Quand ma sur
est revenue chez nous, tout le monde a cru que
le cauchemar était terminé, sauf
moi. Je n'arrivais pas à me convaincre
que les choses étaient si faciles. Tant
qu'elle était retenue à l'hôpital
psychiatrique, elle était obligée
de manger, sinon ils ne l'auraient pas laissée
sortir. Mais maintenant qu'elle était chez
nous, plus rien ne la forçait. Je sais
bien que la médecine fait quelques progrès,
mais tout ce qui touche au mental reste encore
plein de mystères. Alors j'avais de sérieux
doutes.
Mes parents, eux, étaient tout contents
de retrouver leur fille. Avec un poids acceptable
et un physique présentable. Mais ils ont
vite déchanté. Le soir même,
ma sur ne voulait pas manger. Non, elle
décrétait qu'elle avait été
gavée pendant des mois et que donc elle
avait bien droit à une petite pause. Elle
nous a raconté comment elle avait été
nourrie là-bas, à l'hôpital,
à l'entendre parler ça avait l'air
horrible, mais il est certain qu'elle en rajoutait
beaucoup. Et puis, disait-elle, le voyage du retour
lui avait donné mal au cur, elle
ne se sentait pas capable d'avaler quoi que ce
soit. Evidemment ça a gueulé. Mon
père lui disait " Tu vas quand même
pas recommencer ? " Moi j'avais envie de
lui répondre " Ben si qu'est ce que
tu crois
" Bon
Je les ai écoutés
se disputer pendant une bonne heure et je suis
partie, et personne n'a remarqué que je
m'en allais. C'est bizarre, mais j'ai l'impression
que pour moi ma sur est morte ce jour-là.
Presque consciemment je me suis dit " Maintenant
elle ne mangera plus jamais, c'est fini ".
L'affaire était classée.
Les semaines ont passé et sa santé
était en chute libre. Comme je l'ai déjà
dit, elle manipulait tout le monde. Un jour j'ai
eu besoin d'une feuille blanche alors comme d'habitude
je suis allée me servir dans sa chambre.
Et sur le paquet de feuilles il y avait un mot,
bien en évidence " Le poisson n'était
pas frais, je me suis faite vomir ". Pourquoi
a-t-elle laissé ce mot ici ? Elle aurait
voulu que je le lise qu'elle ne s'y serait pas
prise autrement. Car elle le savait très
bien, ma sur, que bien souvent j'allais
emprunter des affaires dans sa chambre, même
que la plupart du temps elle rouspétait
car j'oubliais toujours de les lui rendre. J'ai
lu le mot, j'étais déçue
mais ce n'était qu'une confirmation de
ce que je savais déjà. Alors je
ne lui en ai pas parlé. De toutes façons
on ne parlait jamais de ça, je n'allais
pas faire une exception pour un petit mot de rien
du tout.
Mais quelques jours plus tard, on s'est retrouvées
seules à la maison, un soir. On a mis le
couvert pour manger, et comme il n'y avait rien
dans son assiette je lui ai dit " Tu bouffes
rien ". C'était la première
fois que je lui faisais une remarque de ce genre
depuis des années, depuis le jour où
je l'avais entendue se faire vomir dans les toilettes.
D'abord étonnée que je lui parle
si franchement, elle a ensuite pris son air détaché,
comme d'habitude. Mais moi je n'ai pas lâché,
j'ai continué à lui dire ce que
je pensais d'elle et de sa façon de se
foutre de notre gueule, et surtout de la mienne.
Qu'elle arrête un peu avec ses prétextes
bidons du genre " je suis malade ",
ou " j'ai mal au cur ", ou je
ne sais quoi d'autre. Et puis je savais qu'il
fallait lui parler franchement, et comme j'étais
apparemment la seule à l'avoir compris
j'ai continué. Elle s'est mise en colère,
en criant qu'on ne comprenait rien, et patati
et patata. Moi je lui répondais. Ca a dû
lui faire bizarre, moi qui ne décrochais
jamais un mot d'habitude
En tous cas ça
lui a donné la rage, elle n'arrêtait
plus de crier et elle est sortie de la maison
en claquant la porte. Tant pis.
Elle est revenue un quart d'heure plus tard en
pleurant, elle m'a serrée dans ses bras
en s'excusant, et en me disant qu'elle m'aimait
très fort et qu'elle s'en voulait de s'être
mise en colère
c'était chouette.
Ca m'a beaucoup émue. Et ce soir-là
elle a réussi à manger normalement,
et sans se faire vomir après. Au moins
ça lui a fait un repas de gagné,
c'est déjà ça
Les vacances de Pâques de cette année-là,
je les ai passées chez mes grands-parents,
juste à côté, sur l'île
de Ré. Alors que mon séjour touchait
à sa fin, une nuit j'ai été
réveillée. C'était à
l'aube, j'ai entendu ma grand-mère descendre
et ouvrir la porte, puis j'ai reconnu la voix
de mon père. J'ai tout de suite compris
ce qu'il venait faire ici presque en pleine nuit.
Je les entendais discuter tous les deux, en bas,
je discernais très mal leurs paroles mais
je me doutais bien de quoi il s'agissait. Pas
de pleurs ni de cris, ils étaient tous
les deux très calmes et ils parlaient assez
peu. Je ne sais pas ce qu'ils se sont dit. Je
me rappelle très bien de ce moment, j'étais
dans mon lit, détendue, la lumière
commençait à entrer à travers
les volets, et j'écoutais vaguement ce
qui se disait en bas. Je n'étais même
pas triste, je ne pensais à rien, et surtout
pas à ma sur qui venait de mourir,
car c'est pour ça que mon père était
là, pour nous annoncer la nouvelle.
Et puis je me suis levée, je suis descendue
pieds nus en chemise de nuit dans la cuisine.
Ma grand-mère et mon père m'ont
regardée entrer comme si j'arrivais d'une
autre planète, puis je me suis assise à
la table. Mon père a tout de suite compris
que j'avais tout entendu, et peut-être qu'il
s'est senti soulagé de ne pas avoir à
m'apprendre la chose.
Il y avait déjà plusieurs heures
que ma sur était décédée,
mais mes parents avaient préféré
attendre avant de m'en parler. Attendre que le
corps de ma sur ne soit plus à la
maison, qu'il ait été emmené
par les pompiers. Ils ont eu raison, je n'aurais
pas aimé le voir. Par contre mon petit
frère, qui était en vacances avec
moi, ne le savait pas encore. Il a fallu le lui
annoncer. Alors je me suis rhabillée pour
aller faire un tour dans les petites rues désertes
du village pendant que mon père lui parlait.
Je ne sais pas comment il lui a appris. De toutes
façons, mon petit frère aussi savait
très bien comment les choses se termineraient.
Lui aussi il avait déjà fait le
deuil.
On est rentrés sur La Rochelle. La maison
semblait plus vide, mais moins morbide. Je ne
dis pas qu'elle était plus joyeuse, mais
quand je pensais à ma sur je me disais
qu'elle n'était plus là-haut en
train d'agoniser, dans sa chambre à côté
de la mienne, je me disais qu'elle était
ailleurs. C'était horrible mais la maison,
elle, semblait moins triste. C'est bête.
Avec le recul je me dis que peut-être on
aurait encore pu faire quelque chose pour ma sur.
La faire intégrer à nouveau l'hôpital
psychiatrique, puisque sa vie était en
danger. Mais c'est étrange, j'ai l'impression
que mes parents ont baissé les bras. A
un moment ils se sont résignés,
et ils ont arrêté de se battre. Ma
mère ne conseillait plus à ma sur
d'aller consulter un psy, de même qu'elle
ne lui disait plus rien quand son assiette était
vide. C'est étrange, et dommage car si
ça se trouve il lui restait encore quelques
chances de s'en sortir. Mais c'est facile à
dire avec le recul, et on ne peut en vouloir à
personne. Ma mère s'est battue pendant
quatre années pour sauver sa fille, quatre
années comme celles-ci ça fatigue.
Ma mère n'en pouvait plus.
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