journal intime
105 _ Mardi 18 février 2003

L'aveugle

Ce matin dans le métro, il y avait un aveugle qui passait de la musique sur un pauvre vieux magnétophone. Il était adossé au mur, très droit, ses yeux étaient fixés devant lui, et son visage était totalement inexpressif. Des milliers de Parisiens passaient devant sans même lui adresser un regard. Finalement ils étaient aussi aveugles que lui. La différence entre un mendiant aveugle et un mendiant tout court, c'est qu'avec l'aveugle on n'est pas obligé de faire semblant d'être gêné quand il demande la charité. Les gens lui passaient devant comme si ça avait un poteau de plus.
Il était 7H30, l'heure de l'embauche, et j'attendais dans ce couloir de métro avec David, chez qui j'ai passé la nuit. La voix qui sortait du magnétophone était celle de Brassens. Ca me faisait chaud au cœur, il y avait un bon moment que je ne l'avais plus entendue. Mais cette voix si pétillante était bien incongrue, dans ce couloir si froid et si mécanique. Et même la voix de Brassens, tout le monde s'en foutait. L'aveugle était figé comme une statue, son bras tendu avec une timbale au bout, pour accueillir les quelques pièces, la canne blanche à côté de lui, et un brave chien couché à deux pas. A un moment, une dame a enfin daigné mettre une pièce dans la timbale en fer, ça a fait un petit " dong " et là, incroyable, l'aveugle a clamé très fort " Merci ! ! ! " Je n'en revenais pas. Sa voix était aussi pétillante que celle de Brassens, elle résonnait fort, pleine de vie, quel paradoxe avec son corps et son visage immobiles ! Sa voix était magnifique et le " merci ", c'était pas juste pour la forme, on sentait qu'il venait du fond de son ventre. Ca m'a vraiment remuée. En plus le matin je suis toujours plus sensible que le soir, sans doute parce que je suis encore un peu plongée dans les rêves de la nuit, qui entre parenthèses étaient très beaux cette fois-ci. Je me suis dit que finalement cet aveugle était bien la personne la plus vivante parmi tous ces milliers de gens pressés.
Avec David, on attendait mon cousin qui devait nous rejoindre d'un moment à l'autre. Il est arrivé, on a pris la direction de notre quai de métro, et en passant devant l'aveugle j'ai mis une petite pièce. Et j'ai eu droit à mon tour au " merci ! ! ! " enchanté. S'il savait, ce Monsieur, que cette petite pièce que je lui ai donnée est ridicule à côté du bonheur qu'il venait de me procurer !
Nous voilà à Jussieu, l'Université. Toujours aussi moche. Non, elle est même de plus en plus moche, mais ça vient peut-être de moi. Comment a-t-on pu bâtir une horreur pareille ? C'est grand, c'est froid, du fer et du béton, des cages d'ascenseurs, des escaliers, une tour carrée au milieu, et des milliers d'étudiants qui fourmillent joyeusement ou tristement, selon leur humeur. Je sais bien que c'était la mode à l'époque, de construire tout droit et tout carré, que c'était rapide, que ça répondait à un besoin urgent de locaux et de logements. Mais certains vont jusqu'à dire que c'était de l'art. Oui, ces gros bâtiments géométriques qui se sont construits un peu partout, certains ont osé qualifier cela d'art. Avec des précurseurs, genre Le Corbusier. Celui-là, il a pondu ces horreurs un peu partout dans le monde. On dit que c'était un architecte révolutionnaire. Sans déconner, ce n'est pas parce que c'est nouveau que c'est révolutionnaire. J'ai eu la chance inouïe de visiter une maison conçue par Le Corbusier. C'était moche, froid, sans vie. Un peu comme Jussieu à l'échelle d'une maison.
J'avais emporté mes cours avec moi, mon intention était de travailler à la bibliothèque de la fac. Mais mon cousin et David m'ont conseillé plutôt de me trouver une petite salle tranquille à un étage. Ce serait moins loin, plus silencieux, et plus propice au travail. David m'a donc accompagnée jusqu'à l'une de ses petites salles de classe. On a emprunté un ascenseur (agréablement intégré dans un gros pilier rouge), et nous voilà rendu au dernier étage. Le couloir n'était pas désert, mais on sentait que les personnes qui traînaient là, des profs et des étudiants, n'étaient que de passage. On s'est choisi une petite salle plus ou moins au hasard, on est rentré à l'intérieur et ce fut la cérémonie des adieux entre David et moi. On s'est embrassé cinq minutes et il est parti.
Je me suis assise à une table au fond et me suis mise au travail. J'ai eu un petit peu de mal à me concentrer au début, mais une fois dans ma lancée j'ai plutôt bien travaillé. Je n'ai même pas vu le temps passer.
A dix heures passées la porte s'est ouverte : c'est David qui venait me rendre visite pendant son quart d'heure de pause. Il est venu derrière moi et m'a massé les épaules, c'était agréable. Puis il s'est assis juste à côté et ce fut la cérémonie des retrouvailles. La porte de la salle était fermée. On s'est levé, on est allé s'embrasser dans un coin pendant dix minutes. Et on se caressait aussi. Le fait de savoir qu'à n'importe quel moment une personne pouvait entrer, par hasard, me rendait toute chose. Nos vêtements d'en haut étaient en vrac car on se caressait directement la peau, en passant par-dessous les vêtements. Heureusement que la pause était de courte durée, qui sait jusqu'où nous serions allés autrement. Non, je n'aurais quand même pas fait ça dans cette salle… A moins que la porte ne soit fermée à clé, mais je ne sais pas si c'était possible.
Puis ce fut la nouvelle cérémonie des adieux, David est reparti et je me suis replongée dans mes devoirs. Et ça m'a pris un peu plus de temps pour retrouver la concentration après ces petites émotions bien agréables…
Le reste des évènements n'a pas grand intérêt, je les garde pour moi. Ce soir, il y a apéro ici, à l'appartement.
Je viens de relire mon texte d'hier, et je me demande si c'est très correct ce que j'ai fait. J'ai quand même recopié une lettre que m'a envoyée Julie. Cette lettre elle l'a écrite pour moi, je ne sais pas si j'ai bien le droit, vis-à-vis d'elle, de la balancer ainsi sur mon site. En même temps, ce courrier était très important et je ne vois pas comment j'aurais pu faire autrement que de le retranscrire. Je ne sais pas.
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