journal intime
72 _ Dimanche 22 décembre 2002

Ma soeur (6)

L'enterrement de ma sœur a eu lieu quelques jours plus tard. Il y avait beaucoup de monde, toute la famille, tous ces gens qui avaient suivi de plus ou moins près son agonie. Parmi ceux qui l'avaient suivie de près il y avait ma grand-mère par exemple, qui jusqu'au bout aura été très présente dans la lutte.
Et parmi ceux qui l'avaient suivi de loin il y avait ma tante Sabine, qui autrefois avait dit à mes parents en parlant de ma sœur " Qu'est ce qu'elle est mal élevée cette petite ! " Il faut être stupide pour dire une chose pareille. C'est vrai qu'étant petite ma sœur était hyper-active et très turbulente, et que mes parents devaient installer des barrières autour de la caravane, dans les campings, pour l'empêcher de s'échapper. Mais j'aurais bien voulu voir ce qu'elle aurait fait, ma tante, avec une enfant pareille.
Enfin peu importe.
Quand je repense à tout ça, je me dis que tout est allé très vite. Quatre années, pourtant, presque le quart de ma vie… Mais j'ai l'impression que c'est un ouragan qui s'est abattu sur notre famille et qui a tout ravagé en l'espace de quelques secondes. Du jour au lendemain, plus rien ne ressemblait à rien. Comme dit Renaud, après l'enfance c'est quasiment fini. Quelquefois je me dis que c'est vrai, finalement je n'ai été heureuse que les onze premières années de ma vie. Tout le reste c'est du détail. Bien sûr il y eut des bons moments, des choses qu'il faut être plus âgé pour apprécier, comme écouter Brel pour la première fois, ou bien faire l'amour… Et bien sûr je me dis que j'ai encore plein de choses à découvrir, avoir un gosse par exemple, ça doit être magnifique. Mais tout ça ce n'est rien, au bout de compte. Moi je veux juste que ma sœur revienne, et arrêter le temps tant qu'il n'est pas trop tard, tant que je suis encore jeune. J'espère mourir vielle et heureuse, mais j'ai des doutes là-dessus.
Car ma sœur je ne l'ai pas oubliée, loin de là. Elle est au fond de moi, quoi que je fasse je sens ses yeux qui me regardent. Quand je suis heureuse j'ai une petite pensée pour elle, et quand je suis triste c'est pareil. L'autre jour, quand on s'est embrassé avec Mathieu, je m'en voulais à mort, j'en étais malade. D'une part parce que je pensais à tout le mal que je faisais à Noémie, mais aussi, et peut-être surtout, parce que dans mon esprit je vois ma sœur qui me regarde, et qu'elle n'a pas dû être bien fière de moi sur ce coup-là…
J'aimerais vraiment qu'elle soit fière de moi. Bah je sais bien qu'elle n'existe plus, je ne crois pas en Dieu, mais quand même ça fait du bien de s'imaginer, pendant quelques minutes, que tout ça c'est pas des conneries et que quand ma sœur est morte elle est montée là-haut. Je l'imagine très bien arriver près du bon Dieu, avec son corps et son visage d'enfant, et aller directement au paradis. C'est vrai qu'elle nous a fait souffrir, qu'elle a parfois été très méchante, mais dans le fond elle était adorable.
Je pense très souvent à elle. Dans mon esprit elle a son beau visage, je veux dire celui d'avant qu'elle soit si maigre. J'ai la mémoire trop pleine, il faudrait m'en amputer une partie. Je repense par exemple aux dix jours magnifiques passés chez mes grands-parents quand mes parents étaient au Maroc. Elle avait fumé une petite branche d'arbre ! Bah je l'ai déjà raconté tout ça, mais pour moi c'est inoubliable. Ce sont des trucs tout bêtes, une autre fois on était toutes les deux et on avait entrepris de couper l'herbe du jardin qui était très haute. On s'était frayé un chemin à travers toutes ces herbes, comme dans une jungle… Je devais avoir cinq ans, c'est une image que j'ai encore bien dans les yeux, tout comme plein d'autres.
Et un ouragan a tout ravagé. Un jour ma sœur s'est mise à vomir ses repas, et quelques jours plus tard elle est morte. Et pourtant ça a duré quatre ans. Tout a changé pendant ces quatre années. Ma mère, autrefois si facilement angoissée et inquiète, plus rien ne peut la perturber aujourd'hui. La terre se mettrait à trembler qu'elle garderait tout son calme. Et je ne vois pas ce qui pourrait la rendre malheureuse. Mon père, autrefois barbare de la communication, est devenu quelqu'un qui sait écouter les autres, et surtout ses enfants. Quelqu'un de beaucoup plus calme, et pourtant il avait de la marge. Quant à moi, ben je ne suis définitivement plus une enfant. J'ai pris un sacré coup de vieux dans cette histoire. Tout plein de choses ne m'amusent plus du tout.
C'est pas juste, pourquoi est-ce que ça nous est arrivé à nous ? J'aurais préféré que ça tombe dans la maison d'à côté, moi… Oui, que ce soit la fille des voisins qui meurt, et que nous en l'apprenant on se serait dit " ah c'est un coup dur pour eux ", et puis on l'aurait oublié juste après. On serait allés à l'enterrement pour la forme, énervés de perdre une matinée. Mais non, c'est tombé sur nous, c'est vraiment pas de chance.
Quelquefois je croise des filles anorexiques dans la rue. C'est plutôt rare, mais ça arrive. Et à chaque fois je tombe des nues. Je me dis " mais c'est pas possible que ma sœur ait pu être comme ça ! " Et si, pourtant, elle aussi elle a été maigre, et même pire. Mais de ma sœur je n'ai gardé que les belles choses, quand j'imagine son visage c'est celui qu'elle avait avant que la maladie ne vienne. L'autre jour je suis tombée sur des photos de ma sœur quand elle était sur la fin de sa vie, c'est horrible. Je ne la reconnaissais même pas. J'ai déjà tout oublié de cette période.
Bon… je vais arrêter de causer de tout ça maintenant. J'en ai bien assez dit, depuis une semaine.
J'ai écrit un poème aujourd'hui, il est ici. Il n'est pas bien joyeux mais il n'y a ni sang ni fantômes. J'aime ce qui est simple, et j'espère que mon journal l'est.
Aujourd'hui mon père est rentré. C'est chouette. J'ai tout raconté à Noémie cette semaine, elle ne veut plus me voir. Ca c'est pas chouette.
Je vous conseille le journal d'Etoile Fuyante, qui sait ce que c'est que l'anorexie.
Je ne sais pas si je vais continuer ce journal. Bah si, j'ai plein de trucs à dire et je ne pourrai pas m'en empêcher. Mais je vais soit faire une pause de quelques jours, soit écrire juste une ou deux phrases de temps en temps pour dire ce qu'il en est. Et après les vacances je m'y remettrai plus sérieusement. Ne m'en voulez pas si je ne réponds pas tout de suite aux mails durant cette période. Et puis joyeux Noël, chaque semaine mon nombre de lecteurs augmente, et je le dis, parce que je suis sincère, ça me fait trrrrès plaisir. Bisous.

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