, ou bien tout simplement distrayant. Mais là c'était chiant. Le jeune voulait faire, plus tard, " ingénieur commercial ". C'est de cela qu'ils discutaient. Ca a quatorze ans et ça veut faire " ingénieur commercial ". Bon… Il faut dire qu'il a encore quelques années devant lui, il a le temps de tomber de haut et de se rendre compte que ça ne rime à rien, son histoire d'ingénieur commercial. Attendons qu'il se prenne un pépin sur le coin de la tête, qu'il rencontre quelques personnes intéressantes ou bien qu'il fasse quelques bonnes lectures, et ça lui remettra les idées en place.
Moi aussi j'étais pleine de jolis projets avant. Mais tout est parti en fumée et aujourd'hui je ne vois rien qui vaille vraiment la peine d'être vécu. Avant je me serais bien vue journaliste sans frontières, genre la fille qui voyage de par le monde, et qui rédige des reportages pour un journal ou la radio. C'est nul… Qu'est-ce que j'irais m'emmerder au bout du monde ? Je suis mieux dans mon coin à fumer mes cigarettes. Rester dans son coin à attendre, il n'y a que ça de vrai.
Après la mort de ma sœur j'ai récupéré tous ses bouquins, et c'est là que j'ai attaqué Voyage au bout de la nuit, de Louis Ferdinand Céline. Le titre parle de lui-même : le héros s'enfonce peu à peu dans une nuit profonde et sale. Le meilleur bouquin que j'aie jamais lu. Et après une lecture pareille, je me dis qu'il est impossible d'attendre quoi que ce soit de la vie. Tu lis ce roman et tu arrêtes de te poser des questions, ça ne sert à rien, tout devient très clair, tu attends tranquillement que la mort arrive. Rien ne sert de lutter.
Je me demande où j'en suis dans mon voyage au bout de la nuit à moi. Parfois je me plais à penser que je suis déjà bien en avance, malgré mes petits dix-sept ans. Mais si ça se trouve je ne l'ai jamais vraiment commencé ce voyage-là, je ne suis qu'une gamine qui rêve de jouer dans la cour des grands mais qui n'en est pas capable.
Mais ce matin en sortant du bistrot, la balade que j'ai faite ressemblait vraiment à un voyage au bout de la nuit. Surtout quand je me suis assise sur une marche devant une porte et que j'ai commencé à me rouler mes clopes. Pourtant j'avais presque arrêté de fumer, je tourne à quatre ou cinq par jour depuis que je suis à Paris, c'est presque un exploit et ce ne fut pas sans mal. Mais ce matin je me suis lâchée et à aucun moment je n'ai culpabilisé. Mais alors pas du tout, bien au contraire.
Je roulais, le bout des doigts gelés, je fumais, je laissais tomber le mégot dans une flaque d'eau et de glace à mes pieds, et le petit pshhhhit que ça faisait m'amusait. Et je n'arrêtais plus de fumer. Au bout d'une heure j'avais la gorge piquante, les poumons pris et un petit mal de cœur. Mais c'était tellement agréable…
Paris sous la neige ce n'est pas souvent paraît-il. Mais les Parisiens ne m'ont pas semblé plus attentifs au décor que d'habitude. Il faut dire que quand on s'en va travailler huit heures de rang on apprécie moins les choses que quand on n'a rien à faire de sa journée. De toutes façons avec toutes ces voitures, la neige était noire et dégueulasse. Mais moi j'aime bien. Je commençais à avoir sérieusement mal au cœur avec toute cette fumée, mais je ressentais comme de la jouissance. Pendant une heure je me suis détruite, mais j'ai pris mon pied, comme si ça me faisait plaisir. Si je réfléchis, je me dis que c'est peut-être parce qu'on ne peut détruire que ce qui est vivant, et que donc en me détruisant je me sentais vivante, d'où le plaisir que j'ai éprouvé. Mais là je fais de la psychologie de supermarché. Si je continue comme ça je serai bonne pour me faire embaucher comme journaliste à Psychologies Magazine. Etre payée à raconter des conneries aux gens, voilà un joli métier.
A part ça me voilà de nouveau toute seule, mon cousin est encore rentré à Poitiers-les-bains pour le week-end, et moi j'ai passé ma journée à hésiter. Je rentre ? Je rentre pas ? Et finalement à force de me questionner, le soir est arrivé et le choix s'imposait de lui même : je rentre pas. Bah… j'espère que ce sera moins dur que le week-end dernier.

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