journal intime
71 _ Samedi 21 décembre 2002

Ma soeur (5)

Quand ma sœur est revenue chez nous, tout le monde a cru que le cauchemar était terminé, sauf moi. Je n'arrivais pas à me convaincre que les choses étaient si faciles. Tant qu'elle était retenue à l'hôpital psychiatrique, elle était obligée de manger, sinon ils ne l'auraient pas laissée sortir. Mais maintenant qu'elle était chez nous, plus rien ne la forçait. Je sais bien que la médecine fait quelques progrès, mais tout ce qui touche au mental reste encore plein de mystères. Alors j'avais de sérieux doutes.
Mes parents, eux, étaient tout contents de retrouver leur fille. Avec un poids acceptable et un physique présentable. Mais ils ont vite déchanté. Le soir même, ma sœur ne voulait pas manger. Non, elle décrétait qu'elle avait été gavée pendant des mois et que donc elle avait bien droit à une petite pause. Elle nous a raconté comment elle avait été nourrie là-bas, à l'hôpital, à l'entendre parler ça avait l'air horrible, mais il est certain qu'elle en rajoutait beaucoup. Et puis, disait-elle, le voyage du retour lui avait donné mal au cœur, elle ne se sentait pas capable d'avaler quoi que ce soit. Evidemment ça a gueulé. Mon père lui disait " Tu vas quand même pas recommencer ? " Moi j'avais envie de lui répondre " Ben si qu'est ce que tu crois… " Bon… Je les ai écoutés se disputer pendant une bonne heure et je suis partie, et personne n'a remarqué que je m'en allais. C'est bizarre, mais j'ai l'impression que pour moi ma sœur est morte ce jour-là. Presque consciemment je me suis dit " Maintenant elle ne mangera plus jamais, c'est fini ". L'affaire était classée.
Les semaines ont passé et sa santé était en chute libre. Comme je l'ai déjà dit, elle manipulait tout le monde. Un jour j'ai eu besoin d'une feuille blanche alors comme d'habitude je suis allée me servir dans sa chambre. Et sur le paquet de feuilles il y avait un mot, bien en évidence " Le poisson n'était pas frais, je me suis faite vomir ". Pourquoi a-t-elle laissé ce mot ici ? Elle aurait voulu que je le lise qu'elle ne s'y serait pas prise autrement. Car elle le savait très bien, ma sœur, que bien souvent j'allais emprunter des affaires dans sa chambre, même que la plupart du temps elle rouspétait car j'oubliais toujours de les lui rendre. J'ai lu le mot, j'étais déçue mais ce n'était qu'une confirmation de ce que je savais déjà. Alors je ne lui en ai pas parlé. De toutes façons on ne parlait jamais de ça, je n'allais pas faire une exception pour un petit mot de rien du tout.
Mais quelques jours plus tard, on s'est retrouvées seules à la maison, un soir. On a mis le couvert pour manger, et comme il n'y avait rien dans son assiette je lui ai dit " Tu bouffes rien ". C'était la première fois que je lui faisais une remarque de ce genre depuis des années, depuis le jour où je l'avais entendue se faire vomir dans les toilettes. D'abord étonnée que je lui parle si franchement, elle a ensuite pris son air détaché, comme d'habitude. Mais moi je n'ai pas lâché, j'ai continué à lui dire ce que je pensais d'elle et de sa façon de se foutre de notre gueule, et surtout de la mienne. Qu'elle arrête un peu avec ses prétextes bidons du genre " je suis malade ", ou " j'ai mal au cœur ", ou je ne sais quoi d'autre. Et puis je savais qu'il fallait lui parler franchement, et comme j'étais apparemment la seule à l'avoir compris j'ai continué. Elle s'est mise en colère, en criant qu'on ne comprenait rien, et patati et patata. Moi je lui répondais. Ca a dû lui faire bizarre, moi qui ne décrochais jamais un mot d'habitude… En tous cas ça lui a donné la rage, elle n'arrêtait plus de crier et elle est sortie de la maison en claquant la porte. Tant pis.
Elle est revenue un quart d'heure plus tard en pleurant, elle m'a serrée dans ses bras en s'excusant, et en me disant qu'elle m'aimait très fort et qu'elle s'en voulait de s'être mise en colère… c'était chouette. Ca m'a beaucoup émue. Et ce soir-là elle a réussi à manger normalement, et sans se faire vomir après. Au moins ça lui a fait un repas de gagné, c'est déjà ça…
Les vacances de Pâques de cette année-là, je les ai passées chez mes grands-parents, juste à côté, sur l'île de Ré. Alors que mon séjour touchait à sa fin, une nuit j'ai été réveillée. C'était à l'aube, j'ai entendu ma grand-mère descendre et ouvrir la porte, puis j'ai reconnu la voix de mon père. J'ai tout de suite compris ce qu'il venait faire ici presque en pleine nuit. Je les entendais discuter tous les deux, en bas, je discernais très mal leurs paroles mais je me doutais bien de quoi il s'agissait. Pas de pleurs ni de cris, ils étaient tous les deux très calmes et ils parlaient assez peu. Je ne sais pas ce qu'ils se sont dit. Je me rappelle très bien de ce moment, j'étais dans mon lit, détendue, la lumière commençait à entrer à travers les volets, et j'écoutais vaguement ce qui se disait en bas. Je n'étais même pas triste, je ne pensais à rien, et surtout pas à ma sœur qui venait de mourir, car c'est pour ça que mon père était là, pour nous annoncer la nouvelle.
Et puis je me suis levée, je suis descendue pieds nus en chemise de nuit dans la cuisine. Ma grand-mère et mon père m'ont regardée entrer comme si j'arrivais d'une autre planète, puis je me suis assise à la table. Mon père a tout de suite compris que j'avais tout entendu, et peut-être qu'il s'est senti soulagé de ne pas avoir à m'apprendre la chose.
Il y avait déjà plusieurs heures que ma sœur était décédée, mais mes parents avaient préféré attendre avant de m'en parler. Attendre que le corps de ma sœur ne soit plus à la maison, qu'il ait été emmené par les pompiers. Ils ont eu raison, je n'aurais pas aimé le voir. Par contre mon petit frère, qui était en vacances avec moi, ne le savait pas encore. Il a fallu le lui annoncer. Alors je me suis rhabillée pour aller faire un tour dans les petites rues désertes du village pendant que mon père lui parlait. Je ne sais pas comment il lui a appris. De toutes façons, mon petit frère aussi savait très bien comment les choses se termineraient. Lui aussi il avait déjà fait le deuil.
On est rentrés sur La Rochelle. La maison semblait plus vide, mais moins morbide. Je ne dis pas qu'elle était plus joyeuse, mais quand je pensais à ma sœur je me disais qu'elle n'était plus là-haut en train d'agoniser, dans sa chambre à côté de la mienne, je me disais qu'elle était ailleurs. C'était horrible mais la maison, elle, semblait moins triste. C'est bête.
Avec le recul je me dis que peut-être on aurait encore pu faire quelque chose pour ma sœur. La faire intégrer à nouveau l'hôpital psychiatrique, puisque sa vie était en danger. Mais c'est étrange, j'ai l'impression que mes parents ont baissé les bras. A un moment ils se sont résignés, et ils ont arrêté de se battre. Ma mère ne conseillait plus à ma sœur d'aller consulter un psy, de même qu'elle ne lui disait plus rien quand son assiette était vide. C'est étrange, et dommage car si ça se trouve il lui restait encore quelques chances de s'en sortir. Mais c'est facile à dire avec le recul, et on ne peut en vouloir à personne. Ma mère s'est battue pendant quatre années pour sauver sa fille, quatre années comme celles-ci ça fatigue. Ma mère n'en pouvait plus.

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